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5-.,
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HISTOIRE
DE
LA REFORMATION
nu SEIZIÈME SIÈCF.E.
SE TROUVE AUSSI
A Paris , chez A. Cheebuliez . libraire, rue Saint-André
des Arcs, n*" 68.
— Strasbourg y chez Treuttel et ^^'uRTZ . libraires.
— faïence, chez AIarc Acrel tVeres . libraires.
— Amsterdam , chez H. Hoeveker , libraire.
— Francfort, chez S. Schmerber. libraire.
— Londres , chez Dhleau et C'% libraires.
— — chez W.^LTHER , Piccadilly, n" ^2.
— Lausanne, chez M. Duclou.\ . libraire.
— Xeuchàtel , chez J. P. Michaud, libraire.
Paris — TypofTiphie de FIRMIK DIDOT frerrs rue Jacob, t*
HISTOIPiE
DE LA
RÉFORMATION
DU SEIZIÈME SIECLE,
PAR J. H. MERLE D'AURIGNÉ.
J'appelle accessoire , l'eslat des affaires de ceate vie
cadaqae et transitoire. J'appelle principal , le goa-
Ternemeat spirituel anqnel relait souveraioement fa
profidence de Dieu.
Théodor-E de Bèze.
:boisième édition.
Zowu Premier.
PARIS,
FIRMIN DIDOT FRÈRES, LIBRAIRES,
RCE JACOB , 56 ;
DELAY, LIBRAIRE, RLE BASSE DU REMPART, 63.
GENÈVE,
KAUFMANN , LIBRAIRE.
M DCCC XLIL
AU6 2 7 W6*
PREFACE.
Cr: n'est pas Thistoire d'un parti que je me pro-
pose d'écrire, c'est celle de l'une des plus grandes
révolutions qui se soient opérées dans l'humanité ,
celle d'une impulsion puissante donnée, il y a trois
siècles, au monde, et dont l'influence s'aperçoit en-
core partout de nos jours. L'histoire de la réforma-
tion est autre chose que l'histoire du protestantisme.
Dans la première, tout porte la marque d'une régé-
nération de l'humanité, d'une transformation reli-
gieuse et sociale qui émane de Dieu. Dans la seconde,
ou voit trop souvent une dégénération notable des
principes primitifs, le jeu des partis, l'esprit de secte,
l'empreinte de petites individualités. L'histoire du
protestantisme pourrait n'intéresser que les protes-
tants. L'histoire de la réformation est pour tous les
chrétiens , ou plutôt pour tous les hommes.
li'historien peut choisir dans le champ qui s'offre
à ses travaux ; il peut décrire les grands événements
qui changent la face d'un peuple ou la face du monde :
ou bien il peut raconter ce cours tranquille et pro-
gressif ou d'une nation, ou de l'Eglise, ou de l'huma-
L I
2 PREFACE.
nité , qui succède d'ordinaire à de puissantes mutations
sociales. Ces deux champs de l'histoire sont d'une
haute importance. Mais l'intérêt a paru se porter de
préférence sur ces époques qui , sous le nom de ré-
volutions, enfantent un peuple ou la société tout
entière à une nouvelle ère et à une nouvelle vie.
C'est une telle transformation qu'avec de très-pe-
tites forces j'essaye de décrire, espérant que la beauté
du sujet suppléera à mon insuffisance. Le nom de
révolution que je lui donne est discrédité de nos jours
auprès de plusieurs, qui le confondent presque avec
révolte. C'est à tort. Une révolution est un change-
ment qui s'opère dans les choses du monde. C'est
quelque chose de nouveau qui se déroule (re^o/p'o)
du sein de l'humanité; et même ce mot, avant la fin
du dernier siècle, a été pris plus souvent en un bon
qu'en un mauvais sens : une heureuse, a-t-on dit,
une merveilleuse révolution. La réformation étant le
rétablissement des principes du christianisme primitif,
est le contraire d'une révolte. Elle a été un mouve-
ment régénérateur pour ce qui devait revivre, mais
conservateur pour ce qui doit toujours subsister. Le
christianisme et la réformation , tout en établissant
le grand principe de l'égalité des âmes devant Dieu,
tout en renvei'sant les usurpations d'un sacerdoce su-
perbe qui prétendait s'établir entre le Créateur et sa
créature, posent comme principe primitif de Tordre
social, qu'il n'y a point de puissance qui ne vienne
de Dieu, et crient à tons les hommes : «Aimez tous
« vos frères; craignez Dieu; honorez le roi. «
La réformation se distingue éminemment des révo-
jtjtions de l'antiquité, et de la plupart de celles des
PREFACE. 3
temps modernes. Dans celles-ci , c'est de changements
politiques qu'il est question , c'est d'établir ou de ren-
verser la domination d'un seul ou celle de plusieurs.
L'amour de la vérité, de la sainteté, de l'éternité, fut
le ressort simple et puissant qui opéra celle que nous
avons à décrire. Elle signale une marche progressive
dans l'humanité. En effet, si l'homme, au lieu de ne
rechercher que des intérêts matériels , temporels, ter-
restres, se propose un but plus élevé, et recherche
des biens immatériels et immortels, il avance, il pro-
gresse. La réformation est l'un des plus beaux jours
de cette marche glorieuse. Elle est un gage que la
lutte nouvelle qui maintenant s'accomplit, se termi-
nera, pour la vérité, par un triomphe plus pur, plus
spirituel et plus magnifique encore.
Le christianisme et la réformation sont les deux
plus grandes révolutions de l'histoire. Elles ne s'opé-
rèrent pas seulement chez un peuple, comme les di-
vers mouvements politiques que l'histoire nous ra-
conte, mais chez plusieurs peuples, et leurs effets
doivent se faire ressentir jusqu'au bout du monde.
Le christianisme et la réformation sont la même
révolution, mais opérée à des époques et au milieu
de circonstances différentes. Elles sont dissemblables
dans des traits secondaires; elles sont une dans les
lignes premières et principales. I>'une est une répéti-
tion de l'autre. L'une finit le monde ancien, l'autie
commença le monde nouveau; entre elles est l'âge
moyen. L'une est la mère de l'autre, et si la fille, à
quelques égards, porte des marques d'infériorité, elle
a d'un autre côté des caractères qui lui sont tout à
fait propres.
I.
4 PREFACE.
La promptitude de son action est l'un de ces carac-
tères. Les grandes révolutions qui ont amené la chute
d'une monarchie, le changement de tout un système
politique, ou qui ont lancé l'esprit humain dans une
nouvelle carrière de développements, ont été lente-
ment, graduellement préparées; l'ancien pouvoir a
été longtemps miné, et l'on en a vu les principaux
appuis peu à peu disparaître. Il en fut même ainsi
lors de l'introduction du christianisme. Mais la réfor-
mation semble au premier coup d'œil nous présenter
un autre aspect. l'Eglise de Rome paraît sous Léon X
dans toute sa force et sa gloire. Un moine parle, et
dans la moitié de l'Europe, cette puissance et cette
gloire s'écroulent. Cette révolution rappelle les pa-
roles par lesquelles le Fils de Dieu annonce son se-
cond avènement : « Comme l'éclair sort de l'Orient et
se fait voir jusqu'à l'Occident, il en sera de même de
l'avènement du Fils de l'homme, w
Cette promptitude est inexplicable pour ceux qui
ne voient dans ce grand événement qu'une réforme ,
qui en font simplement un acte de critique, lequel
consista à faire un choix parmi les doctrines, à lais-
ser les unes, à garder les autres, et à coordonner
celles qu'on avait retenues, de manière à en faire un
ensemble nouveau.
Comment tout un peuple, comment plusieurs peu-
ples eussent-ils fait si promptement un si pénible tra-
vail? Comment cet examen critique eût-il allumé ce
feu de l'enthousiasme, qui est nécessaire à de grandes
et surtout à de promptes révolutions? Mais la réfor-
mation fut tout autie chose; et c'est ce cpie son his-
toire montrera. Elle fut une nouvelle effusion de cette
PRÉFACE. 5
vie que le christianisme a apportée au monde. Elle
fut le triomphe de la plus grande des doctrines, de
celle qui anime ceux qui l'embrassent , de l'enthou-
siasme le plus pur et le plus puissant, la doctrine de
la foi , la doctrine de la grâce. Si la réformation eût
été ce que s'imaginent de nos jours beaucoup de ca-
tholiques et beaucoup de protestants; si elle eût été
ce système négatif d'une raison négative, qui rejette
enfantinement ce qui lui déplaît, et méconnaît les
grandes idées et les grandes vérités du christianisme
universel , elle n'eût jamais dépassé les limites étroites
d'une académie, d'un cloître, d'une cellule. Mais elle
n'eut aucun rapport avec ce que la plupart entendent
par protestantisme. Loin d'être un corps amaigri,
épuisé, elle se leva comme un homme plein de puis-
sance et de feu.
Deux considérations expliquent la promptitude et
l'étendue de cette révolution. L'une doit être cher-
chée en Dieu, et l'autre parmi les hommes. L'impul-
sion fut donnée par une main invisible et puissante,
et le changement qui s'accomplit fut une œuvre de
Dieu. Voilà la conclusion à laquelle est nécessaire-
ment amené un observateur impartial, attentif, et
qui ne s'arrête pas à la superficie. Mais il reste à
l'historien un autre travail, car Dieu agit par des
causes secondes. Plusieurs circonstances souvent ina-
perçues préparèrent peu à peu les hommes à la grande
transformation du seizième siècle, en sorte que l'es-
prit humain était mûr quand rhe\ire de son émanci-
pation sonna.
La tâche de l'historien est de réunir ces deux grands
éléments dans le tableau qu'il présente. C'est ce qu'on
6 PRÉFACE.
a cherché à faire dans cette histoire. On nous com-
prendra facilement quand nous nous appHquerons à
découvrir les causes secondes qui contribuèrent à
amener la révolution que nous devons décrire. Plu-
sieurs nous comprendront moins bien peut-être, et
seront même tentés de nous taxer de superstition ,
quand nous attribuerons à Dieu l'accomplissement
de cette œuvre. C'est cependant là l'idée qui nous est
particulièrement chère. Cette histoire, ainsi que l'in-
dique l'épigraphe que nous lui avons donnée, pose
avant tout et en tête ce principe simple et fécond :
DiiiU DANS l'histoire. Mais ce principe est généra-
lement négligé et quelquefois contesté. Il nous paraît
donc convenable d'exposer sur ce sujet notre manière
de voir, et de justifier ainsi la méthode que nous
avons suivie.
L'histoire ne saurait plus être de nos jours cette
lettre morte des événements, que la plupart des his-
toriens antérieurs se sont bornés à nous faire connaî-
tre. On a compris qu'il y a dans l'histoire, comme
dans l'homme, deux éléments, la matière et l'esprit.
Nos grands écrivains ne pouvant se résigner à pro-
duire simplement un récit matériel , qui ne serait
qu'une chronique stérile, ont cherché un principe
de vie, propre à animer les matériaux des siècles
passés.
Les uns ont emprunté à l'art ce principe; ils ont
cherché la naïveté, la vérité, le pittoresque de la des-
cription, et ont tâcbé de faire vivnî leur récit de la
vie des événements mêmes.
D'autres ont demandé à la philosophie l'esprit qui
PRÉFACE. 7
devait féconder leurs travaux. Ils ont uni aux événe-
ments, des vues, des enseignements, des vérités poli-
tiques et philosophiques , et ont animé leurs récits du
sens qu'ils en ont fait jaillir, et des idées qu'ils ont
su y rattacher.
Ces deux procédés sont bons sans doute, et doi-
vent être employés dans certaines limites. Mais il est
une autre source à laquelle il faut avant tout deman-
der l'intelligence, l'esprit et la vie des temps passés :
c'est la religion. Il faut que l'histoire vive de la vie
qui lui est propre, et cette vie, c'est Dieu. Dieu doit
être reconnu , Dieu doit être proclamé dans l'histoire.
L'histoire du monde doit être signalée comme les an-
nales du gouvernement du roi souverain.
Je suis descendu dans la lice oii m'appelaient les
récits de nos historiens. J'y ai vu les actions des hom-
mes et des peuples se développer avec énergie , s'en-
tre-choquer avec violence; j'ai entendu je ne sais
quel cliquetis d'armes ; mais on ne m'a montré nulle
part la figure majestueuse du juge qui préside au
combat.
Et pourtant, il y a un principe de vie émanant
de Dieu dans tous les mouvements des peuples. Dieu
se trouve sur cette vaste scène où viennent successi-
vement s'agiter les générations des hommes. Il y est,
il est vrai, un Dieu invisible; mais si la multitude
profane passe devant lui, sans s'en soucier, parce qu'il
se cache, les âmes profondes, les esprits qui ont be-
soin du principe même de leur existence, le cher-
chent avec d'autant plus d'ardeur, et ne sont satisfaits
que lorsqu'ils se sont prosternés à ses pieds. Et leurs
recherches sont magnifiquement récompensées. Car
8 PREFACE.
des hauteurs où ils ont dû parvenir pour rencontrer
Dieu, riiistoire du monde, au lieu de leur présenter,
comme à la foule ignorante, im chaos confus, leur
apparaît comme un temple majestueux auquel la main
invisible de Dieu même travaille , et qui s'élève à sa
gloire sur le roc de l'humanité.
Ne verrons-nous pas Dieu dans ces grandes appa-
ritions, ces grands personnages, ces grands peuples,
qui se lèvent, sortent tout à coup, pour ainsi dire,
de la poudre de la terre, et donnent à l'humanité une
impulsion, une forme, une destinée nouvelle? Ne le
verrons-nous pas dans ces héros qui jaillissent de la
société, à des époques déterminées, qui déploient une
activité et une puissance au-dessus des limites ordi-
naires de la puissance humaine, et autour desquels
se groupent, sans hésiter, comme autour d'un pou-
voir supérieur et mystérieux, les Individus et les peu-
ples? Qui les a poussées dans l'espace du temps, ces
comètes à l'apparence gigantesque, à la queue flam-
boyante, qui ne paraissent qu'à de longs intervalles,
répandant sur la troupe superstitieuse des mortels,
ou l'abondance et la joie, ou les fléaux et la terreur?
Qui, si ce n'est Dieu? Alexandre cherche son origine
dans les demeures de la Disinite. Et dans le siècle le
plus irréligieux, il n'est pas de grande gloire qui
ne s'efforce de se rattacher de quelque manière au
ciel.
Et ces révolutions qui viennent précipiter d^s races
de rois, ou même des peuples tout entiers dans la
poussière , ces décombres immenses que l'on rencontre
au milieu des sables , ces ruines majestueuses que pré-
sente le champ derhumanitc, ne crient-tulles pas assez
PREFACE. 9
fort : jyiea dans V histoire? Gibbon assis au milieu
des restes du Capitole, et en contemplant les décom-
bres augustes, y reconnaît l'intervention d'un destin
supérieur. Il la voit, il la sent; en vain voudrait-il
détourner les yeux : cette ombre d'une mystérieuse
puissance reparaît derrière chaque ruine, et il conçoit
l'idée d'en décrire l'influence, dans Tbistoire de la dés-
organisation , de la décadence et de la corruption de
ce pouvoir romain qui avait asservi les peuples. Cette
main puissante qu'aperçut à travers les débris épars
des monuments de Romulus, des reliefs de Marc-Au-
rèle, des bustes de Cicéron et de Virgile, des statues
de César et d'Auguste, des trophées deTrajan, et des
chevaux de Pompée, un homme d'un génie admira-
ble, mais qui n'avait point fléchi le genou devant
Jesus-Christ, ne la découvrirons-nous pas au milieu
de toutes les ruines, et ne la reconnaîtrons-nous pas
pour celle de notre Dieu?
Chose étonnante ! des hommes élevés au milieu des
grandes idées du christianisme traitent de superstition
cette intervention de Dieu dans les choses humaines ,
elles païens eux-mêmes l'avaient reconnue!
Le nom que l'antiquité hellénique a donné au Dieu
souverain, nous montre qu'elle avait reçu des révéla-
tions primitives de cette grande vérité d'un Dieu,
principe de l'histoire et de la vie des peuples. Elle l'a
appelé Zeus^ , c'est-à-dire, celui qui donne la vie à
tout ce qui vit, aux individus et aux nations. C'est à
ses autels que les rois et les peuples viennent prêter
leurs serments, et c'est de ses mystérieuses inspira-
\ iJe vccw, je vis.
To PREFACE.
lions que Minos et d'autres législateurs prétendent
avoir reçu leurs lois. II y a plus; cette grande vérité
est figurée par l'un des plus beaux mythes de l'anti-
quité païenne. La mythologie elle-même pourrait en-
seigner les sages de nos jours : il nous semble que
c'est un fait qu'il est permis de constater; et peut-être
en est-il qui opposeront moins de préjugés aux ins-
tructions du paganisme qu'à celles du christianisme
lui-même. Ce Zeus, ce Dieu souverain, cet Esprit
éternel, ce Principe de vie, est père de Clio, muse de
l'histoire , qui a pour mère Mnémosyne ou la mé-
moire. L'histoire réunit ainsi , selon l'antiquité , une
nature céleste et une nature terrestre. Elle est fille de
Dieu et de l'homme. Mais, hélas! la sagesse à courte
vue de nos jours orgueilleux est loin de ces hauteurs
de la sagesse païenne. On a ôté à l'histoire son divin
père, et fille illégitime, aventurière hardie, elle s'en
va çà et là dans le monde, sans trop savoir d'où elle
vient ni d'où elle sort.
Mais cette divinité de l'antiquité païenne n'est
qu'un pâle reflet, une ombre incertaine de l'Eternel ,
de Jéhovah. Le vrai Dieu que les Hébreux adorent
veut imprimer dans l'esprit de tous les peuples qu'il
règne perpétuellement sur la terre : et à cet effet, il
donne, si je puis ainsi dire, un corps à ce règne au
milieu d'Israël. Une théocratie visible dut exister une
fois sur la terre, pour rappeler sans cesse cette théo-
cratie invisible qui à jamais gouvernera le monde.
Et quel éclat cette grande vérité : Dieu dans l'his-
toire, ne reçoit -elle pas sous l'économie chrétienne!
Qu'est-ce que Jésus-Christ si ce n'est Dieu dans l'his-
toire? C'est la découverte de Jésus-Christ qui fit com-
PREFACE. 1 1
prendre l'iiistoire au prince des historiens modernes,
à Jean de Miiller. « L'Évangile, dit-il, est l'accomplis-
« sèment de toutes les espérances, le point de perfec-
« tion de toute la philosophie, l'explication de toutes
« les révolutions, la clef de toutes les contradictions
« apparentes du monde physique et moral , la vie et
«l'immortalité. Depuis que je connais le Sauveur,
« tout est clair à mes yeux ; avec lui il n'est rien que
« je ne puisse résoudre ^ »
Ainsi parle ce grand historien; et en effet, n'est-ce
pas la clef de la voûte , n'est-ce pas le nœud mysté-
rieux qui lie ensemble toutes les choses de la terre et
les rattache au ciel , que Dieu a paru dans la nature
humaine? Il y a une naissance de Dieu dans l'histoire
du monde, et Dieu ne serait pas dans l'histoire! Jé-
sus-Christ est le véritable Dieu de l'histoire des hom-
mes. La petitesse même de son apparence le démontre.
Si l'homme veut élever sur la terre un ombrage, un
abri, attendez les préparatifs, les matériaux, les écha-
fauds, les ouvriers, les gravois, les fossés, les encom-
bres Mais Dieu, s'il veut le faire, prend la plus
petite semence que l'enfant qui vient de naître eiit
enfermée dans sa faible main, il la dépose dans le sein
de la terre, et parce grain, imperceptible dans son
commencement, il produit cet arbre immense sous
lequel les familles des hommes peuvent trouver leur
ombrage. Faire de grandes choses avec d'impercepti-
bles moyens, voilà la loi de Dieu.
Cette loi trouve en Jésus-Christ son plus magnifi-
que accomplissement. Le christianisme, qui a pris
I Letu-e à Charles Bonnet.
12 PREFACE.
maintenant possession des portes des peuples , qui
règne ou qui plane à cette heure sur toutes les tribus
de la terre, de l'orient au couchant, et que la philo-
sophie incrédule elle-même est obligée de reconnaître
comme la loi spirituelle et sociale de cet univers, le
christianisme, ce qu'il y a de plus grand sous la voûte
des cieux, que dis-je? dans l'immensité infinie de la
création, quel a été son commencement?.,. Un enfant
né dans la plus petite ville de la nation la plus mé-
prisée de la terre, un enfant dont la mère n'a pas eu
même ce qu'a la plus indigente, la plus misérable
femme de l'une de nos cités, une chambre pour mettre
au monde; un enfant né dans une étable, et couché
dans une crèche O Dieu ! je te reconnais là et je
t'adore!....
La réformation a connu cette loi de Dieu et a eu
la conscience qu'elle l'accomplissait. L'idée que Dieu
est dans l'histoire fut souvent émise par les réfor-
mateurs. Nous la trouvons en particulier exprimée
une fois par Luther, sous l'une de ces figures fami-
lières et bizarres, mais non sans quelque grandeur,
dont il aimait à se servir pour être compris du peu-
ple. «Le monde, » disait-il un jour dans une conver-
sation de table avec ses amis, « le monde est un vaste
« et magnifique jeu de cartes, composé d'empereurs,
« de rois, de princes, etc. Le pape, pendant plusieurs
« siècles, a vaincu les empereurs, les princes et les
«rois. Us ont plié et sont tombés sous lui. Alors
« notre Seigneur Dieu est venu. Il a donné les cartes :
« il a pris pour lui la plus petite (^Luther), et avec elle
« il a battu le pape, ce vainqueur des rois de la terre...
« C'est l'as de Dieu. Jl a renversé de dessus leurs troncs
PRÉFACE. i3
'( les puissants, et il a élevé les petits, dit Marie '. »
L'époque dont je désire retracer l'histoire est im-
portante pour le temps actuel. L'homme, quand il
sent sa faiblesse, est généralement porté à chercher
son secours dans les institutions qu'il voit debout au-
tour de lui, ou dans des inventions hasardées de son
imagination. L'histoire de la réformation montre que
l'on ne fait rien de nouveau avec des choses vieilles,
et que si, selon la parole du Sauveur, il faut des
vaisseaux neufs pour du vin nouveau , il faut aussi du
vin nouveau pour des vaisseaux neufs. Elle adresse
l'homme à Dieu qui opère tout dans l'histoire ; à cette
Parole divine, toujours ancienne par l'éternité des
vérités qu'elle renferme, toujours nouvelle par l'in-
fluence régénératrice qu'elle exerce, qui épura, il y
a trois siècles, la société, qui rendit alors la foi en
Dieu aux âmes que la superstition avait affaiblies, et
qui, à toutes les époques de l'humanité, est la source
d'où procède le salut.
Il est singulier de voir un grand nombre des hom-
mes qu'agite a. cette heure un besoin vague de croire
à quelque chose de fixe , s'adresser maintenant au
vieux catholicisme. En un sens, ce mouvement est
naturel; la religion est si peu connue, que l'on ne
pense pas la trouver ailleurs que là où on la voit affi-
chée en gi'andes lettres sur une enseigne que le temps
a rendue respectable. Nous ne disons pas que tout
catholicisme soit incapable de donner à l'homme ce
dont il a besoin. Nous croyons qu'il faut distinguer
I Discours de table, ou Colloquia.
ï4 PRÉFACE.
soigneusement le catholicisme de la papauté. La pa-
pauté est, selon nous, un système erroné et destruc-
teur ; mais nous sommes loin de confondre le catho-
licisme avec elle! Que d'hommes respectables, que de
vrais chrétiens n'a pas renfermés l'Église catholique!
Quels services immenses le catholicisme n'a-t-il pas
rendus aux peuples actuels , au moment de leur for-
mation , dans un temps oii il était encore fortement
imprégné d'Evangile, et où la papauté ne se dessinait
encore au-dessus de lui que comme une ombre incer-
taine! Mais nous n'en sommes plus à ces temps. On
s'efforce de nos jours de rattacher le catholicisme à la
papauté; et si l'on présente des vérités catholiques
chrétiennes, ce ne sont guère que des appâts dont
on se sert pour attirer dans les filets de la hiérarchie;
il n'y a donc rien à attendre de ce c6té-là. La papauté
a-t-elle renoncé à une de ses pratiques, de ses doc-
trines, de ses prétentions? Cette religion, qui n'a pu
être supportée par d'autres siècles, ne le sera-t-elle
pas bien moins encore par le notre? Quelle régéné-
ration a-t-on jamais vu émaner de Rome? Est-ce de
la hiérarchie pontificale, toute remplie de passions
terrestres , que peut provenir l'esprit de foi , de cha-
rité, d'espérance, qui seul nous sauvera? Est-ce un
système épuisé, qui n'a pas de vie pour lui-même, qui
lutte partout avec la mort, et qui ne subsiste que par
des secours pris en dehors de lui , qui pouna donner
de la vie à d'autres, et animer la société chrétienne
du souffle céleste dont elle a besoin ?
Ce vide du cœur et de l'esprit qui commence à
agiter plusieurs de nos contemporains, en portera-t-il
d'autres à s'adresser au nouveau proleslantisme, qui
PREFACE.
1 D
en plusieurs lieux a succédé aux puissantes doctrines
du temps des apôtres et des réformateurs? Un grand
vague de doctrine règne dans plusieurs de ces Églises
réformées , dont les membres primitifs ont scellé de
leur sang la foi précise et vivante qui les animait.
Des hommes remarquables par leurs lumières, sensi-
bles à tout ce que cette terre présente de beau , s'y
trouvent emportés dans de singulières aberrations.
Une foi générale à la divinité de l'Évangile est le seul
étendard que l'on veuille maintenir. Mais qu'est-ce
que cet Évangile? C'est là la question essentielle : et
pourtant ici l'on se tait, ou bien chacun parle à sa
manière. Que sert de savoir qu'il y a au milieu des
peuples un vase que Dieu a déposé pour les guérir,
si l'on ne se soucie pas de son contenu, si l'on ne
s'efforce pas de se l'approprier? Ce système ne peut
remplir le vide du temps actuel. Tandis que la foi
des apôtres et des réformateurs se montre mainte-
nant partout active et puissante pour la conversion
du monde, ce système vague ne fait rien, n'éclaire
rien , ne vivifie rien.
Mais ne soyons pas sans espérance. Le catholicisme
romain ne confesse-t-il pas les grandes doctrines du
christianisme, ce Dieu Père, Fils et Saint-Esprit,
Créateur, Sauveur et Sanctificateur, qui est la vérité?
Le protestantisme vague ne tient-il pas en main K-
Livre de vie qui est suffisant pour enseigner, pour
convaincre, pour instruire selon la justice? Et que
d'âmes droites, nobles aux yeux des hommes, aima-
bles aux yeux de Dieu, ne se trouvent pas parmi
ceux.qui sont soumis à ces deux systèmes! Comment
no pas les aimer ? comment ne pas désirer ardemment
i6 PRÉFACE,
leur complet affranchissement des éléments humains?
La charité est vaste; elle embrasse les opinions les
plus éloignées, pour les entraîner aux pieds de Jésus-
Christ.
Déjà il est des signes qui montrent que ces deux
opinions extrêmes sont en marche pour se l'appro-
cher de Jésus-Christ, qui est le centre de la vérité.
N'est-il pas quelques églises catholiques romaines où
la lecture de la Bible est recommandée et pratiquée?
et quant au rationalisme protestant, que de pas il a
déjà faits! Il n'est point sorti de la réformation, car
l'histoire de cette grande révolution prouvera qu'elle
fut une époque de foi; mais ne peut-on pas espérer
qu'il s'en rapproche ? La force de la vérité ne sortira-
t-elle pas pour lui de la Parole de Dieu, et ne vien-
dra-t-elle pas le transformer ? Déjà l'on voit souvent
en lui un sentiment religieux, insuffisant sans doute,
mais qui est un mouvement vers la saine doctrine,
et qui peut faire espérer des progrès définitifs.
Mais le nouveau protestantisme, comme le vieux
catholicisme, sont, en eux-mêmes, hors de question
et hors de combat. Il faut autre chose pour rendre
aux hommes de nos jours la puissance qui sauve. Il
faut quelque chose qui ne soit pas de l'homme, mais
qui vienne de Dieu. « Que l'on me donne, disait
« Archimède, un point hors du monde, et je l'eniè-
<f verai de ses pôles. » Le vrai christianisme est ce
point hors du monde , qui déplace le cœur de l'homme
du double pivot de l'égoïsme et de la sensualité, et
qui déplacera un jour le monde tout entier de sa
mauvaise voie, et le fera tourner sur un axe nouveau
de justice et de paix.
PRÉFACE. 17
Toutes les fois qu'il a été question de religion, il
y a eu trois objets sur lesquels l'attention a été por-
tée : Dieu, l'homme, le prêtre. Il ne peut y avoir que
trois espèces de religion sur la terre, suivant que c'est
Dieu , l'homme ou le prêtre qui en est l'auteur et le
chef. J'appelle religion du prêtre, celle qui est in-
ventée par le prêtre, pour la gloire du prêtre, et où
une caste sacerdotale domine. J'appelle religion de
l'homme, ces systèmes, ces opinions diverses que se
fait la raison humaine, et qui, créés par l'homme
malade , sont par conséquent privés de toute force
pour le guérir. J'appelle religion de Dieu, la vérité
telle que Dieu lui-même l'a donnée , et qui a pour
but et pour effet la gloire de Dieu et le salut de
l'homme.
Le hiérarchisme ou la religion du prêtre, le chris-
tianisme ou la religion de Dieu , le rationalisme ou
la religion de l'homme , voilà les trois doctrines qui
se partagent de nos jours la chrétienté. Il n'y a aucun
salut ni pour l'homme, ni pour la société, soit dans
le hiérarchisme, soit dans le rationalisme. Le chris-
tianisme seul donnera la vie au monde; et malheu-
reusement des trois systèmes dominants il n'est pas
celui qui compte le plus de sectateurs.
11 en a cependant.; I^e christianisme opère sou
œuvre de régénération chez beaucoup de catholiques
de l'Allemagne, et sans doute d'autres contrées encore.
Il l'accomplit avec plus de pureté et de force , selon
nous, parmi les chrétiens évangéliques de la Suisse,
de la France, de la Grande-Bretagne, des Etats-
Unis, etc. Dieu soit béni de ce que les régénérations
individuelles ou sociales que l'Evangile produit ne
1. 2
i8 PRÉFACE.
sont plus de nos jours de ces raretés qu'il faut alïer
chercher dans d'antiques annales.
C'est l'histoire de la réformation en général que je
désire écrire. Je me propose de la suivre chez les di-
vers peuples, de montrer que les mêmes vérités ont
produit partout les mêmes effets, mais de signaler
aussi les diversités qui proviennent du caractère dif-
férent des nations. Et d'abord , c'est surtout en Alle-
magne qu'on trouve le type primitif de la réforme ;
c'est là qu'elle présente les développements les plus
organiques; c'est là principalement qu'elle porte le
caractère d'une révolution qui n'est pas limitée à tel
ou tel peuple, mais qui concerne le monde universel,
La réformation en Allemagne est l'histoire fondamen-
tale de la réforme ; elle est la grande planète ; les autres
réformations sont les planètes secondaires, qui tour-
nent avec elle, éclairées du même soleil, coordonnées
dans le même système, mais ayant une existence pro-
pre, répandant chacune un éclat différent, et possé-
dant toujours leur beauté particulière. On peut appli-
quer aux réformations du seizième siècle, cette parole
de saint Paul : « Autre est la gloire du soleil, et
a autre la gloire de la lune, et autre la gloire des
a étoiles; et une étoile est différente d'une autre
« étoile en gloire. w (i Cor. xv, ^i.) La réformation
suisse s'opéra en même temps que la réforme alle-
mande et indépendamment d'elle, et présenta, surtout
plus tard, quelques-uns de ces grands traits qui se trou-
vent dans la réformation germanique. La réforme
d'Angleterre se recommande d'une manière toute par-
ticulière à notre attention par l'influence puissante
que l'Eglise de ce rovaume exerce maintenant sur le
PRÉFACE. 19
monde universel. Mais des souvenirs de famille et de
refuo^e, la pensée de combats, de souffrances, d'exils
soutenus pour la cause de la rëformation en France,
prêtent pour moi à la réforme française un attrait
particulier; considérée en elle-même, et déjà dans la
date de son origine, elle offre d'ailleurs des beautés
qui lui sont propres.
Je crois que la réformation est une œuvre de Dieu;
on a pu le voir. Cependant, j'espère être impartial en
en retraçant l'histoire. Je pense avoir parlé des prin-
cipaux acteurs catholiques romains de ce grand drame,
de Léon X, d'Albert de Magdebourg, de Charles-
Quint, du docteur Eck , par exemple, d'une manière
plus favorable que ne l'ont fait la plupart des histo-
riens. D'un autre coté, je n'ai point voulu cacher les
défauts et les fautes des réformateurs.
Dès l'hiver de i83r à i832, j'ai fait des lectures
publiques sur l'époque de la réformation. Je publiai
alors mon discours d'ouverture ^ Ces cours ont servi
de travail préparatoire à l'histoire que je livre main-
tenant au public.
Cette histoire a été puisée dans les sources avec
lesquelles m'ont familiarisé un long séjour en Alle-
magne, dans les Pavs-Bas et en Suisse , et l'étude dans
les langues originales des documents relatifs à l'histoire
religieuse de la Grande-Bretagne et de quelques au-
tres contrées encore. On trouve ces sources indiquées
en notes dans le cours de l'ouvrage : il est donc inu-
tile de les citer ici.
i Discours sur l'étude de l'histoire du christianisme, et son
utilité pour l'époque actuelle. Paris, i83a, chez T. J. Risler,
■2.
20 PREFACE.
J'aurais désiré justifier par beaucoup de notes ori-
ginales les diverses parties de mon récit : j'ai craint
que, longues et fréquentes, elles n'interrompissent le
cours de la narration d'une manière désagréable pour
le lecteur. Je me suis donc borné à quelques passages
qui me paraissaient propres à mieux l'initier à l'his-
toire que je raconte.
J'adresse cette histoire à ceux qui aiment à voir les
choses passées simplement comme elles furent, et no»
à l'aide de ce verre magique du génie qui les colore,
les agrandit, mais quelquefois aussi les diminue ou
les altère. Ce n'est ni la philosophie du dix-huitième
siècle, ni le romantisme du dix-neuvième, qui me
fourniront mes jugements et mes couleurs; j'écris
l'histoire de la réformation dans l'esprit de cette œuvre
elle-même. Les principes, a-t-on dit, ne sont pas mo-
destes. Leur nature est de dominer, et ils en reven-
diquent imperturbablement le bénéfice. Rencontrent-
ils sur leur chemin d'autres principes qui veuillent
leur contester l'empire, ils leur livrent bataille aussi-
tôt. Un principe ne se repose que lorsqu'il a vaincu.
Et il n'en peut être autrement, régner est sa vie; s'il
ne règne pas, il est mort. Ainsi, tout en déclarant
que je ne puis ni ne veux rivaliser avec d'autres his-
toriens de la réformation , je fais ma réserve pour les
principes sur lesquels cette histoire repose , et je main-
tiens inébraulablement leur supériorité.
Jusqu'à cette heure nous ne possédons pas , ce me
semble, en français, une histoire de la mémorable
époque qui va m'occuper. Rien n'annonçait qu'une
telle lacune dût être remplie quand j'ai commencé
cet ouvrage. Cette circonstance seule a pu me porter
PREFACE. 2 1
à l'entreprendre, et je l'allègue ici comme ma justifi-
cation. La lacune existe encoi-e; et je demande à Celui
duquel procède tout ce qui est bon, de faire que ce
faible travail ne demeure pas stérile pour quelques-
uns de ceux qui le liront.
Aux Eaux-Vives, près Genève , août i835.
HISTOIRE
DK
LA RÉFORMATION
DU SEIZIÈME SIÈCLE.
LIVRE PREMIER.
ETAT DES CHOSES AVANT LA REFORMATION.
J_JE monde atïaibli chancelait sur ses bases quand
le christianisme parut. Les religions nationales,
qui avaient snffi aux pères, ne satisfaisaient plus
les enfants. La nouvelle génération ne pouvait plus
se caser dans les anciennes formes. Les dieux de
toutes les uations, transportés dans Rome, y
avaient perdu leurs oracles, comme les peuples
y avaient perdu leur liberté. Mis face à face dans
leCapitole, ils s'étaient mutuellement détruits, et
leur divinité avait disparu. Un grand vide s'était
fait dans la religion du monde.
aZj LE CHRISTIANISME.
Un certain déisme, dépourvu d'esprit et de vie,
surnagea pendant quelque temps au-dessus de
l'abîme où s'étaient englouties les vigoureuses
superstitions des anciens. Mais, comme toutes les
croyances négatives, il ne pouvait édifier. Les
étroites nationalités tombèrent avec leurs dieux.
Les peuples se fondirent les uns dans les autres.
En Europe, en Asie, en Afrique, il n'y eut plus
qu'un empire, et le genre humain commença à
sentir son universalité et son unité.
Alors la Parole fut faite chair.
Dieu parut parmi les hommes, et comme un
homme, afin de sauver ce qui était perdu. En Jé-
sus de Nazareth habita corporellement toute la
plénitude de la Divinité.
C'est ici le plus grand événement des annales
du monde. Les temps anciens l'avaient préparé :
les nouveaux en découlent. Il est leur centre, leur
lien et leur unité.
Dès lors toutes les superstitions des peuples,
n'eurent plus aucun sens, et les minces débris
qu'elles avaient sauvés du grand naufrage de l'in-
crédulité s'engloutirent devant le soleil majestueux
de la vérité éternelle.
Le Fils de l'homme vécut trente-trois années
ici-bas, guérissant des malades, instruisant des
pécheurs, n'ayant pas un lieu où reposer sa tête,
et faisant éclater, au sein de cet abaissement, une
grandeur, une sainteté, une puissance, une divi-
nité que le monde n'avait jamais connues. Il souf-
frit, il mourut, il ressuscita, il monta dans les
cieux. Ses disciples, en commençant par Jérusalem^
DELX PRINCIPES DISTIJNCTIFS. 2 0
parcoururent l'Empire et le inonde, annonçant
partout leur Maître comme « l'auteur du salut
éternel. » Du sein d'un peuple qui rejetait Ions
les peuples sortit la miséricorde qui les appelait
et les embrassait tous. Un grand nombre d'Asiates,
de Grecs, de Romains, conduits jusqu'alors par
des prêtres aux pieds de muettes idoles, crurent
à la Parole. Elle éclaira soudain la terre, comme
un regard du soleil, dit Eusebe^ Un souffle de
vie commença à se mouvoir sur ce vaste champ
de la mort. Un nouveau peuple, une nation sainte
se forma parmi les hommes; et le monde étonné
contempla dans les disciples du Galiléen une pu-
reté, un renoncement, une charité, un héroïsme,
dont il avait perdu jusqu'à l'idée.
Deux principes distinguaient surtout la nou-
velle religion de tous les systèmes humains qu'elle
chassait devant elle. L'un avait rapport aux mi-
nistres du culte, l'autre aux doctrines.
Les ministres du paganisme étaient presque les
dieux auxquels se rapportaient ces religions hu-
maines. Les prêtres égyptiens, gaulois, gètes ,
germains, bretons, hindous, menaient les peu-
ples, aussi longtemps du moins que les yeux des
peuples n'étaient pas ouverts. Jésus-Christ établit
sans doute un ministère, mais il ne fonda point
un sacerdoce particulier : il détrôna les idoles
vivantes des nations , détruisit une hiérarchie
superbe, enleva à l'homme ce que l'homme avait
enlevé à Dieu, et rétabht l'âme en un contact
I Ola Ti; /(Àtou pcAr,. (Hist. Eccl. II, i.)
:i6 DKl X PRINCIPES DISTINCTIFS.
immédiat avec la source divine de la vérité, en
se proclamant seul maître et seul médiateur :
« Christ seul est votre maître, dit-il : pour vous,
vous êtes tous frères '. »
Quant à la doctrine, les religions humaines
avaient enseigné que le salut venait de l'homme.
Les religions de la terre avaient fait un salut ter-
restre. Elles avaient dit à l'homme que le ciel lui
serait donné comme un salaire; elles en avaient
fixé le prix, et quel prix! La religion de Dieu
enseigna que le salut venait de Dieu, qu'il était
mi don du ciel, qu'il émanait d'une amnistie, d'une
grâce du souverain : « Dieu, dit- elle, a donné la
vie éternelle ^. »
Sans doute le christianisme ne peut se résumer
dans ces deux points; mais ils semblent dominer
le sujet, surtout quand il s'agit d'histoire. Et dans
l'impossibilité on nous sommes de suivre l'opposi-
tion entre la vérité et l'erreur dans tous ses traits,
nous avons du choisir les plus saillants.
Tels étaient donc deux des principes constitu-
tifs de la religion qui prenait alors possession de
l'Empire et du monde. Avec eux on est dans les
vrais termes du christianisme, hors d'eux le chris-
tianisme s'évanouit. De leur conservation ou de
leur perte dépendait sa chute ou sa grandeur. Ils
sont intimement unis; car on ne peut élever les
prêtres de l'Eglise ou les œuvres des fidèles, sans
abaisser Jésus-Christ dans sa double qualité de
1 Matf. XXIIi , 8.
2 I Jean V, 1 1.
FORMATION L»E LA PAPALTE. I""]
médiateur et de rédempteur. L'un de ces prin-
cipes devait dominer l'histoire de la religion ,
l'autre devait en dominer la doctrine. Ils régnè-
rent au commencement l'un et l'autre. Voyons
comment ils se perdirent, et suivons d'abord les
destinées du premier.
L'Eglise fut au commencement un peuple de
frères, conduits par des frères. Tous ensemble
étaient enseignés de Dieu, et chacun avait le droit
de venir puiser pour soi-même à la source divine
de la lumière ^ Les Epîtres, qui décidaient alors
des grandes questions de doctrine, ne portaient
pas le nom pompeux d'un seul homme, d'un chef.
Les saintes Ecritures nous apprennent qu'on y
lisait simplement ces mots : « Les apôtres, les an-
ciens et les frères, à nos frères *. »
Mais déjà les écrits mêmes des apôtres nous
annoncent que, du milieu de ces frères, s'élèvera
un pouvoir qui renversera cet ordre simple et
primitif^.
Contemplons la formation et suivons les déve-
loppements de ce pouvoir étranger à l'Eglise.
Paul, de Tarse, l'un des plus grands apôtres de
la religion nouvelle, était arrivé à Rome, capitale
de l'Empire et du monde, préchant le salut qui
vient de Dieu. Une Église se forma à côté du trône
des Césars. Fondée par cet apôtre, elle fut com-
posée d'abord de quelques Juifs convertis, de
quelques Grecs et de quelques citoyens de Rome.
1 Jean VI, 45.
•2 Act. XV, Î43.
3 2 Thess. II.
28 PRIiMIERS ENVAHISSEfllENTS.
Elle brilla longtemps comme une lumière pure
placée sur une montagne. Sa foi fut partout re-
nommée; mais bientôt elle dévia de son état pri-
mitif. Ce fut par de petits commencements que
les deux Rome s'acheminèrent à la domination
usurpée du monde.
Les premiers pasteurs ou évéques de Rome
s'occupèrent de bonne heure de la conversion
des bourgs et des villes qui environnaient cette
cité. La nécessité où se trouvaient les évéques et
les pasteurs de la Campagne de Rome, de recou-
rir, dans des cas difficiles, à un guide éclairé, et
la reconnaissance qu'ils devaient à l'Eglise de la
métropole, les portèrent à demeurer avec elle
dans une étroite union. On vit alors ce qui s'est
toujours vu en des circonstances analogues : cette
luîion si naturelle dégénéra bientôt en dépen-
dance. Les évéques de Rome regardèrent comme
un droit la supériorité que les Églises voisines
leur avaient librement concédée. C'est des em-
piétements des pouvoirs que se compose eu
grande partie l'histoire; comme la résistance de
ceux dont les droits sont envahis , en forme l'au-
tre. La puissance ecclésiastique ne pouvait échap-
per à l'enivrement qui pousse tous ceux qui sont
élevés à vouloir s'élever plus encore. Elle subit
cette loi de l'humanité.
Néanmoins, la suprématie de l'évéque romain
se bornait alors a inspecter les Églises qui se trou-
vaient dans le territoire soumis civilement au
préfet de Rome '. Mais le rang que cette ville des
1 Subiirbicaria loca. — \ oyez le 6^ canon du concile de
INFLUENCE DE ROME. 9,9
empereurs occupait dans le monde présentait à
l'ambition de son premier pasteur des destinées
plus vastes encore. La considération dont jouis-
saient dans le second siècle les divers évéques de
la chrétienté, était proportionnée au rang de la
ville où ils résidaient. Or, Rome était la plus
grande, la plus riche et la plus puissante cité du
monde. Elle était le siège de TEmpire, la mère
des peuples : « Tous les habitants de la terre lui
appartiennent, » dit Julien'; et Claudien la pro-
clame « la source des lois ^. »
Si Rome est la reine des cités de l'univers, pour-
quoi son pasteur ne serait-il pas le roi des évé-
ques? Pourquoi l'Église romaine ne serait-elle pas
mère de la chrétienté? Pourquoi les peuples ne
seraient-Us pas ses enfants, et son autorité, leur
loi souveraine? Il était facile au cœur ambitieux
de l'homme de faire de tels raisonnements. L'am-
bitieuse Rome les fit.
Ainsi Rome païenne, en tombant, envoya à
l'humble ministre du Dieu de paix, assis au mi-
lieu de ses ruines, les titres superbes que son in-
vincible épée avait conquis sur les peuples de la
terre.
Les évéques des diverses parties de l'Empire,
Nicée, que Rufin (Hist. ecclés., X, 6) cite ainsi : « Et ut apud
« Alexaiidriam et in urbe Roma, vetusta consuetudo servetur,
« ut vel ille ^Egypti, vel hic submbicariariim ecclesiarum sol-
« licitudinem gerat, etc. »
1 Julian. , Or. I.
2 Claud. , in paneg. Stilic. , lib. 3.
3o COOPÉRATION DES ÉVÊQIJI.S KT DES PARTIS.
entraînés par ce cliarme que Rome exerçait de-
puis des siècles sur tous les peuples, suivirent
l'exemple de la Campagne de Rome, et prêtèrent
la main à cette œuvre d'usurpation. Ils se plurent
à rendre à l'évéque de Rome quelque chose de
l'honneur qui appartenait à la ville reine du
monde. Il n'y avait d'abord dans cet honneur au-
cune dépendance. Ils traitaient le pasteur romain
d'égal à égal ^ ; mais les pouvoirs usurpés gros-
sissent comme les avalanches. Des avis, d'abord
simplement fraternels, devinrent bientôt, dans la
bouche du pontife, des commandements obliga-
toires. Une première place entre des égaux devint
à ses yeux un trône.
Les évéques d'Occident favorisèrent l'entre-
prise des pasteurs de Rome, soit par jalousie en-
vers les évéques d'Orient, soit parce qu'ils pré-
féraient se trouver sous la suprématie d'un pape
plutôt que sous la domination d'une puissance
temporelle.
D'un autre côté, les partis théologiques qui dé-
chiraient l'Orient, cherchèrent, chacun de leur
côté, à intéresser Rome en leur faveur; ils atten-
daient leur triomphe de l'appui de la principale
Église de l'Occident.
Rome enregistrait avec soin ces requêtes, ces
intercessions , et souriait en voyant les peuples
se jeter d'eux-mêmes dans ses bras. Elle ne lais-
sait passer aucune occasion d'augmenter et d'é-
I Eusebius, Hist. eccl., 1. 5, c. 24;Socrat., Hist. eccl.,c. 21;
Cyprian., ep. 59, 72, 76.
UNITÉ EXTÉRIEURE DE l'ÉGLISE. 3i
tendre son pouvoir. Louanges, flatteries, compli-
ments exagérés, consultations des antres Eglises,
tout devenait à ses yeux et dans ses mains des
titres et des documents de son autorité. Tel est
l'homme sur le trône; l'encens l'enivre, la tête lui
tourne. Ce qu'il a est à ses yeux un motif pour
obtenir davantage encore.
La doctrine de l'Eglise et de la nécessité de son
unité extérieure, qui, déjà au troisième siècle,
commençait à s'établir, favorisa les prétentions
de Rome. L'Eglise est avant tout l'assemblée des
sanctifiés (i Cor., i, 2), l'assemblée des premiers-
nés, qui sont écrits dans les Cieux (Hébr., xii, ^3).
Cependant l'Eglise du Seigneur n'est pas simple-
ment intérieure et invisible; il est nécessaire
qu'elle se manifeste an dehors, et c'est en vue de
cette manifestation que le Seigneur a institué les
sacrements du baptême et de l'eucharistie. L'Église
devenue extérieure a des caractères différents de
ceux qui la distinguent comme Eglise invisible.
L'Eglise intérieure, qui est le corps de Christ, est
nécessairement et perpétuellement une. L'Église
visible a part sans doute à cette unité de la pre-
mière; mais, considérée en elle-même, la multi-
phcité est un caractère que lui attribue déjà l'É-
criture du Nouveau Testament. Tandis qu'elle nous
parle d'une Église de Dieu', elle mentionne, quand
il s'agit de cette Église manifestée au dehors, «les
Eglises de Galatie, les Églises de Macédoine, les
Eglises de Judée, toutes les Églises des saints^. »
1 I Cor. XV, 9. — 1 Tim. III, i5.
2 I Cor. XVI, I. — 2 Cor. VIII, i. —Gai. I, ii — i Cor.
XIV, 33.
3^ UNITÉ INTÉRIHTJHF. DE l' ÉGLISE.
Ces Églises diverses peuvent sans cloute recher-
cher jusqu'à un certain degré une union exté-
rieure; mais si ce lien leur manque, elles ne per-
dent pourtant rien des qualités essentielles de
l'Église de Christ. Le grand lien qui unissait pri-
mitivement les membres de l'Église était la foi
vivante du cœur, par laquelle tous tenaient à
Christ comme à leur chef commun. Diverses cir-
constances contribuèrent bientôt à faire naître et
à développer l'idée de la nécessité d'une unité
extérieure. Des hommes accoutumés aux liens
et aux formes politiques d'une patrie terrestre ^
transportèrent quelques-unes de leurs vues et de
leurs habitudes dans le royaume spirituel et éter-
nel de Jésus-Christ. La persécution, impuissante
à détruire et même à ébranler cette société nou-
velle, fit qu'elle se sentit davantage elle-même, et
qu'elle se forma en une corporation plus compacte.
A l'erreur qui naquit dans des écoles théosophi-
ques ou dans des sectes, on opposa la vérité une
et universelle reçue des apôtres et conservée
dans l'Église. Cela était bien tant que l'Église
invisible et spirituelle n'était qu'une avec l'Église
visible et extérieure. Mais bientôt un grand di-
vorce commença; les formes et la vie se séparè-
rent. L'apparence d'une organisation identique et
extérieure fut peu à peu substituée à l'unité in-
térieure et spirituelle qui est l'essence de la reli-
gion de Dieu. On délaissa le parfum précieux de
la foi , et l'on se prosterna devant le vase vide qui
l'avait contenu. La foi du cœur n'unissant plus les
membres de l'Église, on chercha un autre lien,
UîîITE INTERIEURE DE L EGLISE. 53
et on les unit à laide des évéques, des archevê-
ques, des papes, des mitres, des cérémonies et des
canons. L'Église vivante s'étant peu à peu retirée
dans le sanctuaire écarté de quelques âmes so-
litaires , on mit à sa place l'Eglise extérieure
que l'on déclara, avec toutes ses formes, d'insti-
tution divine. Le salut ne jaillissant plus de la
Parole désormais cachée, on établit qu'il était
transmis par le moyen des formes qu'on avait in-
ventées, et que personne ne le posséderait, s'il
ne le recevait par ce canal. Nul, dit-on, ne peut
par sa propre foi parvenir à la vie éternelle. Le
Christ a communiqué aux apôtres, les apôtres
ont communiqué aux évéques l'onction de l'Es-
prit saint ; et cet Esprit ne se trouve que dans
cet ordre-là! Primitivement, quiconque avait
l'Esprit de Jésus-Christ était membre de l'Église;
maintenant on intervertit les termes, et l'on pré-
tendit que celui-là seul qui était membre de l'É-
glise recevait l'Esprit de Jésus-Christ \
En même temps que ces idées s'établissaient,
la distinction entre le clergé et le peuple se mar-
quait toujours plus. Le salut des âmes ne dépen-
dait plus seulement de la foi en Christ, mais
aussi et très-particulièrement de l'union avec
l'Éghse. Les représentants étales chefs de l'Église
recevaient une partie de la confiance qui n'est due
qu'à Jésus-Christ, et devenaient pour le troupeau
de vrais médiateurs. L'idée du sacerdoce universel
I Ubi ecclesia, ibi et spiritus Dci. — Ubi spiritus Dei,
illic ecclesia. (Irenaeiis.)
L
34 PRIMAUTÉ 13E SAINT PIERRE.
(les chrétiens disparut alors peu à peu ; on com-
para les serviteurs de l'Eglise de Christ aux prê-
tres de l'ancienne alliance, et ceux qui se sépa-
raient de l'évéque furent mis sur le même rang
que Coré, Dathan et Abiram. D'un sacerdoce par-
ticulier, tel qu'il se forma alors dans l'Église, à un
sacerdoce souverain, tel que Rome le réclame, le
pas était facile.
En effet, dès que l'erreur de la nécessité d'une
unité visible de l'Eglise fut établie , on vit s'élever
une autre erreur, celle de la nécessité d'une re-
présentation extérieure de cette unité. Bien que
l'on ne trouve nulle part dans l'Evangile les traces
d'une prééminence de saint Pierre sur les autres
apôtres; bien que l'idée seule de primauté soit
contraire aux rapports fraternels qui unissaient
les disciples, et à l'esprit même de la dispensation
évangélique , qui au contraire appelle tous les en-
fants du Père à se servir les uns les autres, en ne
reconnaissant qu'un seul docteur et un seul chef;
bien que Jésus eût fortement tancé ses disciples,
chaque fois que des idées ambitieuses de préé-
minence étaient sorties de leur cœur charnel, on
inventa et l'on appuya sur des passages mal com-
pris une primauté de saint Pierre , puis on salua
dans cet apôtre et dans son prétendu successeur
à Rome les représentants visibles de l'unité vi-
sible , les chefs de l'Église.
La constitution patriarcale contribua aussi à
l'exaltation de la papauté romaine. Déjà, dans les
trois premiers siècles , les Églises des métropoles
avaient joui d'une considération particulière. Le
PATRIARCATS. 35
concile de Nicée, clans son sixième canon, signala
trois villes dont les Eglises avaient, selon lui , une
ancienne autorité sur celles des provinces environ-
nantes : c'étaient Alexandrie , Rome et Antioche.
L'origine politique de cette distinction se trahit
par le nom même que l'on donna d'abord à l'évé-
que de ces cités : on l'appela Exarque ^ comme le
gouverneur politique ^ Plus tard on lui donna le
nom plus ecclésiastique de Patriarche. C'est dans
le concile de Constantinople que nous trouvons
ce nom pour la première fois employé ; mais il
l'est alors dans un sens différent de celui qu'il re-
çut plus tard. Ce n'est que peu avant le concile
de Chalcédoine qu'on l'attribua exclusivement
aux grands méti'opolitains. Le second concile
oecuménique créa un nouveau patriarcat, celui de
Constantinople même, de la nouvelle Rome, de
la seconde capitale de l'Empire. L'Église de Ry-
zance, si longtemps obscure, jouit des mêmes
privilèges^ et fut mise sur le même rang que
l'Eglise de Rome par le concile de Chalcédoine.
Rome partageait alors avec ces trois Églises la su-
prématie patriarcale. Mais quand l'envahisse-
ment de Mahomet eut fait disparaître les sièges
d'Alexandrie et d'Antioche, quand le siège de
Constantinople déchut , et plus tard même se sé-
para de l'Occident, Rome resta seule, et les cir-
constances rallièrent tout, autour de son siège de-
meuré dès lors sans rival.
I Voyez Canon vSardic. VI ; et aussi le concile de Chalcé-
doine , canons Set 1 8 , ô Içap/oç ttJç otoixviGEcoç.
36 COOPÉRATION DIS PRINCES.
Des complices nouveaux et ])lus puissants que
tous les autres vinrent encore à son aide. L'igno-
rance et la superstition s'eraparèrent de l'Eglise,
et la livrèrent à Rome , un bandeau sur les yeux
et les mains dans les fers.
Cependant celte captivité ne s'accomplissait
point sans combats. Souvent la voix des Églises
proclama leur indépendance. Cette voix coura-
geuse retentit surtout dans l'Afrique proconsu-
laire et dans l'Orient ^
Mais Rome trouva , pour étouffer les cris des
Églises, de nouveaux alliés. Des princes, que les
orages des temps faisaient souvent chanceler sur
leur trône, lui offrirent leur appui, si elle vou-
lait, en revanche, les soutenir. Ils lui donnaient
de l'autorité spirituelle, pourvu qu'elle le leur
rendît en pouvoir séculier. Ils lui firent bon mar-
ché des âmes, dans l'espérance qu'elle les aide-
I Cyprien, évèque de Carthage, dit d'Etienne, évique de
Rome : . . . " Magis ac niagis ejus errorem denotabis, qui hae-
reticorum causam contra ciiristianos et contra Ecclesiam Dei
asserrere conatur. . . qui unitatem et veritatem de divina lege
venientem non tenens. . . Consuetudo sine veritate, vetustas
erroris est (Epist. 74). » Firmilien, évèque de Césarée en Cap-
padoce , dit aussi dans la seconde moitié du troisième siècle :
« Eosautem qui Romse sunt, non ea in omnibus observare quae
sunt ab origine tradita et frustra auctoritatem apostolorum
praetendere. . . Cx'terum nos (les évèqucs des Eglises d'Asie,
plus anciennes que celles de Rome) veritati et consuetudinem
jungimus, et consuetudini Romanorum , consuetudinem sed
veritatis opponimus ; ab initio hoc tenentes quod a Christo et
ab apostolo traditum est (Cypr. Ep. 75). Ces témoignages sont
d'une grande force.
INFLUENCE DES BARBARES. 87
rait à avoir bon marché de leurs ennemis. Le
pouvoir hiérarchique qui montait et le pouvoir
impérial qui descendait s'appuyèrent ainsi l'un
l'autre, et hâtèrent par cette alliance leur double
destinée.
Rome n'y pouvait perdre. Un édit de Théo-
dose 11 et de Valentinien III proclama l'évêque
de Rome recteur de toute l'Église ^ Justinien
rendit une ordonnance semblable. Ces décrets ne
contenaient pas tout ce que les papes préten-
daient y voir. Mais, dans ces temps d'ignorance,
il leur était facile de faire prévaloir l'interpréta-
tion qui leur était la plus favorable. La domination
des empereurs en Italie devenant toujours plus
chancelante, les évéques de Rome surent en pro-
fiter pour se soustraire à leur dépendance.
Mais déjà étaient sortis des forêts du INord d'é-
nergiques promoteurs de la puissance papale.
Les barbares qui avaient envahi l'Occident et y
avaient établi leur domicile, après s'être enivrés
de sang et de rapine, durent incliner leur farouche
épée devant la puissance intellectuelle qu'ils ren-
contrèrent. Tout nouveaux dans la chrétienté,
ignorant la nature spirituelle de l'Église, ayant
besoin dans la religion d'un certain appareil exté-
rieur, ils se prosternèrent, à demi sauvages et à
demi païens, devant le grand prêtre de Rome.
Avec eux l'Occident fut à ses pieds. D'abord les
Vandales, puis les Ostrogoths, un peu plus tard
les Rourguignons et les Alains, ensuite les Visi-
goths, enfin les Lombards et les Anglo-Saxons
I Rector totius Ecclcsiae.
38 ROME INVOQUE LES FIIM*ICS.
vinrent fléchir le genou devant le pontife romain.
Ce furent les robustes éj3aules des enfants du Nord
idolâtre qui achevèrent de placer sur le trône su-
prême de la chrétienté l'un des pasteurs des bords
du Tibie.
C'est au commencement du septième siècle que
ces choses s'accomplissent en Occident; précisé-
ment à la même époque où s'élève en Orient la
puissance de Mahomet, prête à envahir aussi une
partie de la terre.
Dès lors, le mal ne cesse de croître. On voit,
dans le huitième siècle, les évêques de Rome re-
pousser d'une main les empereurs grecs, leurs
souverains légitimes, et chercher à les chasser
de l'Italie, tandis que de l'autre ils caressent les
majordomes de France, et demandent à cette
puissance nouvelle, qui commence à grandir en
Occident, quelques-uns des débris de l'Empire.
Rome établit son autorité usurpée entre l'Orient
qu'elle repousse et l'Occident qu'elle appelle. Elle
élève son trône entre deux révoltes. Effrayée du
cri des Arabes, qui, maîtres de l'Espagne, se van-
tent d'arriver bientôt en Italie par les portes des
Pyrénées et des Alpes, et de faire proclamer sur
les sept collines le nom de Mahomet; épouvantée
de l'audace d'Astolphe, qui, à la tête de ses
Lombards , fait entendre les rugissements du
lion et brandit devant les portes de la cité éter-
nelle son épée, menaçant d'en égorger tous les
Romains ', Rome, près de sa ruine, porte en son
1 Fremcns ut leo. . . asscrens omncs iino gladio jagulari.
(A.nastasius , Ribl. Vit. Pontif. , j). 83.)
PUISSANCE SÉCULIÈRE. PEPIN ET CHARLEMAGNE. 3l)
épouvante les regards tout autour d'elle, et se
jette dans les bras des Francs. L'usurpateur Pepiu
lui demande pour sa royauté nouvelle une sanc-
tion prétendue; la papauté la lui donne, et obtient,
en revanche , qu'il se déclare le défenseur de la
« République de Dieu. «Pépin enlève aux Lom-
bards ce qu'ils avaient enlevé à l'Empereur; mais
au lieu de le rendre à ce prince, il dépose sur
l'autel de saint Pierre les clefs des villes qu'il a
conquises, et jurant, la main levée, il déclare
que ce n'est pas pour un homme qu'il a pris les
armes, mais pour obtenir de Dieu la rémission
de ses péchés et faire hommage à saint Pierre de
ses conquêtes. Ainsi la France établit la puissance
temporelle des papes.
Charlemagne paraît ; il monte une première
fois à la basilique de Saiut-Pierre, en en baisant
dévotement les degrés. Il s'v présente une seconde
fois, maître de tous les peuples qui formaient
l'empire d'Occident, et de Rome elle-même.
Lé(m III croit devoir donner le titre à celui qui
a déjà la puissance, et l'an 800, à la fête de Noël,
il pose sur la tête du fds de Pe}>in la couronne
des empereurs de Rome ^ Dès lors le pape ap-
partient à l'empire des Francs; ses rapports avec
rOrient sont finis. Il se détache d'un arbre pourri
qui va tomber, pour se greffer sur un sauvageon
vigoureux. Parmi ces races germaniques aux-
I Visum est et ipsi Apostolico Leoni.... ut ipsiim Carolum,
imperatorem nominale debuisset, qui ipsain Romam tenebat
ubi semper Caesaies sedere soliti erant et rcliquas sedes. ....
(Annalista Larabecianus, ad an. 801.)
4o LKS DÉCRÉTALKS.
quelles il se donne, l'attend un avenir auquel il
n'eût jamais osé prétendre.
Cliarlemagfne ne léijua à ses faibles successeurs
que des débris de sa puissance. Au neuvième siè-
cle, la désunion affaiblit partout le pouvoir civil.
Rome comprit que c'était le moment pour elle de
lever la tète. Quand l'Église pouvait-elle mieux se
rendre indépendante de l'État qu'à cette époque
de décadence, où la couronne que Charles porta
se trouvait brisée, et où ses fragments étaient
épars sur le sol de son ancien empire?
Ce fut alors que parurent les fausses décrétalcs
d'Isidore. Dans ce recueil de prétendus décrets
des papes, les plus anciens évêques, les contem-
porains de Tacite et de Quintilien, parlaient le
latin barbare du neuvième siècle. Les coutumes
et les constitutions des Francs étaient gravement
attribuées aux Romains du temps des empereurs.
Des papes y citaient la Bible dans la traduction
latine de saint Jérôme, qui avait vécu un, deux
ou trois siècles après eux. Et Victor, évéque de
Rome, Tan 192, écrivait à Théophile, qui fut ar-
chevêque d'Alexandrie en 385. L'imposteur qui
avait fabriqué ce recueil s'efforçait d'établir que
tous les évêques tenaient leur autorité de l'évêque
de Rome, qui tenait la sienne immédiatement de
Jésus-Christ. Non-seulement il enregistrait toutes
les conquêtes successives des pontifes, mais en-
core il les faisait remonter aux temps les plus
anciens. Les papes n'eurent pas honte de s'ap-
puyer de cette invention méprisable. Déjà en 865,
Nicolas pi" y choisit des armes * pour combattre
y^i "S^y^ Ej). ad. univer. Episr. Gall. (Mausi XV.)
,.• LIBRARY^
DÉSORDRES DE ROME. 4 •
les princes et les évèques. Cette fable effrontée
fut, jDendant des siècles, l'arsenal de Rome.
Néanmoins les vices et les crimes des pontifes
devaient suspendre pour quelque temps les effets
des décrétales. La papauté signale son accès à la
table des rois par des libations honteuses. Elle se
prend à s'enivrer, et la tète lui tourne au milieu
des débauches. C'est vers ces temps que la tradi-
tion place sur le trône papal une fille nommée
Jeanne, réfugiée à Rome avec son amant, et dont
les douleurs de l'enfantement trahirent le sexe au
milieu d'une procession solennelle. Mais n'aug-
mentons pas inutilement la honte de la cour des
pontifes romains. Des femmes dissolues régnèrent
à cette époque dans Rome. Ce troue, qui préten-
dait s'élever au-dessus de la majesté des rois, s'a-
baissait sous la fange du vice. Tht'odora et Marozia
installaient et destituaient à leur gré les préten-
dus maîtres de l'Église de Christ , et plaçaient sur
le trône de Pierre leurs amants, leurs fils et leurs
petits-fils. Ces scandales trop véritables ont peut-
être doiHié naissance à la tradition de la papesse
Jeanne.
Rome devient un vaste théâtre de désordres,
dont les plus puissantes familles de l'Italie se dis-
putent la possession. Les comtes de Toscane ont
d'ordinaire la victoire. En io33, celte maison ose
mettre sur le trône pontifical , sous le nom de
Benoît IX, un jeune garçon élevé dans la débau-
che. Cet enfant de douze ans continue comme
pape ses horribles turpitudes ^ Un parti élit à sa
I " C.ujiis quidein post adepiiiin s;ki rdoîiiiin vita <{ii;mi
4^ l'empereur suzerain uu pape,
place Sylvestre III. Le pape Benoît , la conscience
chargée d'adultères et la main teinte du sang de
ses homicides % vend enfin la papauté à un ecclé-
siastique de Rome.
Les empereurs d'Allemagne, indignés de tant
de désordres, en nettoyèrent Rome avec l'épée.
L'Empire, faisant valoir ses firoits suzerains,
tira la triple couronne de la fange où elle était
tombée, et sauva la papauté avilie, en lui don-
nant des hommes décents pour chefs. Henri III
destitua en io46 les trois papes, et son doigt,
orné de l'anneau des patrices romains, désigna
l'évéque auquel les clefs de la confession de saint
Pierre devaient être remises. Quatre papes, tous
Allemands et nommés par l'Empereur, se succé-
dèrent. Quand le pontife de Rome mourait, les
députés de cette Église paraissaient à la cour im-
périale, comme les envoyés des autres diocèses,
pour demander un nouvel évèque. L'E,mpereur
vit même avec joie les papes réformer des abus,
fortifier l'Église, tenir des conciles, instituer et
destituer des prélats en dépit des monarques
étrangers : la papauté, par ces prétentions, ne
faisait qu'exalter la puissance de l'Empereur, son
seigneur suzerain. Mais c était s'exposer à de
grands périls que de permettre de tels jeux. Les
« turpis, quam fœda, quamque execramla exstiterit, horresco
« referre. >' (Desiderius, abbé de Cassino, plus tard pape Vic-
tor III, De miraculis a S. Benedicto, etc., lib. 3, init.)
« i Thcophylactus. . . cum post multa adulteria et homici-
« dia manibus suis perpetrata, etc.» (Bonizo, évèque de Sutri,
^•nsuite de Plaisance, Liber ad amicnin.)
IIILDEBUAND. 4^
forces que les papes reprenaient ainsi peu à peu
pouvaient se tourner tout à coup contre l'Empe-
reur lui-même. Quand la béte aurait crû , elle
déchirerait le sein qui l'avait réchauffée. Ce fut ce
qui arriva.
Ici commence une nouvelle époque pour la pa-
pauté. Elle s'élance de son humiliation , et foule
bientôt aux pieds les princes de la terre. L'élever,
c'est élever l'Eglise, c'est agrandir la religion,
c'est assurer à l'esprit la victoire sur la chair, à
Dieu le triomphe sur le monde. Telles sont ses
maximes; l'ambition y trouve son profit, le fana-
tisme son excuse.
Toute cette nouvelle tendance est personnifiée
dans un homme : Hildebrand.
Hildebrand , tour à tour indiscrètement exalté
ou injustement dénigré, est la personnification
du pontificat romain en sa force et sa gloire. 11 est
l'une de ces apparitions normales de l'histoire, qui
renferment en elles tout un ordre de choses nou-
velles, semblables à celles qu'offrirent en d'autres
sphères Charlemagne, Luther, Napoléon.
Louis IX prit ce moine en passant à Glugny, et
le conduisit à Rome. Dès lors Hildebrand devint
l'âme de la papauté, jusqu'à ce qu'il fût devenu la
papauté même. Il gouverna l'Église sous le nom
de plusieurs pontifes, avant de régner lui-même
sous celui de Grégoire Yll. Une grande idée s'est
emparée de ce grand génie. Il veut fonder une
théocratie visible, dont le pape, comme vicaire
de Jésus-Christ, sera le chef. Le souvenir de l'au'
44 HILDEBRAND. CKLIBAT.
cienne domination universelle de Rome païenne
poursuit son imagination et anime sa ferveur. Il
veut rendre à Rome papale ce que la Rome des
empereurs a perdu. « Ce que Marins et César, di-
sent ses flatteurs, n'ont pu faire par des torrents
de sang, tu l'accomplis par une parole. »
Grégoire VU ne fut point conduit par l'esprit
du Seigneur. Cet esprit de vérité, d'humilité, de
douceur, lui fut étranger. Il sacrifiait ce qu'il sa-
vait être vrai, quand il le jugeait nécessaire à ses
desseins. C'est ce qu'il fit en particulier dans l'af-
faire de Rérenger. Mais un esprit bien supérieur
à celui du vulgaire des pontifes, une conviction
intime de la justice de sa cause, l'animèrent sans
doute. Hardi, ambitieux, inflexible dans ses des-
seins, il fut en même temps habile et souple dans
l'emploi des moyens qui devaient en assurer la
réussite.
Son premier travail fut de constituer la milice
de l'Église. Il fallait se rendre fort avant que d'at-
taquer l'Empire. Un concile tenu à Rome enleva
les pasteurs à leurs familles , et les obligea d'être
tout à la hiérarchie. La loi du célibat, conçue,
exécutée sous des papes, moines eux-mêmes,
changea le clergé en une espèce d'ordre monas-
tique. Grégoire VII prétendit avoir sur tous les
évêques et prêtres de la chrétienté la même puis-
sance qu'un abbé de Cluny exerçait sur l'ordre
qu'il présidait. Les légats d'Hildebrand , qui se
comparaient eux-mêmes aux proconsuls de l'an-
cienne Rome, parcouraient les provinces poiu'
f
HILDEBRAND. LUTTE AVEC LEMPIRE. 4^
enlever aux pasteurs leurs épouses légitimes, et,
s'il le fallait, le pape lui-même soulevait la popu-
lace contre les ministres mariés '.
Mais Grégoire se proposait surtout d'émanci-
per Rome de l'Empire. Jamais il n'eût osé con-
cevoir un dessein si hardi, si les discordes qui
troublaient la minorité de Henri IV, et la révolte
des princes allemands contre ce jeune empereur,
n'eussent dû en favoriser l'exécution. Le pape
était alors comme l'un des magnats de l'Empire.
Unissant sa cause à celle des autres grands vas-
saux , il tire parti de l'intérêt aristocratique, puis
il défend à tous les ecclésiastiques , sous peine
d'excommunication , de recevoir de l'Empereur
l'investiture de leur charge. Il brise les antiques
liens qui unissent les Églises et leurs pasteurs à
l'autorité du prince, mais c'est pour les rattacher
tous au trône pontifical. Il prétend y enchaîner
d'une main puissante les prêtres, les rois et les
peuples, et faire du pape un monarque universel.
C'est Rome seule que tout prêtre doit craindre,
c'est en Rome seule qu'il doit espérer. Les royaumes
et les principautés de la terre sont son domaine.
Tous les rois doivent trembler devant les foudres
que lance le Jupiter de la Rome moderne. Mal-
heur à celui qui résiste ! Les sujets sont déliés du
serment de fidélité; tout le pays est frappé d'in-
I « Hi quocumque prodennt, clamores insultantium , di-
«gitos ostendentium, colaphos pulsantium , perferunt. Alii
« membris mutilati; alii per longos cruciatus superbe ne-
« cati, etc. » (Martene et Durand, Thésaurus nov. Anecd., I,
/f6 ÉMANCIP. DU PAPE, SUCCESSEURS d'hiLDEBRAND.
terdit; tout culte cesse; les temples sont fermés;
les cloches sont muettes; les sacrements ne sont
plus administrés, et la parole de malédiction at-
teint jusqu'aux morts eux-mêmes, auxquels la
terre, à la voix d'un pontife superbe, refuse la
paix des tombeaux.
Le pape soumis, dès les premiers jours de son
existence, d'abord aux empereurs romains, puis
«ux empereurs francs, enfin aux empereurs ger-
mains, fut alors émancipé, et marcha pour la
première fois leur égal , si ce n'est même leur
maître. Cependant Grégoire VII fut à son tour
humilié : Rome fut prise; Hildebrand dut s'enfuir.
Il mourut à Salerne en disant : (f J'ai aimé la jus-
tice et j'ai haï l'iniquité; c'est pourquoi je meurs
dans l'exil ^ » Qui osera accuser d'hypocrisie ces
paroles dites aux portes du sépulcre?
Les successeurs de Grégoire , semblables aux
soldats qui arrivent après une grande victoire, se
jetèrent en vainqueurs sur les Eglises asservies.
L'Espagne arrachée à l'islamisme, la Prusse enle-
vée aux idoles, tombèrent dans les bras du prê-
tre couronné. Les croisades qui s'accomplirent à
sa voix , répandirent et accrurent partout son
autorité; ces pieux pèlerins, qui avaient cru voir
les saints et les anges guider leurs troupes armées,
qui, entrés humblement, à pieds nus, dans les
murs de Jérusalem , brûlèrent les Juifs dans leur
synagogue et arrosèrent du sang de plusieurs
I Dilexi justitiam et odivi iniquitatem, propterea morior
in exilio.
LES CROISADES. l'ÉGLISE. 4?
milliers de Sarrasins les lieux où ils venaient cher-
cher les traces sacrées du Prince de la paix, por-
tèrent dans l'Orient le nom du pape, que l'on n'y
connaissait plus, depuis que, pour la snpt-ématie
des Francs, il avait abandonné celle des Grecs.
D'un autre côté , ce que les armes de la répu-
blique romaine et de l'Empire n'avaient pu faire,
le pouvoir de l'Eglise l'accomplit. Les Allemands
apportèrent aux pieds d'un évéque les tributs
que leurs ancêtres avaient refusés aux plus puis-
sants généraux. Leurs princes, en devenant empe-
reurs, avaient cru recevoir des papes une cou-
ronne; mais les papes leur avaient donné un joug.
Les royaumes de la chrétienté, déjà soumis à la
puissance spirituelle de Rome , devinrent mainte-
nant ses tributaires et ses serfs.
Ainsi tout est changé dans l'Église.
Elle était au commencement un peuple de frè-
res : et maintenant une monarchie absolue s'est
établie dans son sein. Tous les chrétiens étaient
sacrificateurs du Dieu vivant^, ayant pour les
conduire d'humbles pasteurs. Mais une tête su-
perbe s'est élevée du milieu de ces pasteurs; une
bouche mystérieuse prononce des discours pleins
d'orgueil ; une main de fer contraint tous les hom-
mes , petits et grands, riches et pauvres , libres
et esclaves, à prendre la marque de son pouvoir.
La sainte et primitive égalité des âmes devant
Dieu s'est perdue. La chrétienté, à la voix d'un
homme, s'est partagée en deux camps inégaux:
I i. Pitn-re II, 9.
48 CORRUPTION DE LA DOCTRINF,.
d'un côté une caste de prêtres qui ose usurper le
nom d'Église, et qui se prétend revêtue, aux yeux
du Seigneur, de grands privilèges; de l'autre, de
serviles- troupeaux, réduits à une aveugle et pas-
sive soumission , un peuple bâillonné et emmail-
lotté, livré à une caste superbe. Toute tribu,
langue et nation de la chrétienté subit la domi-
nation de ce roi spirituel qui a reçu le pouvoir de
vaincre.
IL
Mais à côté du principe qui devait dominer
l'histoire du christianisme, s'en trouvait un qui
devait en dominer la doctrine. C'était la grande
idée du christianisme, l'idée de grâce, de pardon,
d'amnistie, de don de la vie éternelle. Cette idée
supposait dans l'homme un éloignement de Dieu
et une impossibilité de rentrer par lui-même en
communion avec cet être infiniment saint. L'op-
position entre la vraie et la fausse doctrine ne
saurait sans doute se résumer tout entière dans
la question du salut par la foi et du salut par
les œuvres. Néanmoins, c'en est le trait le plus
saillant. Il y a plus ; le salut , considéré comme
venant de l'homme , est le principe créateur de
toutes les erreurs et de tous les abus. Ce furent
les excès produits par cette erreur fondamentale
qui amenèrent la réformation , et ce fut par la
profession du principe contraire qu'elle fut opé-
rée. Il faut que ce trait ressorte et soit en saillie
dans une introduction à l'histoire de la réforme.
GRA.CK. LA FOr MORTE. ^9
Le salut par grâce, tel était donc le second ca-
ractère qui distinguait essentiellement la religion
de Dieu de toutes les religions humaines. Qu'était-
il devenu? l'Église avait-elle gardé comme un dé-
pôt précieux cette grande et primordiale pensée?
Suivons-en l'histoire.
Les habitants de Jérusalem, de l'Asie, de la
Grèce et de Rome, au siècle des premiers empe-
reurs, entendirent cette bonne nouvelle : «Vous
« êtes sauvés par grâce , par la foi , c'est le don
« de Dieu ^ » Et à cette voix de paix , à cet évan-
gile, à cetle parole puissante, beaucoup d'âmes
coupables crurent , furent rapprochées de Celui
qui est la source de la paix, et de nombreuses
Eglises chrétiennes se formèrent au milieu des
générations abâtardies du siècle.
Mais bientôt on fit une grande méprise sur la
nature de la foi qui sauve, La foi , selon saint
Paul, est le moyen par lequel tout l'être du
croyant, son intelligence, son cœur, sa volonté,
entrent en possession du salut, que l'incarnation
et la mort du Fils de Dieu lui ont acquis. Jésus-
Christ est saisi par la foi, et dès lors il devient
tout pour l'homme et dans l'homme. Il commu-
nique une vie divine à la nature humaine, et
l'homme ainsi renouvelé, dégagé de la puissance
de l'égoïsme et du péché , a de nouvelles affections
et fait de nouvelles œuvres. La foi, dit la théolo-
gie pour exprimer ces idées, est l'appropriation
subjective de l'œuvre objective de Christ. Si la foi
I Éphés. II.
L /i
5o LES ŒUVRES. UJNITÉ ET DUALITE,
n'est pas une appropriation du salut, elle n'est
rien ; toute l'économie chrétienne est troublée ,
les sources de la vie nouvelle sont scellées, le
christianisme est renversé par sa base.
Ce fut ce qui arriva. Ce côté pratique de la foi
fut peu à peu oublié. Bientôt elle ne fut plus
que ce qu'elle est encore pour plusieurs, un acte
de l'intelligence , une simple soumission à une
autorité supérieure.
De cette première erreur en découla nécessai-
rement une seconde. La foi étant ainsi dépouillée
de son caractère pratique, il fut impossible de
dire qu'elle sauve seule ; les œuvres ne venant
plus après elle, force fut de les mettre à côté; et
la doctrine que l'homme est justifié par la foi et
par les œuvres entra dans l'Eglise. A l'unité chré-
tienne, qui renferme sous le même principe la
justification et les œuvres, la grâce et la loi, le
dof^me et le devoir, succéda cette triste dualité,
qui fait de la religion et de la morale deux choses
tout à fait distinctes, cette funeste erreur qui,
en séparant ce qui , pour vivre, doit être uni, en
mettant l'âme d'un côté et le corps de l'autre,
cause la mort. La parole de l'apôtre , retentissant
à travers tous les siècles, dit : « Vous avez com-
fc mencé par l'esprit , et vous finissez maintenant
« par la chair! »
Une autre grande erreur vint encore troubler
la doctrine de la grâce ; ce fut le pélagianisme.
Pelage prétendit que la nature humaine n'est
point déchue, qu'il n'y a point de corruption
héréditaire , et qu'ayant reçu le pouvoir de faire
LE PELAGIANISME. DI
le bien , l'homme n'a qu'à le vouloir pour l'ac-
complir ^ Si le bien consiste en quelques actions
extérieures, Pelage a raison. Mais si l'on regarde
aux principes d'où ces actes extérieurs provien-
nent, alors on retrouve partout dans l'homme
l'égoisme, l'oubli de Dieu, la souillure, l'impuis-
sance. La doctrine pélagienne , repoussée de l'É-
glise par Augustin, quand elle s'était avancée en
face, se représenta bientôt de côté, comme semi-
pélagianisme et sous le masque de formules au-
gustiniennes. L'erreur se répandit avec une rapi-
dité étonnante dans la chrétienté. Le danger de ce
système se manifesta surtout en ce que, mettant
le bien au dehors et non au dedans, il fit attacher
un grand prix à des œuvres extérieures, à des
observances légales, à des actes de pénitence.
Plus on faisait de ces pratiques, plus on était
saint; avec elles on gagnait le ciel, et bientôt on
crut voir des hommes ( idée très-étonnante assu-
rément) qui allaient en sainteté au delà du né-
cessaire.
Le pélagianisme, en même temps qu'il corrom-
pit la doctrine, fortifia la hiérarchie; de la même
main dont il abaissa la grâce, U éleva l'Église:
car la grâce, c'est Dieu, et l'Église, c'est l'homme.
Plus nous reconnaîtrons que tout le monde
est coupable devant Dieu, plus aussi nous nous
attacherons uniquement à Jésus-Christ comme à
la seule source de la grâce. Comment pourrions-
I Velle et esse ad homiiiem referenda sunt, quia de arbi-
trii fonte descendunt.fPelagius in Aug-, de Gratia Dei, cap. 4.)
5-2 LE SALIT AUX :>IAINS DES PRETRES.
nous alors placer l'Église sur le même rang que
lui, puisqu'elle n'est que l'ensemble de tous ceux
qui se trouvent dans la même misère naturelle ?
Mais dès que nous attribuons à l'homme une
sainteté propre, un mérite personnel, tout
change. Les ecclésiastiques, les moines sont con-
sidérés comme les moyens les plus naturels de
recevoir les grâces de Dieu. Ce fut ce qui arriva
après Pelage. Le salut olé, des mains de Dieu,
tomba dans la main des prêtres. Ceux-ci se mi-
rent à la place du Seigneur; et les âmes avides de
pardon ne durent plus regarder vers le ciel, mais
vers l'Eglise , et surtout vers son prétendu chef.
Le pontife de Roiiie fut en place de Dieu aux es-
prits aveuglés. De là la grandeur des papes et
d'indicibles abus. Le mal alla plus loin. Le péla-
gianisme, en établissant que l'homme peut at-
teindre à la sanctification parfaite, prétendit aussi
que les mérites des saints et des martyrs peuvent
être appliqués à l'Eglise. On attribua même une
vertu particulière à leur intercession. On leur
adressa des prières; on invoqua leur secours dans
toutes les détresses de la vie, et une véritable
idolâtrie succéda ainsi à l'adoration du Dieu vi-
vant et vrai.
En même temps le pélaj2[ianisme multiplia les
rites et les cérémonies. L'homme, slimaginant
qu'il pouvait et qu'il devait par de bonnes œu-
vres se rendre digne de la grâce, ne vit rien de
plus propre à la mériter que les actes du culte.
La loi cérémonielle se compliqua à l'infini, et fut
bientôt mise au moins à l'égal de la loi morale.
LES PÉNITENCES. 53
Ainsi la conscience des chrétiens fut de nouveau
chargée d'un joug qui avait été déclaré insup-
portable au temps des apôtres ^
Mais ce fut surtout par le système de la péni-
tence, qui découla du pélagianisme, que le chris-
tianisme fut dénaturé. La pénitence avait consisté
d'abord dans certains signes publics de repentir,
que l'Église avait demandés à ceux qu'elle avait
exclus pour cause de scandales, et qui désiraient
être de nouveau reçus dans son sein.
Peu à peu la pénitence s'étendit à tous les pé-
chés , même aux plus secrets , et elle fut considérée
comme une espèce de châtiment auquel il fallait
se soumettre pour acquérir, par l'absolution des
prêtres, le pardon de Dieu.
La pénitence ecclésiastique fut ainsi confondue
avec la repentance chrétierme , sans laquelle il
ne peut y avoir ni justification ni sanctification.
A^u lieu d'attendre le pardon uniquement de
Christ parla foi, on l'attendit principalement de
l'Église par les œuvres de la pénitence.
On attacha beaucoup d'importance aux mar-
ques extérieures de la repentance, aux larmes,
aux jeûnes, aux macérations, et on oublia la ré-
génération intérieure du cœur, qui constitue
seule une vraie conversion.
Comme la confession et les œuvres de la péni-
tence sont plus faciles que l'extirpation du péché
et que l'abandon du vice , plusieurs cessèrent de
lutter contre les convoitises de la chair, et pré-
1 Actes dos Apôtres, XV, lo.
d4 flagellations, les indulgences.
férèrent les satisfaire au prix de quelques macé-
rations.
Les œuvres de la pénitence substituées au salut
de Dieu se multiplient dans l'Église, depuis Ter-
tvillien jusqu'au treizième siècle. Il faut jeûner,
aller pieds nus, ne pas porter de linge, etc. ; ou
bien quitter sa maison et sa patrie pour des con-
trées lointaines; ou bien encore, renoncer au
monde et embrasser l'état monastique.
Dans le onzième siècle, on joint à tout cela les
flagellations volontaires ; elles deviennent plus
tard dans l'Italie, alors violemment agitée, une
vraie manie. Nobles et vilains, jeunes et vieux,
et jusqu'à des enfants de cinq ans, vont deux à
deux, par centaines, par milliers, et par dizaines
de milliers , à travers les villages , les bourgs et
les villes, ne portant pour vêtement qu'un tablier
lié par le milieu du corps , et visitent en proces-
sion les églises au plus fort de l'hiver. Armés d'un
fouet, ils se flagellent impitoyablement, et les
rues retentissent de cris et de gémissements qui
arrachent des larmes à ceux qui les entendent.
Cependant , bien avant que le mal fût venu à
un tel degré, les hommes, accablés par les prê-
tres, avaient soupiré après la délivrance. Les prê-
tres eux-mêmes avaient compris que , s'ils n'y
portaient remède , leur puissance usurpée leur
échapperait. Ils inventèrent donc le système d'é-
change , célèbre sous le nom d'indulgences. Ils
dirent: « Vous ne pouvez, ô pénitents! accom-
« plir les tâches qui vous sont imposées. Eh bien,
a nous, prêtres de Dieu et vos pasteurs, nous
MÉRITES SURÉROGATOIRES. 55
« prendrons sur nous ce pesant fardeau. Pour un
«c jeûne de sept semaines, dit Regino, abbé de
♦c Prum , on payera, si l'on est riche, vingt sous;
« si on l'est moins, dix sous; si l'on est pauvre,
« trois sous; ainsi de suite pour autre chose \ »
Des voix courageuses s'élevèrent contre ce com-
merce , mais en vain.
Le pape découvrit bientôt les avantages qu'il
pouvait tirer de ces indulgences. Le docteur irré-
fragable, Alexandre de Haies, inventa, dans le
treizième siècle, une doctrine bien propre à assu-
rer cette vaste ressource de la papauté. Une bulle
de Clément VII la déclara article de foi. Jésus-
Christ, dit-on, a fait bien plus qu'il n'était néces-
saire pour réconcilier les hommes avec Dieu. Une
seule goutte de son sang eût suffi pour cela. Mais
il en a beaucoup versé , afin de fonder pour son
Eglise un trésor que l'éternité même ne saurait
épuiser. Les mérites surérogatoires des sainls, le
prix des œuvres qu'ils ont faites au delà de leur
obligation, ont encore augmenté ce trésor. La garde
et l'administration en ont été confiées au vicaire
de Jésus-Christ sur la terre. 11 applique à chaque
pécheur, pour les fautes commises après le bap-
tême, ces mérites de Jésus-Christ et des saints,
selon la mesure et dans la quantité que ses péchés
le rendent nécessaire. Qui oserait attaquer un
usage d'une aussi sainte origine?
Bientôt se déploie et se complique cette incon-
cevable industrie. Les philosophes d'Alexandrie
I Libri duo de ecclesiasticis disciplinis.
56 LE PURGATOIRE. TAXE.
avaient parlé d'un feu dans lequel les hommes de-
vaient être purifiés. Plusieurs anciens docteurs
avaient admis cette idée. Rome déclara doctrine
de l'Eglise cette opinion philosophique. Le pape
réunit par une bulle le purgatoire à son domaine.
Il arrêta que l'homme y expierait ce qu'il n'aurait
pu expier ici-bas , mais que les indulgences pour-
raient délivrer les âmes de cet état intermédiaire
où leurs péchés devaient les retenir. Thomas d'A-
quin l'exposa dans sa fameuse Somme théologi-
que. On n'épargna rien pour remplir les esprits
d'épouvante; on peignit avec d'horribles couleurs
les tourments que fait endurer le feu purificateur
à ceux qui en deviennent la proie. On voit encore
de nos jours, dans bien des pays de la catholicité,
de ces tableaux exposés dans les temples ou dans
les carrefours, où de pauvres âmes, du milieu de
flammes ardentes, invoquent avec angoisse quel-
que secours. Qui eût pu refuser l'argent rédemp-
teur qui, en tombant dans le trésor de Rome,
devait racheter l'âme de tant de souffrances ?
Peu après, pour régulariser ce trafic, on in-
venta ( ce fut probablement Jean XXII } la fa-
meuse et scandaleuse taxe des indulgences, dont
on a plus de quarante éditions. Les oreilles les
moins délicates seraient offensées si l'on répétait
toutes les horreurs qui s'y trouvent. L'inceste
coûtera, s'il n'est pas connu, cinq gros, et s'il est
connu, six gros. Tel prix pour le meurtre, tel pour
l'infanticide, pour l'adultère, pour le parjure,
pour le vol avec effraction, etc. — - k O honte de
« Rome !» s'écrie Claudius d'Esperse, théologien
lU BILES. 5'^
romain; et nous ajoutons : O honte de l'huma-
nité! car on ne peut rien reprocher à Rome qui
ne retombe sur l'homme lui-même. Rome, c'est
l'humanité exaltée dans quelques-uns de ses mau-
vais penchants. Nous disons cela pour être vrai :
nous le disons aussi pour être juste.
Roniface VIII , le plus hardi et le plus ambitieux
des papes après Grégoire Vil , sut faire plus en-
core que ses devanciers.
Il publia, l'an i3oo, une bulle par laquelle il
annonça à l'Eglise que, tous les cent ans, tous
ceux qui se rendraient à Rome y obtiendraient
une indulgence plénière. D'Italie, de Sicile, de Sar-
daigne, de Corse, de France, d'Espagne, d'Alle-
magne, de Hongrie, de toutes parts, on accourut.
Des vieillards de soixante et de soixante-dix ans
se mettaient en chemin , et l'on compta à Rome
dans un mois jusqu'à deux cent mille pèlerins.
Tous ces étrangers apportaient de riches offrandes.
Le pape et les Romains virent se remplir leurs
trésors.
Rientôt l'avidité romaine plaça chaque jubilé à
cinquante, plus tard à trente -trois, et enfin à
vingt-cinq années. Puis, pour la plus grande com-
modité des acheteurs et le plus grand profit des
marchands, on transporta de Rome sur toutes les
places de la chrétienté , et le jubilé et ses indul-
gences. Il n'était plus besoin de sortir de chez soi.
Ce que d'autres avaient été chercher au delà des
Alpes, chacun pouvait l'acheter à sa porte.
Le mal ne pouvait devenir plus grand.
Alors le réformateur se leva.
58 LA PAPAUTÉ ET LE CHRISTIANISME.
Nous avons vu ce qu'était devenu le principe
qui devait dominer l'histoire du christianisme;
nous venons de voir ce que devint celui qui de-
vait en dominer la doctrine : tous deux s'étaient
perdus.
Établir une caste médiatrice entre l'homme et
Dieu, et faire acheter par des oeuvres, par des pé-
nitences et à prix d'argent , le salut que Dieu
donne, voilà la papauté.
Ouvrir à tous, par Jésus-Christ, sans médiateur
humain, sans ce pouvoir qui s'appelle l'Eglise, un
accès libre au grand don de la vie éternelle que
Dieu fait à l'homme , voilà le christianisme et la
réformation.
La papauté est un mur immense, élevé par le
travail des siècles entre l'homme et Dieu. Si quel-
qu'un veut le franchir, qu'il paye ou qu'il souffre.
Et encore ne le franchira-t-il pas.
La réformation est la puissance qui a renversé
cette muraille, qui a rendu Christ à l'homme, et
qui lui a fait ainsi un sentier uni pour venir à son
Créateur.
La papauté interpose l'Église entre Dieu et
l'homme.
Le christianisme et la réformation font rencon-
trer Dieu et l'homme face à face.
La papauté les sépare. L'Évangile les unit.
Après avoir ainsi tracé l'histoire de la décadence
et de l'anéantissement des deux grands principes
qui devaient distinguer la rehgion de Dieu de
toutes les religions des hommes , voyons quels
ÉTAT DE LA CHRÉTIENTÉ. 59
turent quelques-uns des résultats de cette immense
transformation.
Mais rendons d'abord quelque honneur à cette
Église du moyen âge qui succéda à celle des
Apôtres et des Pères, et qui précéda celle des ré-
formateurs. L'Église demeura l'Église, bien que
déchue et toujours plus captive. C'est dire qu'elle
fut toujours Tamie la plus puissante de l'homme.
Ses mains, quoique liées, purent encore bénir.
De grands serviteurs de Jésus-Christ, qui furent
pour les doctrines essentielles de vrais protes-
tants, répandirent, durant ces siècles, une lumière
bienfaisante; et dans le plus humble couvent, dans
la plus obscure paroisse, il se trouva de pauvres
moines et de pauvres prêtres pour soulager de
grandes douleurs. L'Église catholique ne fut pas
la papauté. Celle-ci eut le rôle d'oppresseur, et
celle-là celui d'opprimée. La réformation , qui dé-
clara la guerre à l'une, vint délivrer l'autre. Et, il
faut le dire, la papauté elle-même fut quelquefois,
dans les mains de Dieu qui fait sortir le bien du
mal , un contre-poids nécessaire à la puissance et
à l'ambition des princes.
m.
Voyons maintenant l'état de l'Église, avant la
réformation.
Le peuple de la chrétienté n'attendait plus d'un
Dieu vivant et saint le don gratuit de la vie éter-
nelle. Il devait donc, pour l'obtenir, recourir à
tous les moyens que pouvait inventer une imagi-
nation superstitieuse , craintive et alarmée. Le ciel
bO RELIGION.
se remplit de saints et de médiateurs qui devaient
solliciter cette grâce. La terre se remplit d'œuvres
pies, de sacrifices, de pratiques et de cérémonies
qui devaient la mériter. Voici le tableau que nous
fait de la religion à cette époque, un homme qui
fut longtemps moine, et plus tard compagnon
d'œuvre de Luther, Myconius :
« IjCs souffrances et les mérites de Christ étaient
« traités comme une vaine histoire ou comme les
« fables d'Homère. Il n'était pas question de la foi
« par laquelle on s'assure la justice du Sauveur et
'( l'héritage de la vie éternelle. Christ était un juge
« sévère prêt à condamner tons ceux qui ne re-
« courraient pas à l'intercession des saints ou aux
« indulgences des papes. A sa place figuraient
«comme intercesseurs, d'abord la Vierge Marie,
« semblable à la Diane du paganisme; et puis des
« saints dont les papes augmentaient sans cesse le
« catalogue. Ces médiateurs n'accordaient leurs
« prières que si l'on avait bien mérité des ordres
« fondés par eux. Pour cela il fallait faire, non pas
« ce que Dieu commande dans sa Parole, mais un
« grand nombre d'œuvres inventées par les moi-
« nés et parles prêtres, et qui rapportaient beaii-
« coup d'argent. C'étaient des A.ve-Maria, des priè-
« resde sainte Ursule , de sainte Brigitte. Il fallait
« chanter, crier jour et nuit. Il y avait autant de
« lieux de pèlerinage que de montagnes , de forêts
« ou de vallées. Mais l'on pouvait avec de l'argent
« racheter ces peines. On apportait donc aux coû-
te vents et aux prêtres de l'argent et tout ce qui
« pouvait avoir quelque valeur, des poulets, des
RKLIQUES. Gr
« oies, des canards, des œufs, de la cire, du cliau-
« me, du beurre, du fromage. Alors les chants
« retentissaient, les cloches sonnaient, les parfums
« remplissaient le sanctuaire, les sacrifices étaient
« offerts, les cuisines regorgeaient, les verres se
«heurtaient, et les messes terminaient et recou-
« vraient toutes ces œuvres pies. Les évèques ne
« prêchaient pas, mais ils consacraient les prêtres,
'(les cloches, les moines, les églises, les chapel-
«les, les images, les livres, les cimetières; et
« tout cela fournissait de grands revenus. Des os,
« des bras, des pieds étaient conservés dans des
« boîtes d'argent ou d'or : on les donnait à baiser
«pendant la messe; et cela aussi rapportait un
« grand profit.
« Tous ces gens maintenaient que le pape, étant
« à la place de Dieu ' , ne pouvait se tromper, et
« ils ne souffraient aucune contradiction ^. w
A l'église de tous les Saints, à Wittemberg, on
faisait voir un morceau de l'arche de Noé, un peu
de suie provenant de la fournaise des trois jeunes
hommes, un morceau de bois de la crèche de Jé-
sus-Christ, des cheveux de la barbe du grand
Christophe, et dix- neuf mille autres reliques de
plus ou moins grand prix. A Schaffouse, on mon-
trait l'haleine de saint Joseph que Nicodème avait
reçue dans son gant. Dans le Wurtemberg on
rencontrait un vendeur d'indulgences débitant sa
marchandise, la tète ornée dune grande plume
1 2 Thess. II, 4.
1 Myconiiis, Hist. de la réform.; et Seckeudorf, Hist. du
liitlu'ranisme.
02 • RIRF.S DK PAQUES.
tirée de l'aile de l'archange Michel '. Mais il n'é-
tait pas nécessaire d'aller chercher au loin ces
précieux trésors. Des fermiers de reliques par-
couraient le pays. Ils les colportaient dans les
campagnes, comme on l'a fait plus tard des sain-
tes Ecritures, et les apportaient aux fidèles dans
leurs maisons, pour leur épargner les frais et la
peine du pèlerinage. On les exposait avec pompe
dans les églises. Ces colporteurs errants payaient
une certaine somme aux propriétaires des reli-
ques, et leur donnaient tant pour cent de leurs
profits.... Le royaume des cieux avait disparu, et
les hommes avaient élevé à sa place sur la terre
un honteux marché.
Aussi un esprit profane avait- il envahi la reli-
gion ; et les souvenirs les plus sacrés de l'Eglise,
les temps qui appelaient le plus les fidèles au re-
cueillement et à l'amour, étaient déshonorés par des
bouffonneries et des profanations toutes païennes.
Les « rires de Pâques» tenaient une grande place
dans les actes de l'Église. La fête de la résurrec- *
tion de Jésus- Christ devant être célébrée avec
joie, on recherchait dans les sermons tout ce qui
pouvait exciter les rires du peuple. Tel prédica-
teur chantait comme un coucou; tel autre sifflait
comme une oie. L'un traînait à l'autel un laïque
revêtu d'un froc; un second récitait les histoires
les plus indécentes; un troisième racontait les
tours de l'apotre saint Pierre, entre autres com-
ment au cabaret il avait trompé son hôte en ne
I MùUer's Reliqiiicn, 3* vol., p. 2'Jt.
MOEURS.
63
payant pas son écotV Le bas clergé profitait de
l'occasion pour tourner en ridicule ses supérieurs.
Les temples étaient changés en tréteaux et les prê-
tres en bateleurs.
Si telle était la religion, que devaient être les
mœurs ?
Sans doute la corruption n'était pas alors uni-
verselle. H ne faut point l'oublier; l'équité le de-
mande. On vit jaillir, de la réformation même,
une abondance de piété, de justice et de force.
L'action spontanée de la puissance de Dieu en fut
la cause. Mais comment nier qu'il avait à l'avance
déposé les germes de cette vie nouvelle dans le sein
de l'Église? Si, de nos jours, on rassemblait toutes
les immoralités , toutes les turpitudes qui se com-
mettent dans un seul pays, cette masse de cor-
ruption nous effrayerait sans doute encore. Néan-
moins, le mal eut à cette époque des caractères,
une généralité qu'il n'a pas eus depuis lors. Et
surtout , l'abomination désolait les lieux saints
comme il ne lui a plus été donné de le faire depuis
les jours de la réformation.
La vie avait déchu avec la foi. La nouvelle du
don de la vie éternelle est la puissance de Dieu
pour régénérer les hommes. Otez le salut que Dieu
donne , vous ôtez la sanctification et les œuvres.
Ce fut ce qui arriva.
La doctrine et le débit des indulgences provo-
quaient puissamment au mal un peuple ignorant.
Il est vrai que, selon l'Église, les indulgences ne
I OEcolamp. , De risii paschali.
G4 CORRUPTION. DÉSORDRES Dl.S PRÊTRES.
pouvaient être utiles qu'à ceux qui promettaient
de se corriger et qui tenaient leur parole. Mais
qu'attendre d'une doctrine inventée en vue du
profit qu'on espérait en retirer? Les vendeurs
d'indulgences étaient naturellement tentés, afin
de mieux débiter leur marchandise, de présenter
la chose au peuple de la manière la plus propre
à l'attirer et à le séduire. Les savants eux-mêmes
ne comprenaient pas trop cette doctrine. Tout ce
que la multitude y voyait, c'est que les indul-
gences permettaient de pécher : et les marchands
ne s'empressaient pas de dissiper une erreur si
favorable à la vente.
Que de désordres et de crimes dans ces siècles
ténébreux, où l'impunité s'acquérait à prix d'ar-
gent! Que pouvait-on craindre, quand une petite
contribution pour bâtir une église délivrait des
vengeances du monde à venir? Quel espoir de
renouvellement, quand il n'y avait plus commu-
nication entre Dieu et l'homme, et que l'homme,
éloigné du Dieu qui est esprit et vie, ne se mou-
vait plus qu'au milieu de petites cérémonies, de
grossières pratiques, dans une atmosphère de
mort?
Les prêtres étaient les premiers soumis à cette
influence corruptrice. En voulant s'élever, ils s'é-
taient abaissés. Ils avaient voulu ravir à Dieu un
rayon de sa gloire et le placer dans leur sein ;
mais leur tentative avait été vaine, et ils n'y
avaient caché qu'un levain de corruption dérobé
à la puissance du mai. Les annales du temps four-
millent de scandales. En plusieurs lieux , on aimait
DÉSORDRES DES PRETRES. 65
à voir un piètre entretenir une femme, afin que
les femmes mariées fussent en sûreté contre leurs
séductions'. Que de scènes humiliantes présen-
tait alors la maison d'un pasteur! Le malheureux
soutenait la mère et les enfants qu'elle lui avait
donnés avec la dîme et les aumônes ^. Sa cons-
cience était troublée; il rougissait devant le peu-
ple, devant ses domestiques, devant Dieu. La
mère craignant, si le prêtre venait à mourir, de
tomber dans le dénûment, se pourvoyait quel-
quefois à l'avance : elle volait dans sa propre
maison. Son honneur était perdu. Ses enfants
étaient pour etle une accusation toujours vivante.
Méprisés de tous, ils se jetaient dans les querelles
et dans les débauches. Voilà la maison du prê-
tre .... Ces scènes affreuses étaient une instruc-
tion dont le peuple savait profiter ^.
Les campagnes étaient le théâtre de nombreux
excès. Les lieux où résidaient les ecclésiastiques
étaient souvent des repaires de dissolution. Cor-
neille A.drien à Bruges *, l'abbé Trinkler à Cappel ^,
imitaient les mœurs de l'Orient : ils avaient aussi
leurs harems. Des prêtres, s'associant à de mé-
chantes gens, fréquentaient les cabarets, jouaient
aux dés, et couronnaient leurs orgies par les que-
relles et le blasphème ^.
I Nicol. De Clemangis, de praesiilib. simoniacis.
1 Paroles de Seb. Stor. , pasteur de Lichstall en i5u4.
3 Fùsslin Beytraege, II, 224.
4 Metern. Nederl. Hist. VIII.
5 Hotlinger, Hist. Eccl. IX, 3o5.
6 Mand. du ') mars i5i 7, de Hugo, évèque de Constance.
l. 5
66 DÉSORDRES DES ÉVÉQIJES.
Le conseil de Schaffhouse leur défendit la danse
publique, excepté en cas de noces, et le port de
deux espèces d'armes ; il ordonna aussi qu'on dé-
pouillât de leurs habits ceux que l'on trouverait
dans une maison de mauvaises mœurs ^ Dans
l'archevêché de Mayence, ils sautaient durant la
nuit par-dessus les murailles, ils faisaient du
bruit et toutes sortes de désordres dans les au-
berges et dans les cabarets, et ils brisaient les
portes et les serrures *. En plusieurs lieux , le
prêtre payait à l'évêque une certaine taxe pour
la femme avec laquelle il vivait, et par chaque
enfant qu'il avait d'elle. Un évêque allemand , se
trouvant un jour à un grand festin, dit publi-
quement que dans une année onze mille prêtres
s'étaient présentés chez lui à cet effet. Érasme le
rapporte ^.
Si l'on montait dans l'ordre hiérarchique , la cor-
ruption n était pas moins grande. Les dignitaires
de rÉgiise préféraient le tumulte des camps aux
chants des autels. Savoir, la lance à la main, con-
traindre ceux qui les entouraient à l'obéissance,
était l'une des premières qualités des évéques.
Baudouin , archevêque de Trêves , sans cesse en
guerre avec ses voisins et ses vassaux , rasait leurs
châteaux, bâtissait des forts, et ne pensait qu'à
agrandir son territoire. Certain évêque d'Eich-
stadt, lorsqu'il rendait la justice , portait sous son
I Miillei's R-eliq., III, aSi.
a Steiibing, Ciesch. der Nass. Oran. Lande.
3 « Uno anno ad se delata undeciin millia sacerdotum pa-
lam conciibinarioriim. » (P^rasmi 0pp., lom. IX, p. Aoi.)
DÉSORDRES DES PAPES. 6^
habit une cotte de mailles, et tenait en main une
grande épée. Il avait coutume de dire qu'il détiait
cinq Bavarois , pourvu qu'ils l'attaquassent sans
fraude '. Partout les évéques étaient en guerre con-
tinuelle avec leurs villes. Les bourgeois deman-
daient la liberté, les évêques voulaient une obéis-
sance absolue. Si ceux-ci remportaient la victoire,
ils punissaient la révolte en immolant à leur ven-
geance de nombreuses victimes; mais la flamme
de l'insurrection brillait au moment même où l'on
pensait l'avoir étouffée.
Et quel spectacle offrait le trône pontifical aux
temps qui précédèrent immédiatement la réforma-
tion ! Rome , il faut le dire , ne vit pas souvent tant
de honte.
Rodrigue Borgia, après avoir vécu avec une
dame romaine, avait continué le même commerce
illégitime avec une fille de cette dame, Roza Va-
nozza, et eu avait eu cinq enfants. Il était à Rome
cardinal, archevêque, vivant avecVanozza, avec
d'autres encore, fréquentant les églises et les hô-
pitaux, quand la mort d'Innocent YIII rendit va-
cant le siège pontifical. Il sut l'obtenir en achetant
chaque cardinal à un certain prix. Quatre mulets
chargés d'argent entrèrent publiquement dans le
palais du plus influent de tous , du cardinal Sforza.
Borgia fut fait pape sous le nom d'Alexandre VI,
et se réjouit d'être ainsi parvenu au faîte des
plaisirs.
Le jour de son couronnement , il fit son fils
I Schmidt, Gescli. Hor Dentschen, tom. IV.
5.
6S r;\£ FAMILLK DE PAPK.
César, jeune homme de mœurs féroces et dis-
solues, archevêque de Valence et évéque de
Pampelune. Puis il célébra dans le Vatican les
noces de sa fille Lucrèce par des fêtes auxquelles
assista sa maîtresse Julia Bella , et qu'égayèrent
des comédies et des chansons déshonnétes. « Tous
« les ecclésiastiques , dit un historien ' , avaient
« des maîtresses, et tous les couvents de la capi-
« taie étaient des maisons de mauvaise vie. » César
Borgia épousa le parti des Guelfes; et quand,
avec leur aide, il eut anéanti les Gibelins, il se
tourna contre les Guelfes eux-mêmes et les en-
gloutit à leur tour. Mais il voulait être seul à
partager toutes ces dépouilles. L'an 1497, Alexan-
dre donna à son fils aîné le duché de Béné-
vent. Le duc disparut. Un marchand de bois des
bords du Tibre, George Schiavoni , avait vu,
pendant la nuit, jeter un cadavre dans le fleuve;
mais il n'avait rien dit : c'était chose ordinaire.
On retrouva le cadavre du duc. Son frère César
avait été l'auteur de sa mort ^. Ce n'était pas as-
sez : un beau-frère l'offusquait encore; un jour,
César le fit frapper sur l'escalier même du palais
pontifical. On le transporta ensanglanté dans ses
appartements. Sa femme et sa sœur ne le quit-
taient pas, et, craignant le poison de César, elles
lui préparaient de leurs propres mains ses ali-
ments. Alexandre plaça des gardes à sa porte; mais
1 Infessura.
2 Araazzô il fratello ducha di (iandia e lo fa biitar iijI Te-
vere. (Manuscrit de Capello, anihassadenr à Rome en i5oo,
extrait pni Rankr/'
IINK FAMILLE DE PAPE. 69
César se moquait de ces précautions, et comme
le pape allait voir son gendre : « Ce qui ne se
« fait pas à dîner, se fera à souper, » lui dit Cé-
sar. Un jour, en effet, il pénétra dans la chambre
du convalescent, en chassa sa femme et sa sœur,
appela son bourreau Michilotto, le seul homme
auquel il témoignât quelque confiance, et fit étran-
gler son beau-frère sous ses yeux K Alexandre
avait un favori, Peroto,dont la faveur importu-
nait aussi le jeune duc. Il le poursuivit ; Peroto se
réfugia sous le manteau pontifical, et enlaça le pape
de ses bras. César le frappa, et le sang de la vic-
time rejaillit sur le visage du pontife^. « Le pape,
M ajoute le témoin contemporain de ces scènes,
« aime son fils le duc et en a grande peur. » César
fut l'homme le plus beau et le plus fort de son
siècle. Six taureaux sauvages tombaient facilement
sous ses coups dans un combat. Chaque matin
on trouvait dans Rome des gens assassinés pen-
dant la nuit. Le poison consumait ceux que le
glaive ne pouvait atteindre. Nul n'osait se mou-
voir ni respirer dans Rome, tremblant que son
tour ne vînt. César Borgia a été le héros du crime.
Le lieu sur la terre où l'iniquité a atteint de telles
hauteurs , c'est le trône des pontifes. Quand
l'homme s'est livré aux puissances du mal, plus il
prétend être élevé devant Dieu, plus il s'enfonce
dans les abîmes de l'enfer. Les fêtes dissolues que
1 Intro in caméra.... fe ussir la moylie e sorella. .. cstraii-
golô ditozovene. (Manuscrit de Capello, ambassadeur à Ron)e
en i5oo, extrait par Ranke.)
2 Adeo il sangiie li saltô in la faza <lel papa. (Ibid.)
^O UNE FAMILLE DE PAPE.
le pape , son fils César et sa fille Lucrèce se
donnaient dans le palais pontifical, ne peuvent se
décrire, et l'on ne peut y penser sans horreur.
Les bocages impurs de l'antiquité n'en virent
peut-être pas de semblables. Des historiens ont
accusé Alexandre et Lucrèce d'inceste; mais ce
fait ne paraît pas suffisamment prouvé. Le pape
ayant préparé des poisons à un riche cardinal
dans une petite boîte de confitures qui devait
être servie après un somptueux repas, le cardinal
averti gagna le maître d'hôtel, et la boîte empoi-
sonnée ayant été placée devant Alexandre, il en
mangea et mourut '. « La ville entière accourut,
« et ne put se rassasier de contempler cette vipère
« morte ^. »
Tel était l'homme qui occupait le siège ponti-
fical au commencement du siècle dans lequel la
réformation éclata.
Ainsi le clergé avait déconsidéré et la religion et
lui-même. Aussi une voix puissante pouvait-elle
s'écrier : a L'état ecclésiastique est opposé à Dieu
« et à sa gloire. Le peuple le sait bien , et c'est ce
«■ que ne montrent que trop tant de chansons, de
« proverbes et de moqueries contre les prêtres ,
« qui ont cours parmi les gens du commun , et
« toutes ces peintures de moines et de prêtres que
« l'on voit sur toutes les murailles et jusque sur
Il les cartes à jeu : chacun éprouve du dégoût
« lorsqu'il aperçoit ou qu'il entend de loin un
i E messe la scutola veneuata avante il papa. (Sanato.)
2 Gordon, Tomasi, Infessura, Giiicciardini, etc.
INSTRUCTION. 7I
u ecclésiastique. >^ C'est Luther qui parle ainsi».
Le mal s'était répandu dans tous les rangs : une
efficace d'erreur avait été envoyée aux hommes ;
la corruption des mœurs répondait à la corrup-
tion de la foi ; un mystère d'iniquité pesait sur
l'Église asservie de Jésus-Christ.
Une autre conséquence découlait nécessaire-
ment de l'oubli dans lequel était tombée la doc-
trine fondamentale de l'Évangile. L'ignorance de
l'esprit élait la compagne de la corruption du cœur.
Les prêtres ayant pris en leurs mains la distribu-
tion d'un salut qui n'appartient qu'à Dieu, avaient
un titre suffisant au respect des peuples. Qu'a-
vaient-ils besoin d'étudier les saintes lettres? Il ne
s'agissait plus d'expliquer les Écritures, mais de
donner des diplômes d'indulgence; et il n'était pas
besoin pour ce ministère d'avoir acquis avec peine
beaucoup de savoir.
On choisissait pour prédicateurs dans les cam-
pagnes, dit Wimpheling, des misérables que l'on
avait auparavant enlevés à la mendicité, et qui
avaient été cuisiniers, musiciens, chasseurs, gar-
çons d'écurie, et pis encore*.
Le haut clergé lui-même était souvent plongé
dans une grande ignorance. Un évêque de Dun-
feld s'estimait heureux de n'avoir jamais appris
ni le grec ni l'hébreu. Les moines prétendaient
que toutes les hérésies provenaient de ces lan-
1 Da man anlale "VVànde, auf allerley Zeddel, ziiletzt auch
auf den Kartenspielen, Pfaffen nnd Mùnche malete. (L. Epp.
11,674.)
2 Apologia pro Rep. Christ.
72 IGiNORANCE. CICÉRONIENS.
giies , et surtout du grec. « Le Nouveau Tesla-
« ment, disait l'un d'eux , est un livre rempli de
« serpents et d'épines. Le grec, continuait-il, est
'< une nouvelle langue récemment inventée, et
« dont il faut bien se garder. Quant à l'hébreu,
« mes chers frères, il est certain que tous ceux
« qui l'apprennent deviennent juifs à l'instant
« même. » Heresbach, ami d'Érasme, écrivain res-
pectable , rapporte ces paroles. Thomas Linacer,
savant et célèbre ecclésiastique , n'avait jamais lu
le Nouveau Testament. Dans ses derniers jours
(en i5i/\), il s'en fit apporter un exemplaire;
mais aussitôt il le jeta loin de lui avec un ju-
rement, parce qu'en l'ouvrant il était tombé sur
ces paroles : « Mais moi je vous dis, ne jurez en
« aucune manière. » Or, il était grand jureur.
« Ou bien ceci n'est pas l'Évangile, dit-il , ou bien
« nous ne sommes pas chrétiens^ ! » La faculté de
théologie de Paris elle-même ne craignait pas de
dire alors devant le parlement : «C'en est fait de
^( la religion , si l'on permet l'étude du grec et de
(( l'hébreu. »
S'il y avait çà et là, parmi les ecclésiastiques,
quelques connaissances , ce n'était pas dans les
saintes lettres. Les Cicéroniens d'Italie affectaient
un grand mépris pour la Bible à cause de son style ;
de prétendus prêtres de l'Église de Jésus-Christ
traduisaient les écrits des saints hommes inspirés
par l'Esprit de Dieu en style de Virgile et d'Ho-
race, afin de rendre leurs paroles agréables aux
i Miillrr's Kcliq., tom. III , p. 9,5 ■^
CICÉRONIEN5. ']3
oreilles de la bonne société. Le cardinal Bembus,
au lieu An Saint-Esprit , écrivait le soujfle du Zé-
phire céleste; au lieu de remettre les péchés , flé-
chir les mânes et les dieux soui>erains, et au lieu
de Christ , fils de Dieu, Minen^e sortie du front de
Jupiter. Ayant trouvé un jour le respectable Sa-
dolet occupé d'une traduction de l'Épître aux Ro-
mains : « Laisse là ces enfantillages, lui dit-il; de
« telles inepties ne conviennent pas à un homme
« grave '. »
Voilà quelques-unes des conséquences du sys-
tème qui pesait alors sur la chrétienté. Ce tableau
rend évidentes, sans doute, et la corruption de l'E-
glise et la nécessité d'une réformation. C'est ce
que nous nous sommes proposé en l'esquissant.
liCS doctrines vitales du christianisme avaient
presque entièrement disparu, et, avec elles, la
vie et la lumière qui constituent l'essence de la
religion de Dieu. Les forces du corps de l'Église
s'étaient dissipées. Le corps était affaibli, épuisé, et
se trouvait étendu , presque sans vie, sur cette par-
tie du monde que l'Empire romain avait occupée.
IV.
Les maux qui affligeaient alors la chrétienté,
la superstition , l'incrédulité , l'ignorance , de
vaines spéculations , la corruption des mœurs ,•
fruits naturels du cœur de l'homme , n'étaient
pas nouveaux sur la terre. Souvent ils avaient fi-
I Felieri, Mon. iucd. , p. 400.
74 J^ATlJRE IMPÉRISSABLE DU CHRISTIANISME.
guré dans l'histoire des peuples. Ils avaient atta-
qué , surtout dans l'Orient, diverses religions, qui
avaient eu leurs jours de gloire. Ces religions
énervées avaient succombé à ces maux , étaient
tombées sous ces coups , et aucune ne s'en était
jamais relevée.
Le christianisme doit-il maintenant subir le
même sort ? Se perdra-t-il comme ces antiques
religions des peuples? Le coup qui leur donna
la mort sera-t-il assez fort pour lui ôter la vie?
N'y aura-t-il rien qui le sauve? Ces puissances
ennemies qui l'accablent, et qui ont déjà renversé
tant de cultes divers , pourront-elles bien s'as-
seoir sans contradiction sur les ruines de l'Éçilise
de Jésus-Christ?
Non. 11 y a dans le christianisme ce qui n'était
dans aucune des religions des peuples. 11 ne pré-
sente pas , comme elles, certaines idées générales,
mêlées de traditions et de fables, destinées à suc-
comber tôt ou tard sous les attaques de la raison
humaine; il renferme une vérité pure, fondée sur
des faits capables de soutenir Texamen de tout
esprit droit et éclairé. Le christianisme ne se pro-
pose pas seulement d'exciter dans l'homme cer-
tains sentiments religieux vagues , dont le pres-
tige, une fois dissipé, ne saurait plus renaître; il
a pour but de satisfaire, et il satisfait réellement,
tous les besoins religieux de la nature humaine,
quel que soit le degré de développement auquel
elle soit parvenue. Il n'est pas l'œuvre de
l'homme, dont le travail passe et s'efface; il est
l'œuvre de Dieu qui maintient ce qu'il crée ; et
DEUX LOIS DE DIEU. 7D
il a pour gage de sa durée les promesses de son
divin ciief.
11 est impossible que l'humanité se mette jamais
au-dessus du christianisme. Et si même pendant
quelque temps elle a cru pouvoir se passer de lui ,
il lui apparaît bientôt avec une nouvelle jeunesse
et une nouvelle vie, comme le seul moyeu de
guérison pour les âmes : les peuples dégénérés se
retournent alors , avec une ardeur toute nouvelle ,
vers ces vérités antiques, simples et puissantes ,
qu'ils ont dédaignées à l'heure de leur étourdis-
se ment.
Le christianisme déploya en effet au seizième
siècle le même pouvoir régénérateur qu'il avait
exercé au premier. Après quinze siècles, les mê-
mes vérités produisirent les mêmes effets. Aux
jours de la réformation , comme au temps de Paul
et de Pierre, l'Evangile, avec une force invinci-
ble, renversa d'immenses obstacles. Sa puissance
souveraine manifesta son efficace du nord jusqu'au
midi , parmi les nations les plus diverses quant à
leurs mœurs , à leur caractère , à leur développe-
ment intellectuel. Alors, comme au temps d'E-
tienne et de Jacques , il alluma le feu de l'enthou-
siasme et du sacrifice dans des nations éteintes ,
et les éleva jusqu'au martyre.
Comment cette vivification de l'Église et du
monde s'accomplit-elle?
On put observer alors deux lois par lesquelles
Dieu gouverne en tout temps le monde.
D'abord il prépare lentement et de loin ce qu'il
veut accomplir. Il a les siècles pour le faire.
7^ FORCE APPARENTE DE ROME.
Ensuite, quand le temps est venu, il opère les
p!iis grandes choses par les plus petits moyens. Il
agit ainsi dans la nature et dans l'histoire. Quand
il veut faire croître un arbre immense, il dépose
un petit grain dans la terre; quand il veut renou-
veler son Église, il se sert du plus chétif instru-
ment pour accomplir ce que les empereurs, les
savants et les hommes éminents de l'Église n'ont
pu faire. Bientôt nous chercherons et nous dé-
couvrirons cette petite semence, qu'une main di-
vine plaça dans la terre aux jours de la réforme.
Nous devons maintenant discerner et reconnaître
les divers moyens par lesquels Dieu prépara cette
grande révolution.
A l'époque où la réformation était près d'écla-
ter, Rome paraissait en paix et en sûreté. On eût
dit que rien ne pouvait plus la troubler dans son
triomphe; de grandes victoires avaient été rem-
portées par elle. Les conciles généraux, ces cham-
bres hautes et basses de la catholicité, avaient été
soumis. Les Vaudois, les Hussites avaient été com-
primés. Aucune université, excepté peut-être celle
de Paris, qui élevait quelquefois la voix quand ses
rois lui en donnaient le signal, ne doutait de l'in-
faillibilité des oracles de Rome. Chacun semblait
avoir pris son parti de sa puissance. Le haut clergé
préférait donner à un chef éloigné la dixième par-
tie de ses revenus, et consommer tranquillement
les neuf autres, plutôt que de tout hasarder pour
une indépendance qui lui coûterait cher et lui
rapporterait peu. Le bas clergé, amorcé par la
OPPOSITfDlX CACHÉ». DKCADF.NGE. 77
perspective de places brillantes que rambition
lui faisait imaginer et découvrir dans le lointain,
achetait volontiers par un peu d'esclavage l'attente
flatteuse qu'il chérissait. D'ailleurs, il était pres-
que partout tellement opprimé par les chefs de
la hiérarchie, qu'il pouvait à peine se débattre
sous leurs mains puissantes, et bien moins encore
se relever hardiment et leur tenir tête. Le peuple
fléchissait le genou devant l'autel romain ; et les
rois eux-mêmes , qui commençaient en secret à
mépriser l'évéque de Rome, n'eussent osé porter
sur son pouvoir une main que le siècle eût appe-
lée sacrilège.
. Mais si l'opposition semblait au dehors s'être
ralentie, ou même avoir cessé, quand la réforma-
tion éclata, sa force avait crû intérieurement. Si
nous considérons de plus près Féditice , nous dé-
couvrons plus d'un symptôme qui en présageait
la ruine. Les conciles généraux, en tombant,
avaient réparulu leurs principes dans l'Église et
porté la division dans le camp de leurs adver-
saires. Les défenseurs de la hiérarchie s'étaient
partagés en deux partis : ceux qui soutenaient le
système de la domination papale absolue , d'après
les principes d'Hildebrand , et ceux qui voulaient
un gouvernement papal constitutionnel, offrant
des garanties et des libertés aux Eglises.
Mais il y avait plus encore : dans tous les par-
tis, la foi à l'infaillibilité de l'évéque romain était
fortement ébranlée. Si nulle voix ne s'élevait pour
l'attaquer, c'est que chacun cherchait plutôt à re-
tenir avec anxiété le peu de foi qu'il avait encore.
'yS TRIPLE OPPOSITION. ROIS ET PEUPLES.
On craignait la moindre secousse , parce qu'elle
devait renverser l'édifice. La chrétienté retenait
son souffle; mais c'était pour prévenir un désas-
tre, au milieu duquel elle eût craint de périr. Dès
le moment où l'homme tremble d'abandonner une
persuasion longtemps vénérée, c'est que déjà il
ne la possède plus. Et il ne gardera pas longtemps
encore l'apparence même qu'il veut maintenir.
La réformation avait été peu à peu préparée,
par la providence de Dieu, dans trois mondes dif-
férents : dans le monde politique , dans le monde
ecclésiastique, dans le monde littéraire. Les rois
et les peuples, les chrétiens et les théologiens,
les lettrés et les savants, contribuèrent à amener
la révolution du seizième siècle. Parcourons cette
triple opposition , en terminant par celle des let-
trés, qui fut la plus puissante peut-être dans les
temps qui précédèrent immédiatement la réforme.
D'abord , quant aux peuples et aux rois , Rome
avait à leurs yeux beaucoup perdu de son ancien
crédit. L'Église en était elle-même la première
cause. Les erreurs et les superstitions qu'elle avait
introduites dans le christianisme n'étaient pas
proprement ce qui lui avait porté un coup fatal. Il
eût fallu que la chrétienté fût placée au-dessus de
l'Église, quant au développement intellectuel et
religieux, pour pouvoir la juger à cet égard. Mais
il y avait un ordre de choses qui se trouvait à la
portée des laïques , et ce fut là que l'Église fut
jugée. Elle était devenue terrestre. Cet empire
sacerdotal qui dominait les peuples, et qui ne
pouvait subsister qu'au moyen des illusions de ses
TKA^JSFORMATION DE L EGLISE. 79
sujets, et en ayant pour couronne une auréole,
avait oublié sa nature, laissé le ciel et ses sphères
de lumière et de gloire, pour se plonger dans les
vulgaires intérêts des bourgeois et des princes.
Représentants nés de l'esprit, les prêtres l'avaient
échangé pour la chair. Ils avaient abandonné les
trésors de la science et la puissance spirituelle de
la parole , pour la force brutale et le clinquant du
siècle.
La chose s'était passée assez naturellement-
C'était bien l'ordre spirituel que l'Église avait d'a-
bord prétendu défendre. Mais pour le protéger
contre la résistance et les attaques des peuples,
elle avait eu recours aux moyens terrestres, aux
armes vulgaires , dont une fausse prudence l'avait
portée à s'emparer. Quand une fois l'Eglise s'était
mise à manier de telles armes, c'en avait été fait
de sa spiritualité. Son bras n'avait pu devenir
temporel, sans que son cœur le devînt aussi. Bien-
tôt ou vit en apparence l'inverse de ce qui avait
été d'abord. Après avoir voulu employer la terre
pour défendre le ciel , elle employa le ciel pour
défendre la terre. Les formes théocratiques ne
furent plus dans ses mains que des moyens d'ac-
complir des entreprises mondaines. Les offrandes
que les peuples venaient déposer devant le sou-
verain pontife de la chrétienté servaient à en-
tretenir le luxe de sa cour et les soldats de ses
armées. Sa puissance spirituelle lui servait d'é-
chelons pour mettre sous ses pieds les rois et les
peuples de la terre. Le charme tomba , et la puis-
sance de l'Église fut perdue, dès que les hommes
Bo Ll PAPE JLGÉ KN ITALIE-
du siècle purent dire d'elle : « Elle est devenue
comme nous. »
Les grands furent les premiers à examiner les
titres de cette puissance imaginaire '. Cet examen
eût peut-être suffi pour renverser Rome. Mais, par
bonheur pour elle, l'éducation des princes se
trouvait partout dans les mains de ses adeptes.
Ceux-ci inspiraient à leurs augustes élèves des
sentiments de vénération pour le pontife romain.
Les chefs des peuples croissaient dans le sanctuaire
de l'Eglise. Les princes d'une portée ordinaire ne
savaient jamais en sortir entièrement. Plusieurs
n'aspiraient même qu'à s'y retrouver au moment
de leur mort. On aimait mieux mourir sous un
froc que sous une couronne.
L'Italie, cette pomme de discorde de l'Europe,
fut peut-être ce qui contribua le plus à éclairer les
rois. Ils durent entrer avec les papes dans des
alliances qui concernaient le prince temporel de
l'Etat de l'Eglise, et non i'évéque des évêques.
Les rois furent très-étomiés de voir les papes prêts
à sacrifier les droits qui appartenaient au pontife,
pour conserver quelques avantages du prince. Ils
aperçurent que ces prétendus organes de la vérité
avaient recours à toutes les petites ruses de la
politique, à la tromperie, à la dissimulation, au
parjure ^. Alors tomba le bandeau que l'éducation
avait attaché sur les yeux des princes. Alors l'a-
droit Ferdinand d'Aragon essaya ruse contre ruse.
1 Adrien Baillet , Histoire des démêlés de Boniface VIII
avec Philippe le Bel. (Paris, 1708.)
1 Guicciardini, Histoire d'Italie.
DÉCOUVERTES DES ROIS ET DES PEUPLES. 8l
Alors l'impétueux Louis XII fit frapper une mé-
daille avec cette légende : Perdam Bahylonis no-
men^ . Et l'honnête Maximilien d'Autriche, péné-
tré de douleur en apprenant la trahison de Léon X,
disait ouvertement : « Ce pape aussi n'est plus
« pour moi quini scélérat. Maintenant je puis dire
« qu'aucun pape, dans toute ma vie, ne m'a tenu
« sa foi et sa parole. . . . J'espère, si Dieu le veut,
« que celui-ci sera le dernier'. »
Les rois et les peuples commençaient aussi alors
à sentir avec impatience le pesant fardeau que les
papes leur imposaient. Ils demandaient que Rome
les délivrât des dîmes, des tributs, des annates qui
consumaient leurs forces. Déjà la France avait op-
posé à Rome la pragmatique sanction, et les chefs
de l'Empire la réclamaient pour eux. L'Empereur
prit part, en i5ii, au concile de Pise, et même il
eut quelque temps l'idée d'accaparer pour lui la
papauté. Mais, parmi les chefs des peuples, nul ne
fut aussi utile à la réformation que celui dans les
États duquel elle devait commencer.
De tous les électeurs, le plus puissant était alors
Frédéric de Saxe , surnommé le Sage. Parvenu, en
1487, au gouvernement des Etats héréditaires de
sa famille, il avait reçu de l'Empereur la dignité
électorale; et, en 149^, ayant entrepris un pèle-
rinage à Jérusalem , il y avait été armé « chevalier
du Saint -Sépulcre. » L'autorité dont il jouissait,
ses richeSvSes, sa libéralité, relevaient au-tlessus de
I Je perdrai le nom de Babylone.
a Scultet. Annal, ad. an. i52o.
L 6
82 FRÉDÉRIC LE SAGE.
ses égaux. Dieu le choisit pour être comme un
arbre, à l'abri duquel la semence de la vérité pût
pousser sou premier jet, saus être déracinée par
les tempêtes du dehors ^
Nul n'était phis ))ropre à ce noble ministère.
Frédéric possédait l'estime générale et avait en
particulier toute la confiance de l'Empereur, Il le
remplaçait même quand MaximiHen était absent
de l'Empire. Sa sagesse ne consistait pas dans les
pratiques habiles d'une politique rusée, mais dans
une prudence éclairée et prévoyante, dont la pre-
mière loi était de ne jamais porter atteinte par in-
térêt aux lois de l'honneur et de la religion.
En même temps, il sentait en son cœur la puis-
sance de la Parole de Dieu. Un jour que le vicaire
général Staupitz se trouvait avec lui, la conversa-
tion tomba sur ceux qui font entendre au peuple
de vaines déclamations : « Tous les discours, dit
« l'Électeur, qui ne sont remplis que de subtilités
a et de traditions humaines, sont admirablement
« froids, sans nerf et sans force, puisque l'on ne
« peut rien avancer de subtil qu'une autre subti-
K lité ne puisse détruire. L'Écriture sainte seule est
« revêtue de tant de puissance et de majesté, que,
« détruisant toutes nos savantes machines à raison-
« nement, elle nous presse et nous oblige à dire :
« Jamais homme n'a ainsi parlé. » Staupitz ayant
témoigné qu'il se rangeait tout à fait à cet avis,
^Électeur lui tendit cordialement la main, et lui
1 Qui prae niiiUis pollebat principibus aliis, aiictoritate,
opibus, potr>nti;i , liboralitnto ot magnificentia. (Cochlœus.
Acta L. , p. 3.)
MODÉRATION ET ATTENTE. LES PEUPLES. 83
dit : « Promettez-moi que vous penserez toujours
« de même '. »
Frédéric était précisément le prince qu'il fallait
au commencement de la réformation. Trop de
faiblesse de la part des amis de cette œuvre eût
permis de l'étouffer. Trop de précipitation eût fait
trop tôt éclater Forage , qui, dès son origine, com-
mença sourdement à se former contre elle. Fré-
déric fut modéré, mais fort. Il eut cette vertu
chrétienne que Dieu a demandée de tout temps
à ceux qui adorent ses voies : il attendit Dieu. Il
mit en pratique le sage avis de Gamaliel : S/ ce
dessein est un ouvrage îles Jionimes, il se détruira
de lui-même. S'il vient de Dieu , vous ne pourrez le
détruire"^. «Les choses, disait ce prince à l'un des
« hommes les plus éclairés de son temps , à Spen-
« gler de Nuremberg, en sont venues à un tel
*f point, que les hommes ne peuvent plus rien y
« faire; Dieu seul doit agir. C'est pourquoi nous
« remettons en ses mains puissantes ces grands
« événements, qui sont trop difficiles pour nous. «
La Providence fut admirable dans le choix qu elle
fit d'un tel prince pour protéger son œuvre nais-
sante.
V.
Les découvertes faites par les rois avaient agi
peu à peu sur les peuples. Les plus sages com-
mencèrent à s'habituer à l'idée que l'évéque de
1 Luth. Epp.
2 Actes V,
84 LES PEUPLES, l'empire.
Rome était un simple homme, et même quelque-
fois un très-méchant homme. On se prit à soup-
çonner qu'il n'était pas plus saint que les évéques,
dont la réputation était très-équivoque. La licence
des papes indigna la chrétienté, et la haine du
nom romain s'étahlit dans le coeur des nations ^
En même temps des causes nombreuses ren-
daient plus facile l'affranchissement de diverses
contrées de l'Occident. Jetons un coup d'oeil sur ce
qu'elles étaient alors.
L'Empire était une confédération dedivers États,
qui avaient à leur tète un empereur, mais dont
chacun exerçait la souveraineté sur son propre
territoire. La diète impériale, composée de tous
les princes ou États souverains, exerçait le pou-
voir législatif pour l'ensemble du corps germa-
nique. L'Empereur devait ratifier les lois, décrets
ou recez de cette assemblée, et était chargé de
leur application et de leur exécution. Les sept
princes les plus puissants avaient, sous le titre
d'électeurs, le privilège de décerner la couronne
impériale.
Le nord de l'Allemagne, habité principalement
par l'ancienne race saxonne, avait acquis le plus
de liberté. L'Empereur, sans cesse attaqué par les
Turcs dans ses possessions héréditaires, devait
ménager ces princes et ces peuples courageux, qui
lui étaient alors nécessaires. Des villes libres, au
nord, à l'ouest, au sud de l'Empire, étaient par-
I " Odium romani nominis, penitus iiiKxum esse multa-
« mm gentium animis opinor, ob ea, quse vulgo de moribus
» ejus urbis jactaïUur. » (Erasmi Epp. lib. XII, p. 634.)
PRÉPARATIONS PROVIDENTIELLES. 85
venues, par leur commerce, leurs manufactures,
leurs travaux en tous genres, à un haut degré de
prosjîérité, et par cela même d'indépendance. La
puissante maison d'Autriche, qui portait la cou-
ronne impériale, tenait sous sa main la plupart
des États du midi de l'Allemagne, et surveillait de
près tous leurs mouvements. Elle s'apprêtait à
étendre sa domination sur tout l'Empire, et plus
loin encore, quand la réformation vint mettre à
ses envahissements une digue puissante et sauva
l'indépendance européenne.
Comme la Judée, où le christianisme naquit, se
trouvait au milieu de l'ancien monde , ainsi l'Alle-
magne était au centre de la chrétienté. Elle se
présentait à la fois aux Pays-Bas, à l'Angleterre, à
la France, à la Suisse, à l'Italie, à la Hongrie, à la
Bohême, à la Pologne, au Danemark et à tout le
Nord. C'était dans le cœur de l'Europe que devait
se développer le principe de la vie, et c'étaient ses
battements qui devaient faire circuler à travers
toutes les artères de ce grand corps le sang géné-
reux destiné à en vivifier tous les membres.
La constitution particulière que l'Empire avait
reçue, conformément aux dispensations de la Pro-
vidence, favorisait la propagation d'idées nouvelles.
Si l'Allemagne avait été une monarchie propre-
ment dite , telle que la France ou l'Angleterre, la
volonté arbitraire du souverain eut suffi pour
arrêter longtemps les progrès de l'Evangile. Mais
elle était une confédération. La vérité combattue
dans un État pouvait être reçue avec faveur dans
un autre.
86 PAIX. IMPULSION DE LA REFORME. TIERS ETAT.
La paix intérieure que Maximilien venait d'assu-
rer à l'Empire n'était pas moins favorable à la ré-
formation. Longtemps les nombreux membres du
corps germanique s'étaient plu à s'entre-déchirer.
On n'avait vu^ que troubles , discordes , guerres ,
sans cesse renaissantes , voisins contre voisins ,
villes contre villes , seigneurs contre seigneurs.
Maximilien avait donné de solides bases à l'ordre
public, en instituant la chambre impériale , ap-
pelée à juger tous les différends entre les divers
États. Les peuples germaniques, après tant de
troubles et d'inquiétudes, voyaient commencer
une ère nouvelle de sûreté et de repos. Néanmoins
l'Allemagne, quand Luther parut, offrait encore
à l'œil observateur ce mouvement qui agite la
mer après un temps prolongé d'orages. Le calme
n'était pas assuré. Le premier souffle pouvait faire
éclater de nouveau la tempête. Nous en verrons
plus d'un exemple. La réformation, en imprimant
une impulsion toute nouvelle aux peuples ger-
maniques, détruisit pour toujours les anciennes
causes d'agitation. Elle mit fin au système de
barbarie qui avait dominé jusqu'alors, et donna à
l'Europe un système nouveau.
En même temps la religion de Jésus-Christ avait
exercé sur l'Allemagne une influence qui lui est
propre. Le tiers état y avait pris de rapides déve-
loppements. On voyait dans les diverses contrées
de l'Empire, dans les villes libres en particulier»
de nombreuses institutions propres à développer
cette masse imposante du peuple. Les arts y fleu-
rissaient. La bourgeoisie se livrait en sécurité aux
CARACTÈRE NATIOINAL. JOUG DU PAPE. 87
tranquilles travaux et aux douces relations de la
vie sociale. Elle devenait de plus en plus accessible
nux lumières. Elle acquérait ainsi toujours plus
de considération et d'autorité. Ce n'étaient pas des
magistrats appelés souvent à faire plier leur con-
duite à des exigences politiques, ou des nobles,
amateurs avant tout de la gloire des armes, ou im
clergé avide et ambitieux , exploitant la religion
comme sa propriété exclusive, qui devaient fonder
en Allemagne la réformation. Elle devait être l'af-
faire de la bourgeoisie, du peuple, de la nation
tout entière.
Le caractère particulier des Allemands devait
seprèter spécialement à une réformation religieuse.
Une fausse civilisation ne l'avait pas délavé. Les
semences précieuses que la crainte de Dievi dépose
dans un peuple n'avaient point été jetées au vent.
Les mœurs antiques subsistaient encore. On re-
trouvait en Allemagne cette droiture, cette fidélité,
cet amour du travail, cette persévérance, cette
disposition religieuse, qu'on y reconnaît encore, et
qui présage à l'Évangile plus de succès que le ca-
ractère léger, moqueur ou grossier d'autres peu-
ples de notre Europe.
Les peuples allemands avaient reçu de Rome
le grand élément de la civilisation moderne, la
foi. Culture, connaissances, législation, tout, sauf
leur courage et leurs armes, leur était venu de la
ville sacerdotale. Des liens étroits avaient attaché
dès lors l'Allemagne à la papauté. La première
était comme une conquête spirituelle de la se-
conde, et l'on sait ce que Rome a toujours su faire
88 ÉTAT DE l'empire.
de ses conquêtes. Les autres peuples , qui avaiene
possédé la foi et la civilisation avant que le pon-
tife romain existât, étaient demeurés vis-à-vis de
lui dans une plus grande indépendance. Mais cet
assujettissement des Germains ne devait servir
qu'à rendre la réaction plus puissante au moment
du réveil. Quand les yeux de l'Allemagne s'ouvri-
ront, elle déchirera avec indignation les langes
dans lesquels on l'a tenue si longtemps captive.
L'asservissement qu'elle a eu à subir lui donnera
un plus grand besoin de délivrance et de liberté,
et de robustes champions de la vérité sortiront de
cette maison de force et de discipline, où, depuis
des siècles, tout son peuple est renfermé.
Il y avait alors en Allemagne quelque chose
qui ressemblait assez à ce que la politique de nos
jours a appelé « un système de bascule. » Quand
le chef de l'Empire était d'un caractère fort, sa
puissance augmentait; quand au contraire il était
faible, l'influence et l'autorité des princes et des
électeurs croissaient. Jamais ceux-ci ne s'étaient
sentis plus forts contre leur chef qu'au temps de
Maximilien, à l'époque de la réformalion. Et le
chef ayant pris parti contre elle, on comprend
combien cette circonstance fut favorable à la pro-
pagation de l'Évangile.
De plus , l'Allemagne s'était lassée de ce que
Rome appelait, par dérision, « la patience des
« Germains. » Ceux-ci avaient, en effet, montré
beaucoup de patience depuis les temps de Louis
de Bavière. Dès lors les empereurs avaient posé les
armes , et la tiare s'était placée sans contradiction
OPPOSITION A ROMF. LA BOURGEOISIE. 89
au-dessus de la couronne des Césars. Mais le com-
bat n'avait guère fait que se déplacer. Il était des-
cendu de quelques étages. Ces mêmes luttes, dont
les empereurs et les papes avaient donné le spec-
tacle au monde, se renouvelèrent bientôt en petit ,
dans toutes les villes de l'Allemagne , entre les évè-
ques et les magistrats. La bourgeoisie avait ramassé
le glaive qu'avaient laissé tomber lescbefs de l'Em-
pire. Déjà en 1329, les bourgeois de Francfort-
sur-l'Oder avaient tenu tête avec intrépidité à tous
leurs supérieurs ecclésiastiques ; excommuniés
pour être demeurés fidèles au margrave Louis,
ils étaient restés vingt-huit ans sans messe, sans
baptême, sans mariage, sans sépulture sacerdo-
tale. Lors de la rentrée des moines et des prêtres,
ils en avaient ri comme d'une farce et d'une co-
médie. Tristes écarts sans doute, mais dont le
clergé était lui-même la cause. A l'époque de la
réformation , l'opposition entre les magistrats et les
ecclésiastiques s'était accrue. A tout moment les
privilèges et les prétentions temporelles du clergé
amenaient entre ces deux corps des frottements
et des chocs.
Mais ce n'était pas seulement parmi les bourg-
mestres , les conseillers et les secrétaires de villes
que Rome et le clergé trouvaient des adversaires.
Vers le même temps la colère fermentait dans le
peuple. Elle éclata déjà en i5o2, dans les con-
trées du Rhin ; et les paysans, indignés du joug
qu'appesantissaient sur eux leurs souverains ec-
clésiastiques , formèrent alors entre eux ce qu'on
a nommé l'alliance des souliers. •
90 SUISSE.
Ainsi partout, en haut et en bas , retentissait
un bruit sourd , précurseur de la foudre qui allait
bientôt éclater. L'Allemagne paraissait mûre pour
l'œuvre dont le seizième siècle avait reçu la tâche.
La Providence, qui marche lentement, avait tout
préparé; et les passions mêmes que Dieu con-
damne, devaient être tournées par sa main puis-
sante à l'accomplissement de ses desseins.
Voyons ce qu'étaient les autres peuples.
Treize petites républiques, placées avec leurs
alliés au centre de l'Europe, dans des montagnes
qui en sont comme la citadelle, formaient un
peuple simple et courageux. Qui eût été chercher
dans ces obscures vallées ceux que Dieu choisirait
pour être , avec des enfants des Germains , les
libérateurs de l'Église? Qui eût pensé que de pe-
tites villes inconnues, sortant à peine de la barba-
rie, cachées derrière des monts inaccessibles, aux
extrémités de lacs qui n'avaient aucun nom dans
l'histoire, passeraient, en fait de christianisme,
avant Jérusalem, Antioche, Ephèse , Corinthe et
Rome? Néanmoins, ainsi le voulut celui qui veut
qu'une pièce de terre soit arrosée de pluie , et
qu'une autre pièce, sur laquelle il n'a point plu,
demeure desséchée ^
D'autres circonstances eiicore paraissaient de-
voir entourer de nombreux écueils la marche de
la réformation au sein des populations helvétiques.
Si dans une monarchie on avait à redouter les em-
pêchements du pouvoir, on avait à craindre dans
une démocratie la précipitation du peuple.
1 Amos.
VALEUR, LIBERTÉ. 9»
Mais la Suisse avait eu aussi ses préparations.
G était un arbre sauvage, mais généreux, qui avait
été gardé au fond des vallées pour y greffer un
jour un fruit d'une grande valeur. I.a Providence
avait répandu parmi ce peuple nouveau des prin-
cipes de courage, d'indépendance et de liberté,
destinés à développer tout leur pouvoir quand
l'heure de la lutte avec Rouie sonnerait. Le pape
avait donné aux Suisses le titre de protecteurs
de la liberté de l'Eglise. Mais ils semblaient avoir
pris cette dénomination d'honneur dans un tout
autre sens que le pontife. Si leurs soldats gar-
daient le pape près de l'ancien Capitole, leurs
citoyens, an sein des A.lpes, gardaient avec soin
leurs libertés religieuses contre les atteintes du
pape et du clergé. Il était défendu aux ecclésias-
tiques d'avoir recours à luie juridiction étrangère.
La « lettre des prêtres» (Pfaffenbrief , iSyo) était
une énergique protestation de la liberté suisse
contre les abus et la puissance du clergé. Zurich
se distinguait entre tons ces Etats par son opposi-
tion courageuse aux prétentions de Rome. Ge-
nève, à l'autre extrémité de la Suisse, luttait avec
son évéque. Ces deux villes se signalèrent entre
toutes dans la grande lutte que nous avons en-
trepris de décrire.
Mais si les villes helvétiques, accessibles à toute
amélioration , devaient être entraînées des pre-
mières dans le mouvement de la réforme , il ne
devait pas en être ainsi des peuples des montagnes.
Les lumières n'étaient pas parvenues jusque-là.
Ges cantons, fondateurs de la liberté suisse, fiers
92 PETITS CANTOWS- ITALIE.
du rôle qu'ils avaient rempli clans la grande lutte
de l'indépendance, n'étaient pas disposés à imiter
facilement leurs cadets de la plaine. Pourquoi
changer cette foi avec laquelle ils avaient chassé
l'Autriche et qui avait consacré par des autels
toutes les places de leurs triomphes? Leurs prêtres
étaient les seuls conducteurs éclairés auxquels ils
pussent avoir recours; leur culte, leurs fêtes , fai-
saient diversion à la monotonie de leur vie tran-
quille , et rompaient agréablement le silence de
leurs paisibles retraites. Ils demeurèrent fermés
aux innovations religieuses.
En passant les Alpes, nous nous trouvons dans
cette Italie qui était, aux yeux du grand nombre,
la terre sainte de la chrétienté. D'où l'Europe
eût-elle attendu le bien de l'Église, si ce n'est de
l'Italie, si ce n'est de Rome? La puissance qui
amenait tour à tour sur le siège pontifical tant de
caractères divers, ne pouvait-elle pas un jour y
placer un pontife qui devînt un instrument de
bénédictions pour les héritages du Seigneur? Si
même on devait désespérer des pontifes, n'y avait-
il pas là des évêques, des conciles, qui réforme-
raient l'Eglise ? Il ne sort rien de bon de Nazareth :
mais de Jérusalem, mais de Rome!. . Telles pou-
vaient être les pensées des hommes; mais Dieu
pensa tout autrement. Il dit : Que celui qui est
souillé y se souille encore ^ , et il abandonna l'Italie
à ses injustices. Cette terre d'une antique gloire
était tour à tour en proie à des guerres intestines
1 Apoc, XXïI.
ORSTVCLES A L\ RÉFORME. ^3
et à des invasions étrangères. Les ruses de la
politique, la violence des factions, l'agitation des
armes paraissaient devoir seules y dominer , et
semblaient en bannir pour longtemps l'Évangile
et sa paix.
D'ailleurs, l'Italie brisée, hachée, sans unité,
paraissait peu propre à recevoir une impulsion
commune. Chaque frontière était une barrière
nouvelle où la vérité serait arrêtée.
Et si la vérité devait venir du Nord, comment
les Italiens, d'un goût si raffiné, et d'une vie so-
ciale à leurs yeux si exquise, eussent-ils pu con-
descendre à recevoir quelque chose des barbares
Germains? Des hommes qui admiraient l'élé-
gance d'un sonnet bien cadencé plus que la ma-
jesté et la simplicité des Ecritures, étaient-ils un
sol propice à la semence de la Parole de Dieu ?
Une fausse civilisation est, de tous les divers
états des peuples, celui qui répugne le plus à
l'Evangile.
Enfin , quoi qu'il en fût, Rome demeurait Rome
pour l'Italie. Non-seulement la puissance tempo-
relle des papes portait les divers partis italiens
à rechercher à tout prix leur alliance et leur fa-
veur , mais encore la domination universelle de
Rome offrait plus d'un avantage à l'avarice et à
la vanité des autres Etats ultramontains. Dès qu'il
s'agissait d'émanciper de Rome le reste du monde,
l'Italie redeviendrait l'Italie ; les querelles domesti-
ques ne prévaudraient pas en faveur du système
étranger; et il suffirait d'atteintes portées au chef
de la famille péninsulaire , pour ranimer aussitôt
C)4 ESPAGNF.
les affections et les intérêts communs longtemps
assoupis.
La réformation avait donc peu de chance de ce
côté-là. Néanmoins il se trouva aussi au delà des
monts des âmes préparées pour recevoir la lumière
évangélique , et l'Italie ne fut pas alors entièrement
déshéritée.
L'Espagne avait ce que n'avait pas l'Italie , un
peuple sérieux, noble et d'un esprit religieux.
De tout temps ce peuple a compté parmi les
membres de son clergé des hommes de piété et
de science, et il était assez éloigné de Rome pour
pouvoir facilement secouer son joug. Il est peu
de nations où l'on pût espérer plus raisonna-
blement un renouvellement de ce christianisme
primitif, que l'Espagne avait peut-être reçu de
saint Paul lui-même. Et pourtant l'Espagne ne se
leva point parmi les peuples. Elle fut destinée à
accomplir cette parole de la sagesse divine : Les
premiers seront les derniers. Diverses circonstances
préparaient ce triste avenir.
L'Espagne, vu sa position isolée et son éloigne-
ment de l'Allemagne , ne devait ressentir que de
faibles secousses de ce grand tremblement de
terre qui agita si violemment l'Empire. Elle avait
d'ailleurs à s'occuper de trésors bien différents de
ceux que la Parole de Dieu présentait alors aux
peuples. Le nouveau monde éclipsa le monde éter-
nel. Une terre toute neuve, et qui semblait être
d'argent et d'or, enflammait toutes les imagina-
tions. Un désir ardent de s'enrichir ne laissait pas
de place dans un cœur espagnol à de plus nobles
ESPAGNE, OBSTACLES. 9.)
pensées. Un clergé puissant, ayant à sa disposition
des échafauds et des trésors, dominait dans la pé-
ninsule. L'Espagnol rendait volontiers à ses prêtres
une servile obéissance, qui, le déchargeant de
toute préoccupation spirituelle , le laissait libre de
se livrer à ses passions et de courir le chemin des
richesses, des découvertes et des continents nou-
veaux. Victorieuse des Maures , elle avait, au prix
du sang le plus noble , fait tomber le croissant
des murs de Grenade et de beaucoup d'autres cités,
et planté à sa place la croix de Jésus-Christ. Ce
grand zèle pour le christianisme, qui paraissait
devoir donner de vives espérances, tourna con-
tre la vérité. Comment l'Espagne catholique, qui
avait vaincu l'infidélité, ne s'opposerait-elle pas à
l'hérésie ? Comment ceux qui avaient chassé Maho-
met de leurs belles contrées , y laisseraient-ils pé-
nétrer Luther? Leurs rois firent même davantage :
ils armèrent des flottes contre la réformation; ils
allèrent, pour la vaincre, la chercher en Hollande
et en Angleterre. Mais ces attaques firent grandir
les nations assaillies; et bientôt leur puissance
écrasa l'Espagne. Ainsi ces régions catholiques
perdirent par la réformation cette prospérité tem-
porelle même qui leur avait fait primitivement
rejeter la liberté spirituelle de l'Évangile. Néan-
moins, c'était un peuple généreux et fort que
celui qui habitait au delà des Pyrénées. Plusieurs
de ses nobles enfants, avec la même ardeur, mais
avec plus de lumière que ceux qui avaient livré
leur sang aux fers des Arabes, vinrent déposer l'of-
frande de leur vie sur les bûchers de l'Inquisition.
(j6 PORTUGAL. FRANCE. PREPARATIONS.
Il eu était à peu près du Portugal comme de
l'Espagne : Emmanuel l'Heureux lui donnait un
« siècle d'or, » qui devait le rendre peu propre au
renoncement que l'Evangile exige. La nation por-
tugaise, se précipitant sur les routes récemment
découvertes des Indes orientales et du Brésil, tour-
nait le dos à l'Europe et à la réformation.
Peu de pays semblaient devoir être plus dispo-
sés que la France à recevoir la doctrine évangéli-
que. Toute la vie intellectuelle et spirituelle du
moyen âge s'était presque concentrée en elle. On
eût dit que les sentiers y étaient partout battus
pour une grande manifestation de la vérité. Les
hommes les plus opposés , et dont l'influence avait
été la plus puissante sur les peuples français, se
trouvaient avoir quelque affinité avec la réforma-
tion. Saint Bernard avait donné l'exemple de cette
foi du cœur, de cette piété intérieure , qui est le
plus beau trait de la réforme. Abélard avait porté
dans l'étude de la théologie ce principe rationnel
qui, incapable de construire ce qui est vrai, est
puissant pour détruire ce qui est faux. De nom-
breux prétendus hérétiques avaient ravivé dans les
provinces françaises les flammes de la Parole de
Dieu. L'université de Paris s'était posée en face
de l'Église, et n'avait pas craint de la combattre.
Au commencement du quinzième siècle, les Clé-
mangis et les Gerson avaient parlé avec hardiesse.
La pragmatique sanction avait été un grand acte
d'indépendance et paraissait devoir être le palla-
dium des libertés gallicanes. Les nobles français,
si nombreux, si jaloux de leur prééminence, et
rSPÉRANCES TROMPÉES. Ç)"^
qui, à cette époque, venaient de se voir enlever
peu à peu leurs privilèges au profit de la puis-
sance royale, devaient se trouver disposés en fa-
veur d'une révolution religieuse qui pouvait leur
rendre un peu de l'indépendance qu'ils avaient
perdue. Le peuple, vif, intelligent, susceptible
d'émotions généreuses, était accessible, autant ou
plus que tout autre, à la vérité. Il semblait que
la réformation dût être, en ces contrées, comme
Tenfantemeut qui couronnerait le long travail de
plusieurs siècles. Mais le char de la France, qui ,
depuis tant de générations, semblait se précipi-
ter dans le même sens, tourna brusquement au
moment de la réforme, et prit une direction toute
contraire. Ainsi le voulut Celui qui conduit les
nations et leurs chefs. Le prince qui était alors
assis sur le char, qui tenait les rênes , et qui , ama-
teur des lettres, semblait, entre tous les chefs de
la catholicité, devoir être le premier à seconder
la réforme, jeta son peuple dans une autre voie.
Les-.symptômes de plusieurs siècles furent trom-
peurs, et l'élan imprimé à la France vint échouer
contre l'ambition et le fanatisme de ses rois. Les
Valois la privèrent de ce qui devait lui apparte-
nir. Peut-être, si elle avait reçu l'Evangile, fùt-
elle devenue trop puissante. Dieu voulut prendre
des peuples plus faibles, et des peuples qui n'é-
taient pas encore, pour en faire les dépositaires
de la vérité. La France, après avoir été presque
réformée, se retrouva finalement catholique-ro-
maine. L'épée des princes, mise dans la balance
là ftt peacher vers Rome. Hélas ! un autre glaive ,
' 7
98 PAYS-BAS. ANGLETERRE.
celui des réformés eux-mêmes, assura la perte de
la réformation. Les mains qui s'habituèrent à l'é-
pée se désapprirent de prier. C'est par le sang de
ses confesseurs, et non par celui de ses adversai-
res, que l'Evangile triomphe.
Les Pays-Bas étaient alors une des contrées les
plus florissantes de l'Europe. On y trouvait un
peuple industrieux, éclairé parles nombreux rap-
ports qu'il soutenait avec les diverses parties du
monde , plein de courage , passionné pour son
indépendance, ses privilèges et sa liberté. Aux
portes de l'Allemagne, il devait être l'un des pre-
miers à entendre le bruit de la réformation. Deux
parties bien distinctes composaient ces provinces.
L'une, plus au sud, regorgeait de richesses; elle
céda. Comment toutes ces manufactures portées à
la plus haute perfection, comment cet immense
commerce par terre et par mer, comment Bruges,
ce grand entrepôt du négoce du Nord, Anvers,
cette reine des cités commerçantes, eussent-ils pu
s'accommoder d'une lutte longue et sanglante
pour des questions de foi? Au contraire, les pro-
vinces septentrionales, défendues par leurs du-
nes, la mer, leurs eaux intérieures, et plus en-
core par la simplicité de leurs mœurs, et la
résolution de tout perdre plutôt que l'Évangile ,
non-seulement sauvèrent leurs franchises, leurs
privilèges et leur foi, mais encore conquirent
leur indépendance et une glorieuse nationalité.
L'Angleterre ne semblait guère promettre ce
qu'elle a tenu depuis. Refoulée du continent, où
elle s'était longtemps obstinée à conquérir la
\ngleti:rre. Ecosse. 99
France, elle commençait à porter ses regards vers
l'Océan, comme vers le royaume qui devait être
le vrai but de ses conquêtes, et dont l'héritage lui
était réservé. Convertie à deux reprises au chris-
tianisme, une fois sous les anciens Bretons, une
seconde fois sous les Anglo-Saxons, elle payait
alors très-dévotement à Rome le denier annuel de
Saint-Pierre. Cependant elle était réservée à de
hautes destinées. Maîtresse de l'Océan , et pré-
sente à la fois dans toutes les parties du globe ,
elle devait être un jour, avec un peuple qu'elle
enfanterait, la main de Dieu pour répandre les
semences de la vie dans les îles les plus lointaines
et sur les plus vastes continents. Déjà quelques
circonstances préludaient à ses destinées; de
grandes lumières avaient brillé dans les îles bri-
tanniques, et il en restait quelques lueurs. Une
foule d'étrangers, artistes, négociants, ouvriers,
venus des Pays-Bas, de l'Allemagne, et d'autres
contrées encore, remplissaient leurs cités et leurs
ports, l^es nouvelles idées religieuses y seraient
donc facilement et promptement transportées.
Enfin l'Angleterre avait alors pour roi un prince
bizarre, qui, doué de quelques connaissances et
de beaucoup de courage, changeait à tout mo-
ment de projets et d'idées, et tournait de côté et
d'autre, suivant la direction dans laquelle souf-
flaient ses violentes passions. 11 se pouvait que
l'une des inconséquences de Henri VIII fût un jour
favorable à la réforme.
L'Ecosse était alors agitée par les partis. Un roi
de cinq ans, une reine régente, des grands ambi-
7-
lOO LE NORD. RUSSIF. POLOGNE.
tieux, un clergé influent, travaillaient en tous sens
cette nation courageuse. Elle devait néanmoins
briller un jour au premier rang parmi celles qui
recevraient la réforraation.
Les trois royaumes du nord, le Danemark, la
Suède et la Norw^ége, étaient unis sous un scep-
tre commun. Ces peuples rudes et amateurs des
armes semblaient avoir peu de rapports avec la
doctrine de l'amour et de la paix. Cependant, par
leur énergie même, ils étaient peut-être plus dis-
posés que les peuples du midi à recevoir la force
de la doctrine évangélique. Mais, fils de guerriers
et de pirates, ils apportèrent, ce semble, un ca-
ractère trop belliqueux dans la cause protestante:
leur épée la défendit plus tard avec héroïsme.
La Russie, acculée à l'extrémité de l'Europe,
n'avait que peu de relations avec les autres États.
D'ailleurs, elle appartenait à la communion grec-
que. La réformation qui s'accomplit dans l'Eglise
d'Occident, n'exerça que peu ou point d'influence
sur celle d'Orient.
La Pologne semblait bien préparée à une ré-
forme. Le voisinage des chrétiens de la Bohème
et de la Moravie l'avait disposée à recevoir l'im-
pulsion évangélique, que le voisinage de l'Alle-
magne devait promptement lui communiquer.
Déjà en i5oo, la noblesse de la grande Pologne
avait demandé la coupe pour le peuple, en en ap-
pelant aux usages de l'Église primitive. La liberté
dont on jouissait dans ses villes, l'indépendance
de ses seigneurs, en faisaient ini refuge assuré pour
des chrétiens persécutés dans leur patrie. La vé-
BOHEME. HONGRIE. THEOLOGIE ROMAINE, lOI
rite qu'ils y apportaient y fut reçue avec joie par
un grand nombre de ses habitants. C'est un des
pays où, de nos jours, elle a le moins de confes-
seurs.
La flamme de réformation qui, depuis long-
temps, avait lui en Bohême, y avait été presque
éteinte dans le sang. Néanmoins, de précieux dé-
bris, échappés au carnage, subsistaient encore
pour voir le jour que Hus avait pressenti.
I^ Hongrie avait été déchirée par des guerres
intestines, sous le gouvernement de princes sans
caractère et sans expérience, qui avaient fini par
attacher à l'Autriche le sort de leur peuple, en
plaçant cette maison puissante parmi les héritiers
de leur couronne.
Tel était l'état de l'Europe au commencement
du seizième siècle, qui devait opérer une si puis-
sante transformation dans la société chrétienne.
VI.
Nous avons signalé l'état des peuples et des
princes : nous passons aux préparations de la
Kéforme qui se trouvaient dans la théologie et
dans l'Église.
Le singulier système de théologie qui s'était
établi daiîs l'Eglise, devait contribuer puissam-
ment à ouvrir les yeux de la nouvelle génération.
Fait poiM' un siècle de ténèbres, comme s'il eût
dû subsister éternellement, ce système devait
être dépassé et déchiré de toutes parts, dès que
le siècle grandirait. C'est ce qui arriva. Les papes
FOi THÉOLOGIE SCOLASTIQUE.
avaient ajouté tantôt ceci, tantôt cela, à la doc-
trine chrétienne. Ils n'avaient changé ou ôté que
ce qui ne pouvait cadrer avec leur hiérarchie ;
ce qui ne se trouvait pas contraire à leur plan
pouvait rester jusqu'à nouvel ordre. Il y avait dans
ce système des doctrines vraies, telles que la ré-
demption, la puissance de l'Esprit de Dieu, dont
un théologien habile , s'il s'en trouvait alors, pou-
vait faire usage pour combattre et pour renverser
toutes les autres. L'or pur mêlé au plomb vil dans
le trésor du Vatican pouvait facilement faire dé-
couvrir la fraude. Il est vrai que si quelque adver-
saire courageux s'en avisait, le van de Rome reje-
tait aussitôt ce grain pur. Mais ces condamnations
mêmes ne faisaient qu'augmenter le chaos.
Il était immense, et la prétendue unité n'était
qu'un vaste désordre. A Rome il y avait les doc-
trines de la Cour et les doctrines de l'Eglise. La
foi de la métropole différait de la foi des provin-
ces. Darjs les provinces encore, la diversité allait
à l'infini. 11 y avait la foi des princes, la foi des
peuples et la foi des ordres religieux. On y distin-
guait les opinions de tel couvent, de tel district,
de tel docteur et de tel moine.
La véiité, pour passer en paix les temps où
Rome l'eût écrasée de son sceptre de fer, avait fait
comme l'insecte qui de ses fils forme la chrysa-
lide dans laquelle i! se renferme pour la mauvaise
saison. Et, chose assez singulière, les instruments
dont cette vérité divine s'était servie à cette fin ,
avaient été les scolastiques tant décriés. Ces in-
dustrieux artisans de pensées s'étaient mis à ef-
RKSTES DK VIE,
io3
ftler toutes les idées théologiques, et de tous ces
fils ils avaient fait un réseau, sous lequel il eût
été difficile à de plus habiles que leurs contem-
porains de reconnaître la vérité dans sa pureté
première. On peut trouver dommage que l'insecte
plein de vie et quelquefois brillant des plus belles
couleurs s'enferme, en apparence inanimé, dans
sa coque obscure; mais cette enveloppe le sauve.
Il en fut de même de la vérité. Si, aux jours
de sa puissance, la politique intéressée et ombra-
geuse de Rome l'eut rencontrée toute nue, elle
l'eût tuée, ou du moins elle eût tenté de le faire.
Déguisée, comme elle le fut, par les théologiens
du temps, sous des subtilités et des distinctions
sans fin , les papes ne l'aperçurent pas , ou com-
prirent qu'en cet état elle ne pouvait leur nuire.
Ils prirent sous leur protection les ouvriers et
leur œuvre. Mais le printemps pouvait venir, où
la vérité cachée lèverait la tête, et jetterait loin
d'elle les fils qui la recouvraient. Ayant pris dans
sa tombe apparente de nouvelles forces , on la
verrait, aux jours de sa résurrection, remporter la
victoire sur Rome et sur ses erreurs. Ce printemps
arriva. En même temps que les absurdes enveloppes
des scolastiques tombaient l'une après l'autre sous
des attaques habiles, et aux rires moqueurs de la
nouvelle génération, la vérité s'eii échappait, toute
jeune et toute belle.
Ce n'était pas seulement des écrits des scolasti-
ques que sortaient de puissants témoignages ren-
dus à la vérité. Le christianisme avait mêlé par-
lO/i JUSTIFICATION PAU LA FO[.
tout quelque chose de sa vie à la vie des peuples.
L'Eglise du Christ était un bâtiment dégradé ;
mais en creusant on retrouvait en partie dans ses
fondements le roc vif sur lequel il avait été pri-
mitivement construit. Plusieurs institutions qui
dataient des beaux temps de l'Église, subsistaient
encore, et ne pouvaient manquer de faire naître
dans bien des âmes des sentiments évangéliques
opposés à la superstition dominante. Les hommes
inspirés, les anciens docteurs de l'Église, dont les
écrits se trouvaient déposés dans plusieurs biblio-
thèques , faisaient entendre çà et là une voix so-
litaire. Elle fut, on peut l'espérer, écoutée en
silence par plus d'une oreille attentive. Les chré-
tiens, n'en doutons pas, et que cette pensée est
douce! eurent bien des frères et des sœurs dans
ces monastères, où trop facilement Ton ne voit
autre chose que l'hypocrisie et la dissolution.
L'Église était tombée, parce que la grande doc-
trine de la justification par la foi au Sauveur lui
avait été enlevée. 11 fallait donc que cette doctrine
lui fut rendue, pour qu'elle se relevât. Dès que
cette vérité fondamentale était rétablie dans la
chrétienté , toutes les erreurs et les pratiques qui
avaient pris sa place, toute cette multitude de
saints, d'œuvres pies, de pénitences, de messes,
d'indulgences, etc., devaient disparaître. Aussitôt
qu'on reconnaissait le seul médiateur et son seul
sacrifice, tous les autres médiateurs et les autres
sacrifices s'effaçaient. «Cet article de la justifica-
« tion , dit un homme qu'on peut regarder connue
TÉMOINS DE LA VÉRITÉ. CLAUDE. Io5
« éclairé sur la matière ' , est ce qui crée l'Eglise ,
«la nourrit, l'édifie, la conserve et la défend.
« Personne ne peut bien enseigner dans l'Église ,
«ni résister avec succès à un adversaire, s'il ne
« demeure pas attaché à cette vérité. C'est là, ajoute
« l'écrivain que nous citons, en faisant allusion à
« la première prophétie , c'est là le talon qui écrase
« la tète du serpent, y»
Dieu, qui préparait son œuvre, suscita, pen-
dant tout le cours des siècles, une longue suite
de témoins de la vérité. Mais cette vérité à la-
quelle ces hommes généreux rendaient témoi-
gnage, ils n'en eurent pas une connaissance assez
claire, ou du moins ils ne surent pas l'exposer
d'une manière assez distincte. Incapables d'ac-
complir l'œuvre, ils furent ce qu'ils devaient être
pour la préparer. Ajoutons cependant que s'ils
n'étaient pas prêts pour l'œuvre, l'œuvre aussi
n'était pas prête pour eux. La mesure n'était pas
encore comblée ; les siècles n'avaient point encore
accompli le cours qui leur était prescrit; le besoin
du vrai remède n'était point encore assez généra-
lement senti.
A peine Rome eut-elle usurpé le pouvoir, qu'il
se forma contre elle une puissante opposition qui
traversa le moyen âge.
L'archevêque Claude de Turin , dans le neuvième
siècle; Pierre de Bruys, son disciple Henri, Ar-
nold de Bresce , dans le douzième siècle , en France
et en Italie, cherchent à rétablir l'adoration de
I Liilhcr à Bifuliii.s.
I06 LES MYSTIQUES. LES VAUDOIS.
Dieu en esprit et en vérité : mais pour la plupart
ils cherchent trop cette adoration dans l'absence
des images et des pratiques extérieures.
Les mystiques , qui ont existé dans presque tous
les âges , recherchant en silence la sainteté du
cœur, la justice de la vie et une tranquille commu-
nion avec Dieu, jettent des regards de tristesse et'
d'effroi sur les désolations de TÉglise. Ils s'abstien-
nent avec soin des querelles de l'école et des discus-
sions inutiles, sous lesquelles la véritable piété avait
été ensevelie. Ils tâchent de détourner les hommes
du vain mécanisme du culte extérieur, du bruit
et de l'éclat des cérémonies, pour les amener à ce
repos intime d'une âme qui cherche tout son bon-
heur en Dieu. Ils ne peuvent le faire sans heurter
de toutes parts les opinions accréditées, et sans
dévoiler la plaie de l'Eglise. Mais en même temps
ils n'ont point une vue claire de la doctrine de la
justification par la foi.
Bien supérieure aux mystiques pour la pureté
de la doctrine, les Vaudois forment une longue
chaîne de témoins de la vérité. Des hommes plus
libres que le reste de l'Église paraissent avoir dès
les temps anciens habité les sommités des Alpes
du Piémont; leur nombre fut accru et leur doc-
trine fut épurée parles disciples de Valdo. Du haut
de leurs montagnes, les Vaudois protestent, pen-
dant uue suite de siècles, contre les superstitions
de Rome'. « ils combattent pour l'espérance vi-
ce vante qu'ils ont en Dieu uar Ohrist, pour la régé-
1 IS'obla Le V coll.
VALDO. WICLFFF. HLS. lO?
« iiération et le renouvellement intérieur par la
« foi, l'esjiérance et la charité, pour les mérites de
« Jésus-Christ et la toute-suffisance de sa grâce et
« de sa justice ^ »
Opendant cette vérité première de la justifica-
tion du pécheur, cette doctiine capitale, qui de-
vait surgir du milieu de leurs doctrines comme
le Mont-Blanc du sein des Alpes, ne domine pas
assez tout leur système. La cime n'en est pas assez
élevée.
Pierre Vaud ou Yaldo, riche négociant de Lyon
(i 170), vend tous ses biens et les dorme aux pau-
vres. Il seujble, ainsi .que ses amis, avoir eu pour
but de rétablir dans la vie la perfection du chris-
tianisme primitif. Il commence donc aussi par les
branches et non par les racines. Néanmoins , sa
parole est puissante, parce qu'il en appelle à l'É-
criture, et elle ébranle la hiérarchie romaine jus-
que dans ses fondements.
Wicleff paraît en i36o en Angleterre, et en
appelle du pape à la Parole de Dieu : mais la vé-
ritable plaie intérieure du corps de l'Église n'est à
ses yeux que l'un des nombreux symptômes de
son mal.
Jean Hus parle en Bohème, un siècle avant
que Luther parle en Saxe. Il semble pénétrer plus
avant que ses devanciers dans l'essence de la vérité
chrétienne. Il demande à Christ de lui faire la
grâce de ne se glorifier que dans sa croix et dans
l'opprobre inappréciable de ses souffrances. Mais
1 Traité de l'Anthechrist, contfinporain de la Noble L((uii
Io8 HUS. PRÉDICTIOW.
il attaque moins les erreurs de l'Église romaine
que la vie scandaleuse du clergé. Néanmoins il fut,
si l'on peut ainsi dire, le Jean - Baptiste de la ré-
formation. Les flammes de son bûcher allumèrent
dans l'Eglise un feu qui répandit au milieu des té-
nèbres un éclat immense, et dont les lueurs ne
devaient pas si promptement s'éieindre.
Jean Hus fit plus : des paroles prophétiques sor-
tirent du fond de son cachot. Il pressentit qu'une
véritable réformation de l'Église était imminente.
Déjà quand, chassé de Prague, il avait été obligé
d'errer dans les champs de la Bohème, où une
foule immense, avide de ses paroles, suivait ses pas,
il s'était écrié : «Les méchants ont commencé par
« préparer à l'oie " de perfides filets. Mais si l'oie
«même, qui n'est qu'un oiseau domestique, un
« animal paisible, et que son vol ne porte pas bien
« haut dans les airs, a pourtant rompu leurs lacs,
« d'autres oiseaux, dont le vol s'élèvera hardiment
« vers les cieux, les rompront avec bien plus de
« force encore. Au lieu d'une oie débile, la vérité
« enverra des aigles et des faucons au regard per-
« çanl ^. w Les réformateurs accomplirent cette
prédiction.
Et quand le vénérable prêtre eut été appelé par
ordre de Sigismond devant le concile de Cons»
tance, quand il eut été jeté en prison, la cha-
pelle de Bethléhem où il avait annoncé l'Évangile,
et les triomphes futurs du Christ, l'occupèrent da-
1 Hiiss signifie oie en langue bolit-nie.
X Kpist. J. lluss, tcinpoK' an;irheniatis scriplae.
HUS. PRÉDICTION. I OC)
vantage que sa défense. Une nuit, le saint martyr
crut voir, du fond de son cachot , les images de
Jésus-Christ qu'il avait fait peindre sur les murs de
son oratoire, effacées par le pape et par les évèques.
Ce songe l'afflige ; mais le lendemain il voit plu-
sieurs peintres occupés à rétablir les images en
plus grand nombre et avec plus d'éclat. Ce travail
achevé, "les peintres, entourés d'un grand peuple,
s'écrient : « Que maintenant viennent papes et
« évèques ! ils ne les effaceront plus jamais. » Et
plusieurs peuples se réjouissaient dans Bethléhem,
et moi avec eux, ajoute Jean Hus. — « Occupez-
« vous de votre défense plutôt que de rêves, » lui
dit son fidèle ami, le chevalier de Chlum , auquel
il avait communiqué ce songe. — «Je ne suis pas
« un rêveur, répondit Hus;- mais je tiens ceci pour
a certain, que l'image de Christ ne sera jamais elfa-
« cée. Ils ont voulu la détruire ; mais elle sera peinte
« de nouveau dans les coeurs par des prédicateurs
« qui vaudront mieux que moi. La nation qui aime
« Christ s'en réjouira. Et moi, me réveillant d'entre
« les morts, et ressuscitant pour ainsi dire du sé-
« pulcre, je tressaillirai d'une grande joie ^ »
Un siècle s'écoula; et le flambeau de l'Evangile,
rallumé par les réformateurs, éclaira en effet plu-
sieurs peuples qui se réjouirent de sa lumière.
Mais ce n'est pas seulement parmi ceux que
l'Eglise de Rome regarde comme ses adversaires,
que se fait entendre en ces siècles une parole de
vie. La catholicité elle-même, disons-le pour notre
I Hiiss Epp. sub temp. concilii srriptae.
I lO LE PROTESTANTISME AVANT LA RÉFORMATFON.
consolation, compte dans son sein de nombreux
témoins de la vérité. L'édifice primitif a été con-
sumé; mais un feu généreux couve sous ses cen-
dres, et l'on voit de temps en temps de brillantes
étincelles s'en échapper.
C'est une erreur de croire que le christianisme
n'a existé, jusqu'à la Réformation, que sous la
forme catholique- romaine, et que ce fut alors
seulement qu'une partie de TÉglise revêtit la forme
du protestantisme.
Parmi les docteurs qui précédèrent le seizième
siècle, un grand nombre sans doute penchèrent
vers le système que le concile de Trente proclama
en i562; mais plusieurs aussi inclinèrent vers les
doctrines professées à Augsbourg, en i53o, par
les protestants; et la plupart peut-être oscillèrent
entre ces deux pôles.
Anselme de Canterbury établit comme essence
du christianisme les doctrines de l'incarnation et
de l'expiation ' ; et dans un écrit, où il enseigne à
mourir, il dit au mourant : « Regarde uniquement au
« mérite de Jésus-Christ. » Saint Bernard proclame
d'une voix puissante le mystère de la Rédemption.
«Si ma faute vient d'un autre, dit-il, pourquoi
ma justice ne me serait -elle pas aussi octroyée?
Certainement il vaut mieux pour moi qu'elle me
soit donnée, que si elle m'était innée*. » Plusieurs
scolastiques , et plus tard le chancelier Gerson,
I Cur Dcus homo?
"x Et sane mihi tutior donata (|uain innata. (De ciTOribiis
Abaelardi , cap. 6.)
ARNOLDI, UTENHEIM, MARTIN, III
attaquent avec force des erreurs et des abus de
l'Église.
Mais pensons surtout à ces milliers d'âmes obs-
cures, inconnues du monde, qui ont pourtant
possédé la véritable vie de Christ.
Un moine, nommé Arnoldi, fait chaque jour
dans sa tranquille cellule cette fervente prière ;
« O mon Seigneur Jésus-Christ! je crois que tu es
« seul ma rédemption et ma justice ^ »
Un pieux évèque de Bâle, Christophe de Uten-
heim , fait écrire son nom sur un tableau peint
sur verre, qui est encore à Bàle, et l'entoure de
cette devise qu'il veut toujours avoir sous les yeux :
« Mon espérance c'est la croix de Christ; je cher-
ce che la grâce et non les œuvres ^. «
Un pauvre chartreux, le frère Martin, écrit une
touchante confession dans laquelle il dit: « ODieu
« très-charitable 1 je sais que je ne puis être sauvé
« et satisfaire ta justice autrement que par le mé-
« rite , la passion très-innocente et la mort de ton
« Fils bien-aimé. . . . Pieux Jésus! tout mon salut
« est dans tes mains. Tu ne peux détourner de moi
« les mains de ton amour, car elles m'ont créé,
« m'ont formé, m'ont racheté. Tu as inscrit mon
« nom d'un style de fer, avec une grande miséri-
<c corde et d'une manière ineffaçable, sur ton côté,
a sur tes mains et sur tes pieds, etc. , etc. w Puis le
bon chartreux place sa confession dans une boîte
I « Credo quod tu , mi Domine Jesu-Christe, soins es mea
jiistida et redemptio ...» (Leibnitz script. Brunsw., III,
396.)
% '< Spes ïTiea crnx Christi ; gratiam , non opéra qiifero. >»
112 NOUVEAUX TEMOINS DANS L EGLISE.
de bois, et renferme la boîte dans un trou qu'il
fait à la muraille de sa celiide'.
La piété de frère Martin n'aurait jamais été con-
nue, si l'on n'eût trouvé sa boîte le ar décembre
1776, en abattant un vieux corps de logis qui
avait fait partie du couvent des chartreux de Bâie.
Que de couvents ont recelé de tels trésors!
Mais ces saints hommes n'avaient que pour eux-
mêmes cette foi si touchante, et ils ne savaient
pas la communiquer à d'autres. Vivant dans la re-
traite, ils pouvaient dire plus ou moins ce que le
bon frère Martin écrivit dans sa boîte : « Et sihœc
prœdicta confiteri non possiin lingua , confiteor ta-
men corde et scripto. Si je ne puis confesser ces
choses de la langue, je les confesse du moins de
la plume et du cœur. » La parole de la vérité était
dans le sanctuaire de quelques âmes pieuses ; mais,
pour nous servir d'une expression de l'Evangile,
elle ne courait pas dans le monde.
Cependant , si l'on ne confessait pas toujours
hautement la doctrine du salut, on ne craignait
pas du moins, dans le sein même de l'Eglise de
Rome, de se prononcer ouvertement contre les
abus qui la déshonoraient.
A peine les conciles de Constance et de Bâle,
où Hus et ses disciples ont été condamnés, ont-
ils eu lieu, que cette noble série de témoins con-
tre Rome, que nous avons signalés, recommence
I « Scions posse me aliter non salvari et tibi satisfacere nisi
« per meritum, etc. » (Voyez, pour ces citations et d'autres
semblables, Flacius, Catal. Test. Veritatis; WoUii Lect. me-
morabilcs; Miiller's Reliquien, etc., etc.)
THOMAS CONECTE. LE CARDINAL DE CRAYN. Il3
avec plus d'éclat. Des hommes d'uQ esprit géné-
reux, révoltés des abominations de la papauté,
s'élèvent comme les prophètes de l'Ancien Testa-
ment, et font comme eux retentir une voix fou-
droyante ; mais aussi ils partagent leur sort. Leur
sang rougit les échafauds, et leurs cendres sont
jetées dans les airs.
Thomas Conecte , carmélite , paraît dans les
Flandres. Il déclare « qu'il se fait à Rome des abo-
« minations, que l'Eglise a besoin de réformation,
« et que faisant le service de Dieu, il ne faut pas
a craindre les excommunications du pape ^ » La
Flandre l'écoute avec enthousiasme, Rome le
brûle en i432, et ses contemporains s'écrient que
Dieu l'a exalté dans son ciel *.
André , archevêque de Crayn et cardinal , se
trouvant à Rome comme ambassadeur de l'Em-
pereur, est consterné en voyant que la sainteté
papale, à laquelle il avait dévotement cru, n'est
qu'une fable ; et dans sa simplicité , il adresse à
Sixte IV des représentations évangéliques. On lui
répond par la moquerie et la persécution. Alors
(1482) il veut assembler à Bâle un nouveau con-
cile. « Toute l'Église universelle, s'écrie-t-il, est
ce ébranlée parles divisions, les hérésies, les pé-
(c chés, les vices, les injustices, les erreurs et des
« maux innombrables, en sorte qu'elle est près
« d'être engloutie par l'abîme dévorant de la con-
1 Bertrand d'Argentré, Histoire de Bretaigne, Paris, 161 8,
p. 788.
2 nie summovivit Olympo. (Baptista Mantuanus, de Beata
vita , in fine.)
I. 8
Il4 INSTITORIS. SAVONAROLA.
« damnation \ C'est pourquoi nous indiquons un
« concile général pour la réformation de la foi
« catholique et l'amendement des mœurs. » Jeté
en prison à Bâle, l'archevêque de Crayn y mou-
rut. L'inquisiteur qui s'éleva le premier contre
lui, Henri Institoris, prononça cette parole re-
marquable : « Le monde tout entier crie et de-
« mande un concile ; mais il n'est aucune puis-
« sance humaine qui puisse réformer l'Église par
« un concile. Le Très-Haut trouvera un autre
« moyen, qui nous est maintenant inconnu, bien
« qu'il soit à la porte, et, par ce moyen, l'Eglise
« sera ramenée à son état primitif'. » Cette pro-
phétie remarquable, prononcée par un inquisi-
teur, à l'époque même de la naissance de Luther,
est la plus belle apologie de la réformation.
Le dominicain Jérôme Savonarola, peu après
son entrée dans l'ordre à Bologne, en 147^, se
livre à de constantes prières, au jeûne, aux ma-
cérations , et s'écrie : « O toi qui es bon , dans ta
« bonté enseigne-moi tes justices ^. » Transporté à
Florence, en 1489, il prêche avec force : sa voix
est pénétrante, son visage enflammé, son action
d'une beauté entraînante. « Il faut, s'écrie-t-il ,
« renouveler l'Eglise ! »Et il professe îe grand prin-
I A sorbente gurgite damnationis subtrahi. (J. H. Hottin-
geri Hist. Eccl. saeciil. , XV, p. 34?.)
1 Alium modum Altissimus procurabit, riobis quideni pro
mine incognitum, licet heu prœ foribus existât, ut ad pristi-
numstatum Ecclesia redeat. (Ibid. , p. 4i3.)
3 Bonus es tu, et in bonitate tua, doce me jiistificationes
tuas. (Batesius, Vitse selectoriim Vironim ,. Lond. i68i , pag,
il2.)
S.WONAROLA. JUSTIFICATION PAR LA FOI. Il5
cipe qui seul peut lui rendre la vie. «Dieu, dit-il,
« remet à l'homme le péché, et le justifie par mi-
« séricorde. Autant il y a de justes sur la terre, au-
« tant il y a de compassions dans le ciel; car per-
« sonne n'est sauvé par ses œuvres. Nul ne peut se
« glorifier en lui-même , et si en présence de Dieu,
c( on demandait à tous les justes : Avez -vous été
« sauvés par votre propre force? tous s'écrieraient
« d'une voix : Non pas à nous , Seigneur ! mais à
« ton nom, donne gloire ! — C'est pourquoi, ô Dieu !
«je cherche ta miséricorde et je ne t'apporte pas
« ma justice ; mais quand par grâce tu me justifies,
rt alors ta justice m'appartient; car la grâce est la
«justice de Dieu. — Aussi longtemps, ô homme!
« que tu ne crois pas , tu es à cause du péché privé
« de la grâce. — O Dieu ! sauve-moi par ta justice,
« c'est-à-dire, en ton Fils, qui seul est trouvé juste
« parmi les hommes^ ! » Ainsi la grande et sainte
doctrine de la justification par la foi réjouit le cœur
de Savonarola. En vain les présidents des Eglises
s'opposent-ils à lui ^ ; il sait que les oracles de Dieu
sont au-dessus de l'Eglise visible, et qu'il faut les
prêcher avec elle , sans elle ou malgré elle. « Fuyez,
« s'écrie-t-il , loin de Babylone ! « et c'est Rome
qu'il entend désigner ainsi. Bientôt Rome lui ré-
pond à sa manière. En 1^97 ■> le scandaleux
Alexandre VI lance un bref contre lui, et en 1498,
la torture et le bûcher font justice du réformateur.
1 MeditationesinPsalmos; Prediche sopra il Salmo : Quam
bonus Israël, etc. Sermones supra Archam Noe, etc.
2 Inter omnes vero persecntores, potissimum Ecclesiae
pi-îesides. (Batesius, p. 118,}
8,
I îG JEAN VITRAIRE. JEAN LAILLFER.
Le franciscain Jean Vitraire, de Tournay, dont
l'esprit monastique ne semble pas d'une bien
haute portée, s'élève pourtant avec force contre la
corruption de l'Eglise. « Il vaudrait mieux couper
« la gorge à son enfant, dit-il % que de le mettre
« en religion non réformée. — Se ton curé, ou au-
« cun prestre, tiennent femmes en leurs maisons,
« vous devez aller en leur maison et par force
« tirer la femme, ou autrement, confusiblement
« hors de sa maison. — Il y a aucuns, qui dient
« aucunes oraisons de la Yierge Marie, à fin que
« à l'heure de la mort, ils puissent voir la Vierge
« Marie. Tu verras le Diable , non pas la Vierge
« Marie. » On exigea une rétractation, et le moine
céda en i49^-
Jean Laillier, docteur de la Sorbonne, s'élève,
en 1484 j contre la domination tyrannique de la
hiérarchie. «Tous les ecclésiastiques, dit-il, ont
« reçu de Christ un égal pouvoir. — L'Eglise ro-
te maine n'est point le chef des autres Églises. —
« Vous devez garder les commandements de Dieu
« et des apostres : et au regard du commande-
« ment de tous ses évéques et autres seigneurs
« d'Église.... tout autant que de paille; ils ont dé-
v truit l'Église par leurs vaverferies =*. — Les pré-
« très de l'Église orientale ne pèchent point en
« soy mariant, et croy que ainsi ne ferions-nous
« en l'Église occidentale, se nous nous marions. —
« Depuis saint Sylvestre, l'Église romaine n'est
1 D'Argentré, Collectio judiciorum de novis erroribiis. II,
p. 3/40.
2 Ibidem.
JEAN DE WEiiA.LlA. 1^7
« plus l'Église de Christ, mais une Église d'état et
« d'argent. — On n'est point tenu de croire aux
« Légendes des saincts , plus que aux Chroniques
« de France. »
Jean de Wesalia, docteur en théologie à Erfurt,
homme plein d'esprit et de vie, attaque les er-
reurs sur lesquelles la hiérarchie repose, et pro-
clame la sainte Écriture, source unique de la foi.
« Ce n'est pas la religion qui nous sauve (c'est-à-
« dire l'état monastique), dit-il à des moines, mais
« c'est la grâce de Dieu.— Dieu a établi de toute
« éternité un livre dans lequel il a inscrit tous
« ses élus. Quiconque n'y est pas inscrit ne le sera
« pas éternellement ; et quiconque y est inscrit
« n'en verra jamais son nom effacé. — C'est par
« la grâce seule de Dieu que les élus sont sauvés.
« Celui que Dieu veut sauver en lui donnant sa
« grâce , sera sauvé , quand même tous les prêtres
« du monde voudraient le condamner et l'excom-
« munier. Et celui que Dieu veut condamner,
« quand même tous voudraient le sauver, trou-
« vera pourtant sa condamnation ^ — Par quelle
« audace les successeurs des apôtres ordonnent-
« ils, non ce que Christ a prescrit dans ses saints
«livres, mais ce qu'ils imaginent eux-mêmes,
« emportés qu'ils sont par la soif de l'argent ou la
« fureur de commander? — Je méprise le pape,
« l'Église et les conciles, et je loue Jésus-Christ. »
Wesalia, parvenu peu à peu à ces convictions,
I Et quem Deus vult damnai c, si omnes vellent hune sal-
vare, adhuc iste damnarelur. (Paraduxa damnata, etc., i749'
Moguntix.)
Il8 JEAN DE GOCH. JEAN WESSEL.
les professe courageusement du haut de la chaire;
et il entre en rapport avec les envoyés des hus-
sites. Faible, courbé par l'âge, consumé par la
maladie, se traînant appuyé sur son bâton, ce
courageux vieillard comparaît, d'un pas chance-
lant, devant l'inquisition, et meurt dans ses ca-
chots en 1482.
Jean de Goch, prieur à Malines, exalta vers le
même temps la liberté chrétienne comme l'âme
de toutes les vertus. Il accusa de pélagianisme la
doctrine dominante, et nomma Thomas d'Aquin
le prince de l'erreur, « La seule Écriture canoni-
« que, dit-il, mérite une foi certaine, et a une
« irréfragable autorité. — Les écrits des anciens
« Pères n'ont d'autorité qu'autant qu'ils sont con-
« formes à la vérité canonique ^ — Ce proverbe
« vulgaire est véritable : « Ce qu'un moine ose en-
« treprendre , Satan rougirait de le penser. »
Mais le plus remarquable de ces avant-coureurs
de la Réformation fut sans doute Jean Wessel ,
surnommé a la lumière du monde, » homme plein
de courage et d'amour pour la vérité , qui fut
docteur en théologie, successivement à Cologne,
à J^ouvain , à Paris , à Heidelberg et à Groningue,
et dont Luther dit : « Si j'avais 1 u plus tôt ses écrits,
« mes ennemis pourraient croire que Luther a
« tout puisé dans Wessel, tellement son esprit et
« le mien sont d'accord ^. » — « Saint Paul et saint
1 Antiquorum Patrum scripta tantiim habcut auctoritatis,
quantum canonicse veritati sunt conformia. (Epist. Apologet.
Anvers , i52i.)
2 Adeo spiritus utriiisquc concordai. (Farago Wcsseli, in
praef.)
JKAN WESSEL. I I9
« Jacques, dit Wessel, disent des choses diverses,
« mais non contraires. L'un et l'autre pensent que
a le juste vit de la foi , mais d'une foi qui opère
« par la charité. Celui qui, entendant l'Evangile,
<c croit , désire , espère , se confie en la bonne
« nouvelle, et aime Celui qui le justifie et le béa-
te tifie, se donne alors entièrement à Celui qu'il
« aime, et ne s'attribue rien, puisqu'il sait que de
« son propre fonds il n'a rien ^ — La brebis doit
« distinguer les choses dont on la paît, et éviter un
« aliment corrompu, quand même il est offert
« par le pasteur lui-même. Le peuple doit suivre
« les pasteurs dans les pâturages; mais quand ce
« n'est plus dans les pâturages qu'ils le condui-
« sent, ils ne sont plus pasteurs; et alors, puis-
« qu'ils sont hors d'office, le troupeau n'est plus
« tenu à leur obéir. Nul n'agit plus efficacement
« pour la destruction de l'Eglise qu'un clergé
« corrompu. Tous les chrétiens, même les der-
« niers, même les plus simples, sont tenus de
« résister à ceux qui détruisent l'Église ^. Il ne
« faut accomplir les préceptes des prélats et des
« docteurs que dans la mesure prescrite par saint
« Paul (i Thess. , v, 21), savoir en tant que, sié-
« géant dans la chaire de Moïse, ils parlent selon
1 Extentus totus et propensus in eum quem amat, a quo
crédit, cupit, sperat, confidit, justificatur, nihil sibi ipsi tri-
buit, qui scit nihil habere ex se. (De Magnit. passionis, cap.
XL\I, Opéra, p. 553.)
2 Nenio magis Ecclesiam destriiit, quam corruptus clerus.
Deslruentibus Ecclesiam oinnes Christiani teneutur resistcre.
(De potestate Eccles. Opp. , p. 76g.)
I20 PROTESTANTISME A.VANT LA RÉFORME.
« Moïse. Nous sommes les serviteurs de Dieu et
t( non du pape , selon ce qui est dit : Ta adoreras
« le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul. —
« Le Saint-Esprit s'est réservé de réchauffer, de
« vivifier, de conserver, d'augmenter l'unité de
« l'Eglise, et il ne l'a pas abandonnée au pontife
« de Rome, qui souvent ne s'en soucie nuUe-
« ment. — Le sexe même n'empêche pas que la
« femme, si elle est fidèle, prudente, et si elle a la
« charité répandue dans le cœur, puisse sentir,
« juger , approuver , conclure , par un jugement
« que Dieu ratifie. »
Ainsi, à mesure que la Réformation s'approche ,
se multiplient aussi les voix qui proclament la vé-
rité. On dirait que l'Eglise a à cœur de démontrer
que la Réformation existait avant Luther. Le pro-
testantisme naquit dans l'Église le jour même où
y parut le germe de la papauté, comme dans le
monde politique les principes conservateurs ont
existé du moment même où le despotisme des
grands ou les désordres des factieux ont levé la
tête. Le protestantisme même fut quelquefois plus
fort que la papauté dans les siècles qui précédè-
rent la Réformation. Qu'est-ce que Rome pou-
vait opposer à tous les témoins que nous venons
d'entendre , dans le moment où leur voix par-
courait la terre?
Mais il y avait plus. La Réformation non-seu-
lement était dans les docteurs, elle était encore
dans le peuple. Les doctrines de Wiklef, par-
ties d'Oxford, s'étaient répandues dans toute la
chrétienté, et avaient conservé des adhérents en
LES FRÈRES BOHÈMES. 121
Bavière, en Souabe, en Franconie, en Prusse.
En Bohême, du sein des discordes et des guerres,
était enfin sortie une paisible et chrétienne com-
munauté, qui rappelait l'Éghse primitive, et qui
rendait témoignage avec beaucoup de vie au
grand principe de l'opposition évangélique, que
c( Christ lui-même est le roc sur lequel l'Eglise est
« bâtie, et non Pierre et son successeur. » Apparte-
nant également aux races germaniques et aux
races slaves, ces simples chrétiens avaient des
missionnaires au milieu des diverses nations qui
parlaient leurs langues, pour y gagner sans bruit
des sectateurs à leurs opinions. Nicolas Russ , à
Bostock, visité deux fois par eux, commença, en
i5ii , à prêcher publiquement contre le pape ^
Cet état de choses est important à signaler.
Quand la sagesse d'en haut proférera à plus haute
voix encore ses enseignements, il y aura partout
des intelligences et des cœurs pour l'entendre.
Quand le semeur, qui n'a cessé de parcourir l'E-
glise, sortira pour une nouvelle et plus grande
semaille, il y aura de la terre préparée à recevoir
son grain. Quand la trompette que l'ange de l'al-
liance n'a cessé de faire retentir, donnera des
sons plus éclatants, plusieurs se prépareront au
combat.
Déjà l'Eglise a le sentiment que l'heure du
combat s'approche. Si plus d'un philosophe an-
nonça de quelque manière dans le siècle dernier
I Wolfii Lecl. memorab. II, p. 27.
111 PROPHÉTIE DK PROLÈS.
la révolution qui allait le terminer, nous étonne-
rons-nous que plusieurs docteurs aient prévu à la
fin du quinzième siècle la Réformation imminente
qui allait renouveler l'Église ?
Le provincial des augustins , André Proies , qui
pendant près d'un demi-siècle présida cette con-
grégation, et qui, avec un inébranlable courage,
maintint dans son ordre les doctrines de saint
Augustin , réuni avec ses frères dans le couvent
de Himmelspforte, près de Wernigerode, s'arrê-
tait souvent au moment où la parole de Dieu
était lue, et s'adressant aux moines attentifs, il
leur disait : « Frères ! vous entendez le témoignage
« de la sainte Écriture ! Elle déclare que par la
« grâce nous sommes tout ce que nous sommes,
« et que par elle seule nous avons tout ce que
« nous avons. D'où viennent donc tant de ténè-
« bres et tant d'horribles superstitions ? O
« frères ! le christianisme a besoin d'une grande
*< et courageuse Réformation, et déjà je la vois
« s'approcher. » Alors les moines s'écriaient :
« Pourquoi ne commencez-vous pas vous-même
« cette Réformation et ne vous opposez-vous pas
« à tant d'erreurs? — Vous voyez, ô mes frères,
« répondait le vieux provincial, que je suis chargé
« d'années et faible de corps, et que je n'ai point
«la science, le talent, l'éloquence qu'une si
« grande chose requiert. Mais Dieu suscitera un
« héros qui, par son âge, ses forces, ses talents,
« sa science, son génie et son éloquence, occupera
« le premier rang. Il commencera la Réformalion ,
PROPHÉTIE DU FRANCISCAIN d'iSEJNAC. 12^
« il s'opposera à l'erreur, et Dieu lui donnera un
a courage tel qu'il osera résister aux grands '. »
Un vieux moine de Himmelspforte , qui avait
souvent entendu ces paroles, les a rapportées à
Flacius. C'était dans l'ordre même dont il était
provincial que le héros chrétien annoncé par
Proies devait paraître.
Un moine , nommé Jean Hilten , se trouvait
dans le couvent des franciscains à Isenac, en
Thuringe. Jl étudiait avec soin le prophète Da-
niel et l'Apocalypse de saint Jean ; il écrivit même
sur ces livres un commentaire, et censura les
plus criants abus de la vie monacale. Les moines,
irrités , le jetèrent en prison. Son âge avancé et
la saleté de son cachot le firent tomber dangereu-
sement malade; il demanda le frère gardien. A
peine celui-ci fut-il arrivé, que, sans écouter le
prisonnier et enflammé de colère, il se mit à le
reprendre durement de sa doctrine, qui était en
opposition, ajoute la chronique, avec la cuisine
des moines. Alors le franciscain, oubliant sa ma-
ladie et poussant de profonds soupirs , dit : « Je
« supporte tranquillement vos injures pour l'a-
V mour de Christ; car je n'ai rien dit qui pût
« ébranler l'état monastique, et je n'ai fait que
« reprendre les plus notables abus. Mais, conti-
« nua-t-il ( selon ce que Mélanchton nous rapporte
« dans son apologie de la Confession de Foi
« d' Augsbourg) , il en viendra un autre, Van du
« Seigneur mil cinq cent seize : celui-là vous dé-
I Excitabit Dominus heroem, aetate, viribus. . . . (Flacii
Catal. testiuni veritatis, p. 843.)
124 TROISIEME PREPARATION. LES LETTRES.
« triiira, et vous ne pourrez lui résister^. » Jean
Hilten, qui avait annoncé la fin du inonde pour
l'an i65i , se trompa moins en désignant l'année
où paraîtrait le futur réformateur. Bientôt il na-
quit à une petite distance de son cachot; il com-
mença à étudier dans cette ville même d'Isenac,
où le moine était prisonnier, et entreprit publi-
quement la Réformation , un an seulement plus
tard que le franciscain ne l'avait dit.
VIL
Ainsi les princes et les peuples, les membres
vivants de l'Eglise et les théologiens, travaillaient
chacun dans leur sphère à préparer l'œuvre que
le seizième siècle allait manifester. Mais la Réfor-
mation devait avoir un autre auxiliaire, les lettres.
L'esprit humain croissait. Ce seul fait devait
amener son affranchissement. Qu'une jeune se-
mence tombe près d'une vieille muraille, l'arbuste
en grandissant la renversera.
Le pontife de Rome s'était fait le tuteur des
peuples , et sa supériorité d'intelligence le lui
avait rendu facile. Longtemps il les avait tenus
dans un état de minorité; mais maintenant ils le
débordaient de toutes parts. Cette tutelle véné-
rable, qui avait pour cause première les principes
de vie éternelle et de civilisation que Rome avait
communiqués aux nations barbares, ne pouvait
plus s'exercer sans opposition. Un redoutable ad-
versaire s'était posé vis-à-vis d'elle pour la con-
I Alius quidam veniet. . . . ,^^Apoloyia Conf. Aiig. XIII, de
votis monasticis.)
RENAISSANCE DES LETTRES.
25
trôler. La tendance naturelle de l'esprit humain
à se développer , à examiner , à connaître , avait
donné naissance à ce nouveau pouvoir. Les yeux
de l'homme s'ouvraient : il demandait compte de
chaque pas à ce conducteur longtemps respecté,
sous la direction duquel on l'avait vu marcher sans
mot dire, tant que ses yeux avaient été fermés.
L'âge de l'enfance était passé pour les peuples de
la nouvelle Europe : l'âge mûr commençait. A la
naïve simplicité, disposée à tout croire, avaient
succédé un esprit curieux, une raison impatiente
de connaître les fondements des choses. On se de-
mandait dans quel but Dieu avait parlé au monde,
et si des hommes avaient le droit de s'établir mé-
diateurs entre Dieu et leurs frères.
Une seule chose aurait pu sauver l'Église : c'é-
tait de s'élever encore plus haut que les peuples.
Marcher à leur niveau n'était pas assez. Mais il se
trouva, au contraire, qu'elle leur fut grandement
inférieure. Elle se mit à descendre, en même
temps qu'ils se mirent à monter. Quand les hommes
commencèrent à s'élever vers le domaine de l'in-
teUigence, le sacerdoce se trouva absorbé dans
des poursuites terrestres et des intérêts humains.
C'est un phénomène qui s'est souvent renouvelé
dans l'histoire. Les ailes avaient crû à l'aiglon; et
il n'y eut personne qui eût la main assez haute
pour l'empêcher de prendre son vol.
Ce fut dans l'Italie que l'esprit humain prit le
premier essor.
La scolastique et la poésie romantique n'y avaient
jamais régné sans obstacle. Il était toujours resté
1^6 SOUVENIR d'antiquité EN ITALIE.
en Italie un souvenir d'antiquité. Ce souvenir se
ranima avec beaucoup de force vers la fin du
moyen âge , et bientôt il donna aux esprits une
impulsion toute nouvelle.
Déjà dans le quatorzième siècle, le Dante et Pé-
trarque remettaient en honneur les anciens poètes
de Rome, en même temps que le premier plaçait
dans son enfer les papes les plus puissants, et que
le second réclamait avec hardiesse la constitution
primitive de l'Eglise. Au commencement du quin-
zième siècle, Jean de Ravenne enseignait avec éclat
la littérature latine à Padoue et à Florence, et
Ghrysoloras interprétait les beaux génies de la
Grèce, à Florence et à Pavie.
Tandis que la lumière sortait en Europe des
prisons où elle avait été retenue captive, l'Orient
envoyait à TOccident de nouvelles lueurs. L'éten-
dard des Osmanlis, planté en i453 sur les murs
de Constantinople, en avait fait fuir les savants.
Ils avaient transporté en Italie les lettres de la
Grèce. Le flambeau des anciens ralluma les es-
prits éteints depuis tant de siècles. George de
Trébizonde, Argyropolos, Bessarion, Lascaris,
Chalcondylas et beaucoup d'autres remplissaient
l'Occident de leur amour pour la Grèce et ses
plus beaux génies. Le patriotisme des Italiens en
fut ému; et il parut en Italie un grand nombre
de savants , parmi lesquels brillent Gasparino ,
Aurispa, Aretin , Poggio , Valla, qui s'efforcèrent
de remettre aussi en honneur l'antiquité romaine.
11 y eut alors un grand jet de lumière, et Rome
dut en souffrir.
INFLUENCE DES HUMANISTES. 1 27
La passion de l'antiquité qui s'empara des hu-
manistes ébranla dans les esprits les plus élevés
l'attachement à l'Église, car: « nul ne peut servir
deux maîtres. » En même temps les études aux-
quelles on se livra, mirent à la disposition des sa-
vants, des moyens tout nouveaux, inconnus des
scolastiques, pour examiner et juger les enseigne-
ments de l'Église. Retrouvant dans la Bible, bien
plus que dans les œuvres des théologiens, les
beautés qui les ravissaient dans les auteurs classi-
ques, les humanistes furent tout disposés à mettre
la Bible au-dessus des docteurs. Ils réformèrent le
goût et préparèrent ainsi la réformation de la foi.
Les lettrés, il est vrai, protestaient hautement
que leur science ne portait aucune atteinte à la
croyance de l'Église; cependant ils attaquèrent les
scolastiques bien avant les réformateurs , et tour-
nèrent en ridicule ces barbares, ces «Teutons, >;
qui avaient vécu sans vivre '. Quelques-uns même
proclamèrent les doctrines de l'Évangile et mirent
la main sur ce que Rome avait de plus cher. Déjà
le Dante, tout en adhérant à bien des doctrines
romaines, avait proclamé la puissance de la foi,
comme le firent les réformateurs. « C'est la foi
« véritable, avait-il dit, qui nous rend bourgeois
« du ciel \ La foi, selon la doctrine évangéUque ,
« est le principe de vie; elle est l'étincelle qui
« s'étendant toujours plus, devient une flamme
« vivante et luit en nous, comme l'étoile dans les
I Qui ne viventes quidem vivebant. (Politiani Epp. IX, '3.)
1 Parad. XXIY, /,',.
laS CHRISTIA?fISME DD U.VNTE. VALLA.
« cieux. Sans la foi, il n'y a ni bonne œuvre, ni
te vie honnête , qui puissent nous être en aide.
« Quelque grand que soit le péché, les bras de la
fc grâce divine sont plus grands encore, et ils
'( embrassent tout ce qui se tourne vers Dieu^
« L'âme n'est pas perdue par l'anathème des pon-
ce tifes , et l'éternelle charité peut encore venir à
« elle, tant que l'espérance fleurit^. De Dieu, de
« Dieu seul vient notre justice, par la foi. » Et par-
lant de l'Eglise , le Dante s'écrie : « O ma barque !
« que tu es mal chargée! O Constantin! quel grand
« mal n'a pas engendré, je ne dis pas ta conver-
(c sion , mais cette offrande que le riche père reçut
« alors de toi ! »
Plus tard, Laurent Valla applique, aux opinions
de l'Eglise, l'étude de l'antiquité; il nie l'authen-
ticité de la correspondance entre Christ et le roi
Abgar; il rejette la tradition sur la formation du
Symbole des Apôtres; et il sape les bases sur les-
quelles repose le prétendu héritage que les papes
tiennent de Constantin ^.
Cependant cette grande lumière que l'étude de
l'antiquité fit jaillir dans le quinzième siècle, était
I Orribil furon li peccati miei;
Ma la bontà intiuita ha si gran braccia ,
Che prende ciô che si rivolve a lei.
(Purgator. III, 121-124-)
a Per lor nialadizion si non si perde.
Che non possa tornar l'eterno amore,
Mentre che la speranza ha fior del verde.
^Ibid., 1 34-1 36.)
3 De ementita Constantini donatione declamatio ad Papam.
Opp. Basil. 1543.
INCRÉDULITÉ EN ITALIE. 120
propre à détruire, mais ne l'était pas à édifier.
Ce n'est ni à Homère, ni à Virgile , qu'il pouvait
être donné de sauver l'Église, Le réveil des lettres,
des sciences et des arts, ne fut point le principe
de la Réformation. Le paganisme des poètes, en
reparaissant en Italie, confirma plutôt le paga-
nisme du cœur. Le scepticisme de l'école d'Aris-
tote et le mépris de tout ce qui ne tenait pas à la
philologie s'emparèrent de beaucoup de lettrés ,
et engendrèrent une incrédulité qui , tout en af-
fectant de se soumettre à l'Église, attaquait néan-
moins les vérités les plus importantes de la
religion. Pierre Pomponatius, le plus fameux re-
présentant de cette tendance impie, enseignait,
à Bologne et àPadoue, que l'immortalité de l'âme
et la providence sout des problèmes philosophi-
ques '. Jean François Pic , neveu de Pic de la Mi-
randole, parle d'un pape qui ne croyait pas en
Dieu", et d'un autre qui, ayant avoué à l'un de
ses amis son incrédulité quant à l'immortalité de
l'âme, apparut après sa mort, pendant la nuit , à
ce même ami, et lui dit: «Ah! le feu éternel qui
« me consume ne me fait que trop sentir l'im-
« mortalité de cette âme qui, selon moi, devait
« mourir avec le corps ! » Ceci rappelle cette fa-
meuse parole, adressée, à ce que l'on assure, par
Léon X, à son secrétaire Bembo : « Tous les siècles
« savent assez de quelle utilité a été à nous et aux
I De immortalitate animae, de praedestinatione et provi-
dentia, etc.
1 Qui nullum Deum credens. (J. F. Pici de Fide. 0pp. II,
p. 820.)
I- 9
l3o PHILOSOPHIE PLATONICIENNE.
« nôtres, cette fable du Christ ^ » De futiles
superstitions étaient attaquées ; mais c'était l'in-
crédulité au ris dédaigneux et moqueur qui s'éta-
blissait à leur place. Se rire de tout, même de ce
qu'il y a de plus saint, était de mode et la marque
d'un esprit fort. On ne voyait dans la religion
qu'un moyen de gouverner le peuple. « J'ai une
« crainte, s'écriait Érasme en i5i6, c'est qu'avec
a l'étude de la littérature ancienne, ne reparaisse
« le paganisme ancien. »
On vit alors, il est vrai, comme après les mo-
queries du temps d'Auguste, et comme, de nos
jours, après celles du siècle dernier, percer et
paraître une nouvelle philosophie platonicienne ,
qui attaqua cette imprudente incrédulité, et cher-
cha, comme la philosophie actuelle, à inspirer
quelque respect pour le christianisme et à rani-
mer dans les coeurs le sentiment religieux. Les
Médicis favorisèrent à Florence ces efforts des
platoniciens. Mais ce ne sera jamais une religion
philosophique qui régénérera l'Eglise et le monde.
Orgueilleuse, dédaignant la prédication de la
croix, prétendant ne voir dans les dogmes chré-
tiens que des figures et des symboles , incompré-
hensible pour la majorité des hommes, elle pourra
se perdre dans un enthousiasme mystique, mais
elle sera toujours impuissante pour réformer et
pour sauver.
Que fût-il donc arrivé si le vrai christianisme
n'eût pas reparu dans le monde, et si la foi n'eût
1 Ea (le Christo fabula. (Mornaei Hist. Papatus, p. 820.)
COMMENCEMENT DES LETTRES EN ALLEMAGNE. l3l
pas rempli de nouveau les cœurs de sa force et
de sa sainteté? La Réformation sauva la religion
et avec elle la société. Si TÉglise de Rome avait
eu à cœur la gloire de Dieu et la prospérité des
peuples, elle eût accueilli la Réformation avec
joie. Mais que faisait cela à un Léon X?
Cependant un flambeau ne pouvait être allumé
en Italie, sans que ses lueurs ne se fissent voir au
delà des Alpes. Les affaires de l'Église établissaient
des rapports continuels entre la Péninsule et les
autres parties de la chrétienté. Les barbares senti-
rent bientôt la supériorité et l'orgueil des Ita-
liens, et ils commencèrent à rougir eux-mêmes
de ce qu'ils écrivaient et parlaient si mal. Quelques
jeunes nobles, un Dalberg, un Langen, un Spie-
gelberg, enflammés du désir de connaître, pas-
sèrent en Italie, et rapportèrent en Allemagne
la science , les grammaires et les classiques tant
désirés, qu'ils communiquèrent à leurs amis'.
Bientôt parut un homme d'une intelligence distin-
guée, Rodolphe Agricola , auquel sa science et
son génie procurèrent une aussi grande vénéra-
tion que s'il eût été du siècle d'Auguste ou de ce-
lui de Périclès. L'ardeur de son esprit et les fa-
tigues de l'école le consumèrent en peu d'années.
Mais ,^ dans son commerce intime, s'étaient for-
més de nobles disciples qui portèrent dans toute
l'Allemagne le feu de leur maître. Souvent réunis
autour de lui, ils avaient déploré ensemble les
I Hamelmann , Relatio hist. C'est à tort que cette première
impulsion est attribuée à Thomas a Kempis. (Delprat over
G. Groote, p. 280.)
9-
l32 JEUNESSE DES ÉCOLES. IMPRIMERIE.
ténèbres de l'Eglise, et s'étaient demandé pour-
quoi saint Paul répète si souvent que les hommes
sont justes par la foi et non par les œuvres ^
On vit bientôt se rassembler, aux pieds de ces
docteurs nouveaux, une jeunesse grossière, qui
vivait d'aumônes, qui étudiait sans livres, et qui,
partagée en sociétés de prêtres de Bacchus, d'ar-
quebusiers, et d'autres encore, se rendait en
troupes désordonnées , de ville en ville et d'école
en école. N'importe, ces bandes étranges étaient
le commencement d'un public lettré; peu à peu
les chefs-d'œuvre de l'antiquité sortaient des
presses de l'Allemagne et remplaçaient les scolas-
tiques; et l'imprimerie, découverte à Mayence en
i44o^ multipliait les voix énergiques qui récla-
maient contre la corruption de l'Eglise , et celles
non moins puissantes qui appelaient l'esprit hu-
main dans de nouveaux sentiers.
L'étude de la littérature ancienne eut, en Alle-
magne, des effets tout différents de ceux qu'elle
eut en Italie et en France. Cette étude y fut mêlée
avec la foi. L'Allemagne chercha aussitôt dans la
nouvelle culture littéraire le profit que la religion
pouvait en retirer. Ce qui n'avait produit chez les
uns qu'un certain raffinement d'esprit, minutieux
et stérile, pénétra toute la vie des autres, échauffa
leurs cœurs, et les prépara à une meilleure lu-
mière. Les premiers restaurateurs des lettres, en
Italie et en France , se signalèrent par uiie con-
duite légère, souvent même immorale. En Alle-
i Ficle justos esse. (Melancht. Decl. I, 602.)
CARACTÈRE DES LETTRES EN ALLEMAGNE. I 33
magne, leurs successeurs, animés d'un esprit
grave, recherchèrent avec zèle tout ce qui est
vrai. L'Italie, offrant son encens à la littérature
et à la science profanes, vit naître une opposition
incrédule. L'Allemagne, occupée d'une profonde
théologie et repliée sur elle-même , vit naître une
opposition pleine de foi. Là on sapait les fonde-
ments de l'Église , ici on les rétablissait. Il se
forma dans l'Empire une réunion remarquable
d'hommes libres , savants et généreux, au milieu
desquels brillaient des princes, et qui s'efforçaient
de rendre la science utile à la religion. Les uns
apportaient à l'étude la foi humble des enfants ;
d'autres un esprit éclairé , pénétrant , disposé
peut-être à dépasser les bornes d'une liberté et
d'une critique légitimes; mais les uns et les autres
contribuèrent à déblayer les parvis du temple
obstrués par tant de superstitions.
Les théologiens moines s'aperçurent du danger,
€t se mirent à pousser des clameurs contre ces
mêmes études qu'ils avaient tolérées en Italie et
en France, parce qu'elles y marchaient unies à la
légèreté et à la dissolution. 11 se forma parmi eux
une conjuration contre les langues et les sciences;
car derrière elles ils avaient aperçu la foi. Un
moine mettait quelqu'un en garde contre les hé-
résies d'Erasme. « En quoi, lui demanda-t-on ,
« consistent-elles ? » Il avoua qu'il n'avait pas lu
l'ouvrage dont il parlait, et ne sut alléguer qu'une
chose, savoir : «qu'il était écrit en trop bon la-
« tin. »
Il y eut bientôt guerre ouverte entre les dis-
l34 LES LETTRÉS ET LES SCOLA8TIQUES.
ciples des lettres et les théologiens scolastiques.
Ceux-ci voyaient avec effroi le mouvement qui
s'opérait clans le domaine de Tintelligence, et
pensaient que l'immobilité et les ténèbres seraient
la garde la plus sûre de l'Église. C'était pour sau-
ver Rome qu'ils combattaient la renaissance des
lettres; mais ils contribuèrent ainsi à la perdre.
Rome y fut pour beaucoup. Un instant égarée
sous le pontificat de Léon X, elle abandonna ses
vieux amis et serra dans ses bras ses jeunes ad-
versaires. La papauté et les lettres formèrent un
accord qui semblait devoir rompre l'antique al-
liance du monachisme et de la hiérarchie. Les
papes ne s'aperçurent pas au premier abord que
ce qu'ils avaient pris pour un jouet était un glaive
qui pouvait leur donner la mort. De même, dans
le siècle dernier, on vit des princes accueillir à
leur cour une politique et une philosophie qui,
s'ils en eussent subi toute l'iniiuence, auraient
renversé leurs trônes. L'alliance ne dura pas
longtemps. Les lettres avancèrent, sans se soucier
nullement de ce qui pouvait porter atteinte à la
puissance de leur patron. Les moines et les sco-
lastiques comprirent qu'abandonner le pape c'é-
tait s'abandonner eux-mêmes. Et le pape, malgré
le patronage passager qu'il accorda aux beaux-
arts, n'en prit pas moins, quand il comprit le
danger, les mesures les plus opposées à l'esprit du
temps.
Les universités se défendirent tant qu'elles pu-
rent contre l'invasion des nouvelles lumières. Co-
logne chassa Rhagius; Leipzig, Celtes; Rostock ,
UN NOUVEAU MONDE.
35
Hermann von dem Busch. Cependant les nou-
veaux docteurs, et avec eux les anciens classi-
ques, s'établirent peu à peu, et souvent avec
l'aide des princes , dans ces hautes écoles. Bientôt
l'on vit s'y former, en dépit des scolastiques, des
sociétés de grammairiens et de poètes. Tout dut
devenir latin et grec, jusqu'au nom même de ces
lettrés; car comment les amis de Sophocle et de
Virgile eussent - ils pu s'appeler Rrachenber-
ger ou Schwarzerd? Un esprit d'indépendance
souffla en même temps sur toutes les universités.
On n'y vit plus les écoliers, à façon séminariste,
leurs livres sous le bras, marcher sagement, res-
pectueusement et les yeux baissés, derrière leurs
maîtres. La pétulance d'un Martial et d'un Ovide
avait passé dans ces nouveaux disciples des Mu-
ses. Ils accueillirent avec transport les railleries
que l'on faisait pleuvoir sur les théologiens dia-
lectiques; et les chefs du mouvement littéraire
furent accusés quelquefois de favoriser et même
de susciter les désordres des étudiants.
Ainsi un nouveau monde , sorti de l'antiquité ,
s'était formé au milieu du monde du moyen âge.
Les deux partis devaient en venir aux mains ;
une lutte était imminente. Ce fut le plus tran-
quille des champions des lettres, un vieillard
près d'achever sa paisible carrière , qui l'en-
gagea.
Pour que la vérité triomphât, il fallait d'abord
que les armes par lesquelles elle devait vaincre,
fussent sorties des arsenaux où depuis des siècles
elles étaient enfouies. Ces armes, c'étaient les
i36 heuchlin.
saintes écritures du Vieux et du JN ou veau Testa-
ment. Il fallait ranimer dans la chrétienté l'amour
et l'étude des saintes lettres grecques et hébraï-
ques. L'homme que la providence de Dieu choi-
sit pour cette oeuvre, se nommait Jean Reuchlin.
Une très-belle voix d'enfant se faisait remarquer
dans le chœur de l'église de Pforzheim. Elle attira
l'attention du margrave de Bade. C'était celle de
Jean Reuchlin, jeune garçon, de manières agréa-
bles et d'un caractère enjoué, fils d'un honnête
bourgeois du lieu. Le margrave lui accorda bien-
tôt toute sa faveur, et le choisit en 1743 pour ac-
compagner son fils Frédéric à l'université de Paris.
Le fils de l'huissier de Pforzheim arriva avec le
prince, le cœur transporté de joie, dans cette
école, la plus célèbre de tout l'Occident. 11 y trouva
le Spartiate Hermonymos, Jean Weissel, la lumière
du monde y et il eut ainsi l'occasion d'étudier sous
des maîtres habiles le grec et l'hébreu, dont il n'y
avait alors aucun professeur en Allemagne, et
dont un jour il devait être le restaurateur dans la
patrie de la Réformation. Le jeune et pauvre Alle-
mand copiait pour des étudiants riches les chants
d'Homère, les discours d'Isocrate, et il gagnait
ainsi de quoi continuer ses études et s'acheter des
livres.
Mais voici d'autres choses qu'il entend de la bou-
che de Weissel, et qui font sur son esprit une im-
pression puissante : « Les papes peuvent se trom-
« per. Toutes satisfactions d'hommes sont \ui
« blasphème contre Christ, qui a réconcilié et jus-
« tifié parfaitement l'espèce humaine. A Dieu seul
REUCHLIN EN ITA.LIE. 187
« appartient le pouvoir de donner une entière ab-
« solution. Il n'est pas nécessaire de confesser ses
« péchés aux prêtres. 11 n'y a point de purga-
« toire , à moins que ce ne soit Dieu lui-même,
« qui est un feu dévorant et qui purifie de toute
« souillure. »
A peine âgé de vingt ans, Reuchlin enseigne à
Baie la philosophie , le grec et le latin ; et l'on en-
tend, ce qui était alors un prodige, un Allemand
parler grec.
Les partisans de Rome commencent à s'inquié-
ter, en voyant des esprits généreux fouiller dans
ces antiques trésors. « Les Romains font la moue,
« disait Reuchlin, et poussent des cris, prétendant
(c que tous ces travaux littéraires sont contraires à
a la piété romaine, puisque les Grecs sont schis-
« matiques. Oh! que de peines , que de souffrances
« à endurer, pour ramener enfin l'Allemagne à la
« sagesse et à la science! »
Bientôt après, Eberhardde Wurtemberg appela
Reuchlin à Tubingue, pour être l'ornement de
cette université naissante. En i483, il le mena
avec lui en Italie. Chalcondylas , Aurispa , Jean Pic
de la Mirandole, devinrent à Florence ses com-
pagnons et ses amis. A Rome, lorsque Eberhard
reçut du pape, entouré de ses cardinaux, une au-
dience solennelle, Reuchlin prononça un discours
d'une latinité si pure et si élégante , que l'assem-
blée, qui n'attendait rien de pareil d'un barbare
Germain, fut dans le plus grand étonnement, et
que le pape s'écria : « Certainement cet homme
I 38 REUCHLIN EN ITALIE.
« mérite d'être mis à côté des meilleurs orateurs
« de la France et de l'Italie. »
Dix ans plus tard, Reuchlin fut obligé de se ré-
fugier à Heidelberg , à la cour de l'électeur Phi-
lippe, pour échapper à la vengeance du successeur
d'Eberhard. Philippe, d'accord avec Jean de Dal-
berg, évéque deWorms, son ami et son chancelier,
s'efforçait de répandre les lumières, qui commen-
çaient à poindre de toutes parts en Allemagne.
Dalberg avait fondé une bibliothèque, dont l'u-
sage était permis à tous les savants. Reuchlin fit
sur ce nouveau théâtre de grands efforts pour dé-
truire la barbarie de son peuple.
Envoyé à Rome par l'Électeur, en 1498, pour
une importante mission, il profita de tout le temps
et de tout l'argent qui lui restèrent, soit pour faire
de nouveaux progrès dans la langue hébraïque,
auprès du savant israéhte Abdias Sphorne, soit
pour acheter tout ce qu'il put trouver de manus-
crits hébreux et grecs, avec le dessein de s'en ser-
vir, comme autant de flambeaux, pour accroître
dans sa patrie le jour qui commençait à paraître.
Un Grec illustre, Argyropolos, expliquait dans
cette métropole à un auditoire nombreux les an-
tiques merveilles de la littérature de son peuple.
Le savant ambassadeur se rend avec sa suite à la
salle où ce docteur enseignait, et au moment où
il y entre, il salue le maître, et déplore le malheur
de la Grèce expirante sous les coups des Ottomans.
L'Hellène étonné demande à l'Allemand : « D'où
« es-tu, et comprends-tu le grecPw Reuchlin ré-
pond : «Je suis un Germain, et je n'ignore pas
SES TRAVAUX. 1^9
« entièrement ta langue. » Sur la demande d'Argy-
ropolos , il lit et explique un morceau de Thucy-
dide, que le professeur avait en ce moment sous
les yeux. Alors Argyropolos , saisi d'étonnement
et de douleur, s'écrie : «Hélas! hélas! la Grèce
ic chassée et fugitive est allée se cacher au delà des
« Alpes! »
C'est ainsi que les fils de la rude Germanie et
ceux de l'antique et savante Grèce se rencontraient
dans les palais de Rome, que l'Orient et l'Occi-
dent se donnaient la main dans ce rendez -vous
du monde, et que l'un versait dans les hras de
l'autre ces trésors intellectuels qu'il avait sauvés
en toute hâte de la barbarie des Ottomans. Dieu,
quand ses desseins le demandent, rapproche en
un instant par quelque grande catastrophe ce qui
semblait devoir demeurer toujours éloigné.
A son retour en Allemagne, Reuchlin put
rentrer en Wurtemberg. C'est alors surtout qu'il
accomplit ces travaux qui furent si utiles à Lu-
ther et à la Réformation. Cet homme qui, comme
comte palatin, occupait une place éminente dans
l'Empire, et qui, comme philosophe, contribua à
abaisser Aristote et à élever Platon, fit un dic-
tionnaire latin qui fit disparaître ceux des scolas-
tiques, composa une grammaire grecque, qui
facilita beaucoup l'étude de cette langue, tra-
duisit et expliqua les psaumes pénitentiaux , cor-
rigea la Vulgate, et, ce qui fit surtout son mé-
rite et sa gloire, publia, le premier en Allemagne,
une grammaire et un dictionnaire hébraïques ;
Reuchlin rouvrit par ce travail les livres si long-
l4o SON INFLUENCE EN ALLEMAGNE.
temps fermés de l'ancienne alliance, et éleva
ainsi un monument, comme il le dit lui-même,
« plus durable que l'airain. »
Mais ce n'était pas seulement par ses écrits,
c'était aussi par sa vie que Reuchlin cherchait à
avancer le règne de la vérité. D'une taille élevée,
d'un extérieur imposant, d'un abord affable, il ga-
gnait aussitôt la confiance de ceux avec lesquels
il avait affaire. Sa soif de connaissance n'était égalée
que par son zèle à communiquer ce qu'il avait ap-
pris. Il n'épargnait ni argent ni peine, pour faire
arriver en Allemagne les éditions des classiques,
au moment où elles sortaient des presses de l'Ita"
lie; et ainsi le fils d'un huissier faisait plus pour
éclairer son peuple, que de riches municipalités
ou de puissants princes. Son influence sur la
jeunesse était grande, et qui peut mesurer à cet
égard tout ce que lui doit la Réformation? Nous
n'en citerons qu'un exemple. Un jeune homme,
son cousin, fils d'un artiste, célèbre comme fabri-
cant d'armes, nommé Schwarzerd^ vint loger chez
sa sœur Elisabeth, afin d'étudier sous sa direction.
Reuchlin, rempli de joie en voyant le génie et
l'application du jeune disciple, l'adopta. Conseils,
présents de livres, exemples, il n'épargna rien
pour faire de son parent un homme utile à l'Eglise
et à la patrie. Il se réjouissait de voir son œuvre
prospérer sous ses yeux, et trouvant le nom alle-
mand de Schwarzerd trop barbare , il le traduisit
en grec, selon la coutume du temps, et nomma
le jeune étudiant Melanchton. C'est l'illustre ami
de Luther.
MYSTIQUE. LUTTE AVEC LES DOMINICAINS. ll[l
Cependant les études grammaticales ne pou-
vaient suffire à Reuchlin. A l'instar des docteurs
juifs, ses maîtres, il se mit à étudier la mystique
de la parole. « Dieu est esprit, dit-il, la Parole est
« un souffle, l'homme respire, Dieu est la parole.
« Les noms qu'il s'est donné à lui-même sont un
« écho de l'Éternité '. » Comme les cabalistes, il
pensait arriver de symbole en symbole, de forme
en forme, à la dernière et plus pure de toutes les
formes, à celle qui domine le règne de l'Esprit =.
Ce fut tandis que Reuchlin se perdait dans ces
paisibles et abstraites recherches, que l'inimitié
des scolastiques l'entraîna tout à coup , et bien
malgré lui, dans une guerre violente qui fut l'un
des préludes de la Réformation.
Il y avait à Cologne un rabbin baptisé, nommé
Pfefferkorn,intimement lié avec l'inquisiteur Hoch-
straten. Cet homme et les dominicains soUicitèrent
et obtinrent de l'empereur Maximilien , peut-être
dans de bonnes intentions, un ordre en vertu
duquel les Juifs devaient apporter tous leurs livres
hébreux (la Rible exceptée) à la maison de ville
du lieu où ils résidaient. Là ces écrits devaient
être brûlés. On alléguait pour motif qu'ils étaient
remplis de blasphèmes contre Jésus-Christ. Il ffiut
avouer qu'ils étaient au moins pleins d'inepties, et
que les Juifs eux-mêmes n'eussent pas perdu grand',
chose à l'exécution qu'on préméditait.
L'Empereur invita Reuchlin à donner son avis
sur ces ouvrages. Le savant docteur désigna ex-
1 De verbo mirifico.
2 De arte cabalistica.
l42 LUTTE AVEC LES DOMINICAINS.
pressément les livres écrits contre le christianisme,
les livrant au sort qu'on leur destinait; mais il
chercha à sauver les autres : « Le meilleur moyen
« de convertir les Israélites, ajouta-t-il, serait d'é-
« tablir dans chaque université deux maîtres de
« langue hébraïque, qui enseignassent aux théolo-
« giens à lire la Bible en hébreu et à réfuter ainsi
« les docteurs de ce peuple. » Les Juifs obtinrent
par suite de cet avis qu'on leur restituât leurs livres.
Le prosélyte et l'inquisiteur, semblables à des
corbeaux affamés qui voient échapper leur proie ,
poussèrent alors des cris de fureur. Ils choisirent
divers passages de l'écrit de Reuchlin, en dénatu-
rèrent le sens, proclamèrent l'auteur hérétique,
l'accusèrent d'avoir une inclination secrète pour
le judaïsme, et le menacèrent des chaînes de l'in-
quisition. Reuchlin se laissa d'abord épouvanter.
Mais ces hommes devenant toujours plus orgueil-
leux et lui prescrivant des conditions honteuses,
il publia en 1 5 1 3 une « Défense contre ses détrac-
« leurs de Cologne , » dans laquelle il dépeignit
tout ce parti sous de vives couleurs.
Les dominicains jurent d'en tirer vengeance,
et espèrent, par un coup d'autorité, raffermir
leur puissance chancelante. Hochstraten dresse à
Mayence un tribunal contre Reuchlin. Les écrits
du savant sont condamnés aux flammes. Alors les
novateurs, les maîtres et les disciples de la nou-
velle école , se sentant tous attaqués dans la per-
sonne de Reuchlin, se lèvent commeun seul homme.
Les temps étaient changés. L'Allemagne et les
lettres n'étaient pas l'Espagne et l'inquisition. Le
LUTTE AVEC LES DOMINICAINS. l43
grand mouvement littéraire avait créé une opinion
publique. Le haut clergé lui-même était presque
envahi par elle. Reuchlin en appelle à Léon X.
Ce pape , qui n'aimait pas beaucoup les moines
ignorants et fanatiques, remet toute l'affaire à l'é-
véque fie Spire ; celui-ci déclare Reuchlin innocent,
et condamne les moines aux frais du procès. Les
dominicains, ces soutiens de la papauté, recou-
rent, pleins de colère, à l'infaillible décision de
Rome, et Léon X, ne sachant que faire entre ces
deux puissances adverses, rend un mandat de su-
persedendo.
L'union des lettres avec la foi forme un des
traits de la Réformation, et la distingue, soit de
l'établissement du christianisme , soit du renouvel-
lement religieux des jours actuels. Les chrétiens
contemporains des apôtres eurent contre eux la
culture de leur siècle; et, à quelques exceptions
près, il en est de même pour ceux de notre temps.
La majorité des hommes lettrés fut avec les ré-
formateurs. L'opinion même leur fut favorable.
L'œuvre y gagna en étendue : peut-être y perdit-
elle en profondeur.
Luther, reconnaissant toutce qu'avait faitReuch-
lin , lui écrivit, peu après sa victoire sur les domi-
nicains : « Le Seigneur a agi en toi, afin que la lii-
« mière de l'Ecriture sainte commençât à reluire
« dans cette Germanie où , depuis tant de siècles ,
« hélas! elle était non - seulement étouffée, mais
« tout à fait éteinte ^ »
I MaïVita J. Reuchlin. [Francf., 1687.) Mayerhoff,!. Reuch-
lin und seine Zeit. (Berlin, i83o.)
l44 ÉRASME.
VIII.
Mais déjà avait paru un homme, qui regarda
comme la grande affaire de sa vie d'attaquer la
scolastique des universités et des couvents, le grand
écrivain de l'opposition, au commencement du
seizième siècle.
Reuchlin n'avait pas encore douze ans, quand
naquit ce premier génie de ces temps. Un homme
plein de vivacité et d'esprit, appelé Gérard, natif
de Gouda dans les Pays-Bas, aimait la fille d'un
médecin, nommée Marguerite. Les principes du
christianisme ne dirigeaient point sa vie, ou tout
au moins la passion les fit taire. Ses parents et
neuf frères voulaient le contraindre à embrasser
l'état monastique. Il s'enfuit, laissant celle qu'il
aimait sur le point de devenir mère, et se rendit à
Rome. La coupable Marguerite mit au monde un
fils. Gérard n'en apprit rien, et, quelque temps
après, il reçut de ses parents la nouvelle que celle
qu'il avait aimée n'était plus. Saisi de douleur, il
se fit prêtre et se consacra entièrement au service
de Dieu. Il revint en Hollande. Elle vivait encore!
Marguerite ne voulut pas se marier à un autre.
Gérard resta fidèle à ses vœux sacerdotaux. Leur
affection se concentra sur leur jeune fils. La mère
en avait pris le soin le plus tendre. Le père , après
son retour, l'envoya à l'école, quoiqu'il n'eût alors
que quatre ans. Il n'en avait pas treize, lorsque
son maître Sinthemius de Deventer, l'embrassant
un jour plein de joie, s'écria : « Cet enfant atteindra
ÉRASME CHANOOE. V PARIS. 1^5
«les plus hautes sommités de la science! » C'était
Érasme de Rotterdam.
Vers ce temps, sa mère mourut, et peu après,
son père, accablé de douleur, la suivit dans la
tombe.
Le jeune Érasme % demeuré seul au monde, té-
moigna une vive aversion pour la vie monacale ,
que ses tuteurs voulaient le contraindre à embras-
ser, mais avec laquelle, dès sa naissance, il fut,
pourrait-on dire, toujours en opposition. A la fin,
on le persuada d'entrer dans un couvent de cha-
noines réguliers, et à peine l'eut-il fait qu'il se sen-
tit comme accablé sous le poids de ses vœux. Il
retrouva un peu de liberté, et nous le voyons bien-
tôt à la cour de l'archevêque de Cambrai, et plus
tard à l'université de Paris. Il y poursuivit ses étu-
des dans une grande misère, mais avec l'application
la plus infatigable. Dès qu'il pouvait se procurer
quelque argent, il l'employait à acheter, d'abord
des auteurs grecs , et ensuite des habits. Souvent le
pauvre Hollandais recourait en vain à la générosité
de ses protecteurs : aussi, plus tard, sa plus grande
joie fut-elle de soutenir des jeunes gens studieux
mais pauvres. Appliqué sans relâche à la recher-
che de la vérité et de la science, il n'assistait qu'à
contre-cœur aux disputes scolastiques, et il recu-
lait devant l'étude de la théologie, craignant d'y
découvrir quelques erreurs, et d'être bientôt dé-
noncé comme hérétique.
I II s'appelait proprement Gerhard , comme son j)ère. I!
traduisit ce nom hollandais en latin (Didier, Désiré}, et en
j^rcc {Érasme).
I. lO
l46 SOIS GtJVJE. SA Rl'PUTATlOA.
Ce fut alors qu'Érasme commença à se sentir
lui-même. 11 sut trouver dans l'étude des anciens
une justesse et une élégance de style qui le pla-
cèrent bien au-dessus de tout ce que Paris avait
de plus illustre. Il se mit à enseigner et gagna ainsi
des amis puissants; il publia quelques écrits, et
s'entoura ainsi d'admiration et d'applaudissements.
Il comprit ce que le public aimait, et secouant les
derniers liens de la scolastique et du cloître, il se
jeta tout entier dans la littérature, répandant dans
tous ses écrits ces observations pleines de finesse,
cet esprit net, vif, éclairé, qui à la fois enseigne et
amuse.
L'habitude du travail, qu'il contracta à cette
époque , lui demeura toute la vie ; mérne dans ses
voyages, qu'il faisait ordinairement à cheval, il
n'était point oisif. Il composait en route, en che-
vauchant à travers les campagnes, et, arrivé à
l'hôtellerie, il couchait par écrit ses pensées. C'est
ainsi qu'il fit son fameux Eloge de la folie "^ dans
un voyage d'Italie en Angleterre.
Érasme s'acquit de bonne heure une grande ré-
putation parmi les savants. Mais les moines, irri-
tés, lui vouèrent une haine violente. Recherché
des princes, il était inépuisable, lorsqu'il s'agissait
de trouver des excuses pour échapper à leurs in-
vitations. Il aimait mieux gagner sa vie avec l'im-
primeur Frobenius, en corrigeant des livres, que
de se trouver, entouré de luxe et de faveurs, aux
l'E'p-cVtovacop'aî.Scpt éditions do cet écrit furent enlevées
en pen de mois.
SON INFLUENCE. ATTAQUE POPULAIRE. 1^7
cours magnifiques de Charles-Qiiint,deHenri VIII,
de François F'", ou que de ceindre sa tète du cha-
peau de cardinal qui lui fut offert ^
Depuis iSog il enseigna à Oxford. Il vint en i5i6
à Baie; il s'y fixa en iSai.
Quelle a été son influence sur la réformation?
Elle a été trop exaltée d'un côté, et trop dé-
préciée de l'autre. Érasme n'a jamais été et n'eût
jamais pu être un réformateur; mais il a préparé
les voies à d'autres. Non-seulement il répandit dans
son siècle l'amour de !a science et un esprit de re-
cherche et d'examen qui en mena d'autres bien
plus loin qu'il n'alla lui-même; mais encore il sut,
protégé par de grands prélats et par de puissants
princes, dévoiler et combattre les vices de l'Eglise
par les plus piquantes satires.
Erasme attaqua eu effet de deux manières les
moines et les abus. Il veut d'abord de sa part une
attaque populaire. Ce petit homme blond , dont les
yeux bleus à demi fermés observaient finement
tout ce qui se présentait à lui, sur la bouche duquel
était un sourire un peu moqneiir, dont le maintien
était timide et embarrassé, et qu'un souffle eût pu,
semblait- il, renverser, versait partout une élé-
gante et mordante amertume contre la théologie
et la dévotion de son siècle; son caractère natu-
rel et les événements de sa vie l'avaient rendue
sa disposition habituelle. Dans des écrits même où
l'on n'eut rien attendu de semblable, son humeur
1 A piincipibus facile mihi contingeret forluna , nisi mihi
iiiiniiim dnlcis csset iibertas. (Episr. ad Pirck.)
lo.
ll^8 DISCOURS DE LA FOLIE. LAZZIS.
sarcastique paraissait tout à coup , et il immolait
à coups d'épingle ces scolastiques et ces moines
ignorants, auxquels il avait déclaré la guerre. Il y
a de grands traits de ressemblance entre Voltaire
elErasme. Des auteurs qui l'avaient précédéavaient
déjà rendu populaire l'idée de cet élément de folie,
qui s'est glissé dans toutes les pensées et tous les
actes de la vie humaine. Erasme s'empara de cette
idée. 11 introduisit la Folie en personne, 3Ioria,
fille de Plutus, née dans les îles Fortunées, nourrie
d'ivresse et d'impertinence, et reine d'un puissant
empire. Elle en fait la description. Elle peint
successivement tous les états du monde qui lui ap-
partiennent, mais elle s'arrête surtout aux gens
d'église, qui ne veulent point reconnaître ses bien-
faits , quoiqu'elle les comble de ses faveurs. Elle
couvre de ses lazzis et de ses moqueries le labyrin-
the de dialectique où les théologiens se sont per-
dus, et ces syllogismes bizarres , dont ils préten-
dent soutenir l'Église. Elle dévoile les désordres ,
l'ignorance, la saleté, le ridicule des moines.
«Ils sont tous des nôtres, dit-elle, ces gens qui
vc n'ont pas de plus grande joie que de raconter
(( des miracles ou d'entendre des mensonges pro-
« digieux, et qui s'en servent pour charmer les
« ennuis des autres, et pour remplir leurs propres
« bourses (je parle surtout des prêtres et des pré-
ce dicateurs!) Près d'eux se trouvent ceux qui se
<( sont mis dans l'esprit cette folle et pourtant si
« douce persuasion, que s'ils jettent un regard sur
« un morceau de bois* ou sur un tableau, repré.
« sentant Polyphème ouChristophore, ils ne mour-
« ront pas ce jour-là.... »
DISCOUlîS DE LA. iOLIE. LES SAINTS. 1 /^J
«Hélas que de folies, continue Maria, dont
« le rouge me monte presque à moi - même au
« front! Ne voit-on pas chaque pays réclamer son
« j-ft/zz^ particulier? Chaque misère a son saint et
« chaque saint sa chandelle. Cq saint \ous soulage
« dans les maux de dents ; celui-ci vous assiste au
« mal d'enfant; un autre vous restitue ce qu'un
« voleur vous a pris ; un autre vous sauve en cas de
« naufrage; un cinquième protège vos troupeaux.
«Il en est qui sont puissants dans beaucoup de
«choses à la fois, et, principalement la Vierge,
« mère de Dieu, à qui le vulgaire attribue presque
«davantage qu'au Fils^ Au milieu de toutes ces
« folies, si quelque odieux sage se lève et, chantant
« la contre-partie , dit (ce qui est la vérité) : « Vous
« ne périrez pas misérablement, si vous vivez cliré-
« tiennement^. — Vous rachèterez vos péchés , si à
« l'argent que vous donnez, vous ajoutez la haine
« du mal, des larmes, des veilles , des prières, des
«jeûnes, et un changement complet dans votre
« manière de vivre. — Ce saint vous sera favorable
« si vous imitez sa vie» ; — si quelque sage , dis-je,
« leur crie charitablement ces choses aux oreilles,
« oh! de quelle félicité ne prive-t-il pas leurs âmes,
« et dans quels troubles, dans quelles désolations
« ne les plonge-t-il pas! .... L'esprit de l'homme
«est ainsi fait, que l'imposture a beaucoup plus
« de prise sur lui que la vérité^. S'il y a quelque
1 Praecipue Deipara Virgo, cui vulgus hominum plus propc
tribuit quam Filio. (Encomium Moriae. Opp. IV, p. /|44.)
2 Non maie peiibis si bene vixeris. (Ibid.)
3 Sic sculptus est hominis animus, ut longe magis flK•i^♦
j5o la fol[e et les papes.
« saint plus fabuleux qu'un autre, un saint George ,
« un saint Christophore , ou une sainte Barbara,
« vous verrez qu'on l'adorera avec une dévotion
c< beaucoup plus grande que saint Pierre, que saint
a Paiil , ou que Christ lui-même '. »
Au reste, la Folie n'en reste pas là; elle attaque
les évéques eux-mêmes, « qui courent plus après
l'or qu'après les âmes, et qui croient avoir fait
assez quand ils se posent avec complaisance, dans
une pompe théâtrale, comme de Saints Pères, aux-
qtiels l'adoration appartient, et bénissent ou ana-
thématisent. » La fille « des îles Fortunées )> s'enhar-
dit jusqu'à s'attaquera la cour de Rome et au pape
lui-même, qui ne prenant pour lui que les diver-
tissements, laisse les apôtres Pierre et Paul s'acquit-
ter de son ministère. «Ya-t-il, dit-elle, de plus
«redoutables ennemis de l'Église que ces pon-
ce tifes impies, qui permettent par leur silence que
ce l'on abolisse Jesus-Christ, qui le lient par leurs
ce lois mercenaires, qui le falsifient par leurs inter-
« prétations forcées, et qui Tétranglent par leur vie
« empestée ^?»
Holbein ajouta à téloge de la Folie, les gravures
les plus bizarres, où figurait le pape, avec sa triple
couronne. Jamais ouvrage peut-être ne répondit si
bien aux besoins d'une époque. On ne peut dé-
tjuam veris capiatur. (Enconiiiim Moriae. 0pp. IV, paj;. 45o.)
1 Aut ipsiim Christum. (Ibid.)
2 Quasi siut ulli hostes ecclesiae perniciosiorcs quam impii
pontiiices, quiet silentio Christum sinunt abolescere et quaes-
tuariislegibus alligant et coactis interpretationibus adultérant
et peslilentc vita jugulant. (Ibid.)
ATTAQUE UK LA SCIFJNCE. PRINCIPE. l5l
crire l'impression que ce petit livre produisit dans
la chrétienté. Il en parut vingt-sept éditions pen-
dant la vie d'Érasme; il fut traduit dans toutes les
langues, et il servit plus que tout autre à affermir
l'esprit du siècle dans sa tendance antisacerdotale.
Mais à l'attaque populaire du sarcasme, Érasme
joignit l'attaque de la science et de l'érudition.
L'étude des lettres grecques et latines avait ouvert
de nouvelles perspectives au génie moderne qui
commençait à se réveiller en Europe. Érasme em-
brassa avec feu l'idée des Italiens , que c'était à
l'école des anciens qu'il fallait étudier les sciences,
et que,renonrant aux livres insuffisants et bizarres
dont on s'était servi jusqu'alors, il fallait aller à
Strabon pour la géographie, à Hippocrate pour
la médecine, à Platon pour la philosophie, à Ovide
pour la mythologie, à Pline pour l'histoire natu-
relle. Mais il fit un pas de plus ; ce pas était celui
d'un géant, et devait amener la découverte d'un
nouveau monde, plus important à l'humanité que
celui que Colomb venait d'ajouter à l'ancien.
Érasme poursuivant le même principe, demanda
que l'on n'étudiât plus la théologie dans Scott et
Thomas d'Aquin, mais qu'on allât pour l'appren-
dre, aux Pères de l'Église, et avatit tout au Nou-
veau Testament. Il montra qu'il ne fallait même
pas s'en tenir à la Vulgate, qui fourmillait de fautes;
et il rendit à la vérité un service immense en pu-
bliant son édition critique du texte grec du Nou-
veau Testament, texte aussi peu connu de l'Occi-
dent que s'il n'eût pas existé. Cette édition parut en
i5i6 à Bâle, un an avant la Réformation. Érasme
I 5l LE iVaUVEAU TESTAMENT GREC.
fit ainsi pour le Nouveau Testament ce que Reuch-
lin avait fait pour l'Ancien. Les théologiens purent
dès lors lire la Parole de Dieu dans les lansfues
originales, et plus tard reconnaître la pureté de
la doctrine des réformateurs.
« Je veux, dit Érasme en publiant son Nouveau
« Testament, ramener à son origine ce froid dis-
« puteur de mots , que l'on appelle la Théologie.
« Plût à Dieu que cet ouvrage portât pour le chris-
« tianisme autant de fruits qu'il m'a cotité de peine
« et d'application. » Ce vœu fut accompli. En vain
les moines s'écrièrent : « Il veut corriger le Saint-
« Esprit! . . . » Le Nouveau Testament d'Érasme fit
jaillir une vive lumière. Ses paraphrases sur les
épîtres et sur les évangiles de saint Matthieu et de
saint Jean , ses éditions de Cyprien et de Jérôme,
ses traductions d'Origène, d'Athanase, de Chry-
sostôme, sa Fraie théologie^ , son Ecclésiaste'^ ,
ses commentaires sur plusieurs psaumes, contri-
buèrent puissamment à répandre le goût de la Pa-
role de Dieu et de la pure théologie. L'effet de ses
travaux surpassa ses intentions mêmes. Reuchlin
et Érasme rendirent la Bible aux savants ; Luther
la rendit au peuple.
Cependant Érasme fit pkis encore; en ramenant
à la Bible, il rappela ce qu'il y avait dans la Bible.
« Le but le plus élevé du renouvellement des étu-
« des philosophiques, dit-il, sera d'apprendre à
« connaître le simple et pur christianisme dans la
1 Ratio verœ theulogiœ.
•À Scu de ratione co/icioiia/nli.
SA PROFESSION DE FOI. 1 53
« Bible. « Belle parole! et plût à Dieu que les or-
ganes de la philosophie de nos jours comprissent
aussi bien leur mission ! « Je suis fermement résolu,
« disait-il encore , à mourir sur l'étude de l'Ecri-
« lure:en elle est ma joie et ma paix ^ »«Le som-
« maire de toute la philosophie chrétienne se ré-
« duit à ceci, dit -il ailleurs: Placer toute notre
« espérance en Dieu qui , sans notre mérite , par
« grâce, nous donne tout par Jésus-Christ; savoir
« que nous sommes rachetés par la mort de son
« Fils; mourir aux convoitises mondaines et mar-
« cher d'une manière conforme à sa doctrine et
« à son exemple, non-seulement sans nuire à per-
« sonne, mais encore en faisant du bien à tous;
« supporter patiemment l'épreuve dans l'espérance
« de la rémunération future; enfin , ne nous attri-
« buer aucun honneur à cause de nos vertus , mais
« rendre grâce à Dieu pour toutes nos forces et
« pour toutes nos oeuvres. Voilà ce dont il faut
«pénétrer l'homme, jusqu'à ce que cela soit de-
« venu pour lui une seconde nature '. »
Puis s'élevant contre cette masse d'ordonnances
de l'Eglise sur les habits, les jeûnes, les fêtes, les
vœux , le mariage , la confession , qui oppriment
le peuple et enrichissent les prêtres , Érasme s'é-
crie : «Dans les temples, à peine pense-t-on à
« interpréter l'Évangile ^. La bonne partie des
1 Ad Seivatiuni.
2 Ad Joh. Sîechtam 1 5 1 9. Haec sunt auimis hominum incul-
canda , sic, ut velut in naturam transeant. (Er. Epp. I, p. 680. V
3 In templis vix vacat Evangelium interprctari. (Annot. ad
Matth. XI, 3o. Jugutn mcitm suave.)
id4 ses travaux et son influence.
« sermons doit être conçue au gré des commissaires
« d'indulgences. La très-sainte doctrine de Christ
« doit être supjDrimée ou interprétée à contre-
« sens et à leur profit. Il n'y a plus aucune es-
« pérance de guérison , à moins que Christ Jui-
a même ne convertisse les cœurs des princes et
«des pontifes, et ne les excite à rechercher la
« piété véritable. »
Les ouvrages d'Érasme se succédaient. Il tra-
vaillait sans cesse, et ses écrits étaient lus, tels que
sa plume venait de les tracer. Ce mouvement,
cette vie native, cette intelligence riche, fine, spi-
rituelle, hardie, qui, sans-arrière pensée, se versait
à grands flots sur ses contemporains, entraînait et
ravissait l'immense public qui dévorait les ou-
vrages du philosophe de Rotterdam. Il devint
bientôt l'homme le plus influent de la chrétienté,
et de toute part on vit pleuvoir sur sa tète et les
pensions et les couronnes.
Si nous portons nos regards sur la grande ré-
volution qui plus tard renouvela l'Eglise, nous
ne pouvons nous empêcher de reconnaître qu'E-
rasme fut pour plusieurs comme un pont de
passage. Bien des hommes qui auraient été effrayés
par les vérités évangéliques présentées dans toute
leur force et leur pureté, se laissèrent attirer par
lui, et devinrent plus tard les fauteurs les plus
zélés de la Réformation.
Mais par cela même qu'il était bon pour pré-
parer, il ne l'eût pas été pour accomplir. «Erasme
« sait très-bien signaler les erreurs, dit Luther,
« mais il ne sait pas enseigner la vérité. » L'E-
SES DEFAUTS. DEUX PARTIS. 1 55
vangile de Christ ne fut pas le foyer où s'alluma
et s'entretint sa vie, le centre autour duquel
rayonna son activité. Il était avant tout savant, et
seulement ensuite chrétien. La vanité exerçait sur
lui trop de pouvoir pour qu'il eût sur son siècle
une influence décisive. Il calculait avec anxiété les
suites que chacune de ses démarches pourrait
avoir pour sa réputation. Il n'y avait rien dont il
aimât autant à parler que de lui-même et de sa
gloire. « Le pape , » écrivait-il à un ami intime
avec une vanité puérile, à l'époque où il se dé-
clara l'adversaire de Luther, « le pape m'a envoyé
« un diplôme plein de bienveillance et de témoi-
« gnages d'honneur. Son secrétaire me jure que
« c'est quelque chose d'inouï, et que le pape l'a
« diclé lui-même mot à mot. »
Erasme et Luther sont les représentants de
deux grandes idées quant à une réforme , de
deux grands partis dans leur siècle et dans tous
les siècles. L'un se compose des hommes d'une
prudence craintive; l'autre des hommes de réso-
lution et de courage. Ces deux partis existaient
à cette époque, et ils se personnifièrent dans ces
illustres chefs. Les hommes de prudence croyaient
que la culture des sciences théologiques amè-
nerait peu à peu et sans déchirement une réforma-
tion de l'Église. Les hommes d'action pensaient
que des idées plus justes répandues parmi les sa-
vants ne feraient point cesser les superstitions
du peuple, et que corriger tel ou tel abus était
peu de chose, si toute la vie de l'Église n'était
pas renouvelée.
l56 UNE RÉFORME SANS SECOUSSES.
« Une paix désavantageuse, disait Érasme , vaut
« mieux encore que la plus juste des guerres '. »
Il pensait ( et que d'Érasmes n'ont pas vécu dès
lors et ne vivent pas de nos jours! ), il pensait
qu'une réformation qui ébranlerait l'Église cour-
rait risque de la renverser; il voyait avec effroi
les passions excitées, le mal se mêlant partout
au peu de bien que l'on pourrait faire, les insti-
tutions existantes détruites , sans que d'autres
pussent être mises à leur place, et le vaisseau de
l'Eglise faisant eau de toutes parts , englouti au
milieu delà tempête. « Ceux qui font entrer la mer
« dans de nouvelles lagunes , disait-il, font souvent
«une œuvre qui les trompe; car l'élément re-
« doutable , une fois introduit , ne se porte pas
« là où l'on voulait l'avoir, mais il se jette où il
«lui plaît, et cause de grandes dévastations^.
« Quoi qu'il en soit, disait-il encore, que les trou-
« blés soient partout évités! Il vaut mieux suppor-
te ter des princes impies , que d'empirer le mal par
« des innovations ^. »
Mais les courageux d'entre ses contemporains
avaient de quoi lui répondre. L'histoire avait suf-
fisamment démontré qu'une exposition franche de
la vérité et un combat décidé contre le mensonge
1 Malo hune , qualisqualis est , rerum humanarum statum
quàra novos excitari tuinultus, disait-il encore. (Erasm. Epp.
I,p.953.)
2 Semel admissuni non ea fertur, quâ destinarat admis-
sor. . . . (Ibid.)
3 Praestat ferre principes impios, quam novatis rébus {^ra-
vius malum accersere. . . (Ad Matth. XI, 3o.)
ÉTAIT-ELLE POSSIBLE? J D^
pouvaient seuls assurer la victoire. Si l'on eût usé
de ménagement, les artifices de la politique, les
ruses de la cour papale auraient éteint la lumière
dans ses premières lueurs. IN'avait-on pas depuis
des siècles employé tous les moyens de douceur?
n'avait-on pas vu conciles sur conciles convoqués
dans le dessein de réformer l'Eglise? Tout avait
été inutile. Pourquoi prétendre faire de nouveau
une expérience si souvent déçue ?
Sans doute , une réforme fondamentale ne pou-
vait s'opérer sans déchirements. Mais quand a-t-il
paru quelque chose de grand et de bon parmi les
hommes, qui n'ait causé quelque agitation ? Cette
crainte de voir le mal se mêler au bien , si elle
était légitime, n'arrêterai t-elle pas précisément les
entreprises les plus nobles et les plus saintes? Il
ne faut pas craindre le mal qui peut surgir d'une
grande agitation, mais il faut se fortifier pour le
combattre et le détruire.
N'y a-t-il pas d'ailleurs une différence totale
entre la commotion qu'impriment les passions
humaines et celle qui émane de l'Esprit de Dieu?
L'une ébranle la société, mais l'autre la raffermir.
Quelle erreur que de s'imaginer, comme Erasme,
que dans l'état où se trouvait alors la chrétienté,
avec ce mélange d'éléments contraires , de vérité
et de mensonge, de mort et de vie, on pouvait
encore prévenir de^^violentes secousses! Cherchez
à fermer le cratère du Vésuve quand les éléments
irrités s'agitent déjà dans son sein! Le moyen âge
avait vu plus d'une commotion violente, avec
une atmosphère moins grosse d'orages que ne
105 L EGLISE SANS LA llÉFORME.
l'était celle du temps de la Réforraation. Ce n'est
pas à arrêter et à comprimer qu'il faut penser
alors, mais à diriger et à conduire.
Si la Réformation n'eût pas éclaté, qui peut dire
l'épouvantable ruine qui l'eût remplacée ? La so-
ciété, en proie à mille éléments de destruction,
sans éléments régénérateurs et conservateurs ,
eût été effroyablement bouleversée. Certes , c'eût
bien été une réforme à la manière d'Érasme, et
telle que la révent encore de nos jours beau-
coup d'hommes modérés, mais timides, qui eût
renversé la société chrétienne. Le peuple, dé-
pourvu de cette lumière et de cette piété que la
Réformation fit descendre jusque dans les rangs
les plus obscurs , abandonné à ses passions vio-
lentes et à un esprit inquiet de révolte, se fût
déchaîné comme l'animal furieux que des provo-
cations excitent et dont aucun frein ne retient plus
la colère.
La Réformation ne fut autre chose qu'une in-
tervention de l'Esprit de Dieu parmi les hommes,
un règlement que Dieu mit en la terre. Elle put,
il est vrai, remuer les éléments de fermentation
qui sont cachés dans le cœur humain ; mais Dieu
vainquit. La dochine évangélique , la vérité de
Dieu , pénétrant dans la masse des peuples, dé-
truisit ce qui devait périr, mais affermit partout ce
qui devait être maintenu. La Réformation a édifié
dans le monde. La prévention seule a pu dire
qu'elle avait abattu. « Le soc de la charrue,
« a-t-on dit avec raison , en parlant de l'œuvre
« de la réforme, pourrait aussi penser qu'il nuit
SA TIMIDITÉ. I 59
«à la terre, parce qu'il la déchire; il ne fait que
«' la féconder. »
Le grand principe d'Érasme était: «Éclaire,
«et les ténèbres disparaîtront d'elles-mêmes. »
Ce principe est bon, et Luther le suivit. Mais
quand les ennemis de la lumière s'efforcent de
l'éteindre, ou d'enlever le flambeau de la main
qui le porte, faudra-t-il, pour l'amour de la paix ,
les laisser faire? faudra-t-il ne pas résister aux
méchants?
Le courage manqua à Érasme. Or, il en faut
pour opérer une réformalion, aussi bien que pour
prendre une ville. Il y avait beaucoup de timidité
dans son caractère. Dès sa jeunesse, le nom seul
de la mort le faisait trembler. Il prenait pour sa
santé des soins inouïs. Nul sacrifice ne lui eût
coûté pour s'enfuir loin d'un lieu où régnait une
maladie contagieuse. Le désir de jouir des com-
modités de la vie surpassait sa vanité même, et ce
fut cette raison qui lui fit rejeter plus d'une offre
brillante.
Aussi ne prétendit-il pas au rôle de réforma-
teur. «Si les mœurs corrompues de la cour de
« Rome demandent quelque grand et prompt re-
« mède , disait-il , ce n'est ni mon affaire , ni celle
« de ceux qui me ressemblent'. » Il n'avait point
celte force de la foi qui animait Luther. Tandis
que celui-ci était toujours prêt à laisser sa vie
pour la vérité, Érasme disait ingénument: « Que
1 Ingens aliqnod et pra?scns remedium , ccrte mcum non
est. (Er. Epp. 1, p. 653.1
l6o SON IIS'DÉCISIOX.
« d'autres prétendent au martyre : pour moi , je ne
« me crois pas digne de cet honneur ^ Je crains
«que, s'il arrivait quelque tumulte, je n'imitasse
« Pierre dans sa chute. )i
Par ses écrits, par ses paroles, Érasme, plus
que tout autre , avait préparé la Réformation ; et
puis, quand il vit arriver la tempête qu'il avait
lui-même suscitée , il trembla. Il eût tout donné
pour ramener le calme d'autrefois , même avec
ses pesantes vapeurs. Mais il n'était plus temps,
la digue était rompue. On ne pouvait arrêter le
fleuve qui devait à la fois nettoyer et fertiliser le
monde. Erasme fut puissant comme instrument
de Dieu : quand il cessa de l'être , il ne fut plus
rien.
A la fin Erasme ne savait plus pour quel parti
se déclarer. Aucun ne lui plaisait, et il les crai-
gnait tous. « Il est dangereux de parler, disait-il,
« et il est dangereux de se taire, w Dans tous les
grands mouvements religieux , il y a de ces ca-
ractères indécis, respectables à quelques égards,
mais qui nuisent à la vérité, et qui, en ne voulant
déplaire à personne, déplaisent à tout le monde.
Que deviendrait la vérité, si Dieu ne suscitait pas
pour elle des champions plus courageux? Voici le
conseil qu'Erasme donna à Viglius Zuichem, depuis
président de la cour supérieure à Bruxelles, sur
la manière dont il devait se comporter vis-à-vis des
sectaires (car c'est ainsi qu'il appelait déjà les ré-
1 Ego me non arbitrer hoc honore dignum. (Er. Epp. I,
p. 653.)
SON INDECISION.
i6i
formateurs): « Mon amitié pour toi me fait désirer
« que tu te tiennes bien loin delà contagion des sec-
« tes, et que tu ne leur fournisses aucune occasion
« dédire queZuichem est des leurs. Si tu approuves
a leur doctrine, au moins dissimule, et surtout
« ne dispute point avec eux. Un jurisconsulte doit
« finasser avec ces gens , comme certain mourant
« avec le diable. Le diable lui demanda: Que crois-
« tu? Le mourant craignant , s'il confessait sa foi,
« d'être surpris dans quelque hérésie , répondit :
« Ce que croit l'Église. Le premier insista : Que
« croit l'Eglise î' L'autre répondit : Ce que je crois.
« Le diable encore une fois : Et que crois-tu donc?
« Elle mourant de nouveau: Ce que croit l'Église'.»
Aussi le duc George de Saxe , ennemi mortel de
Luther, ayant reçu d'Érasme une réponse équi-
voque à une question qu'il lui avait adressée,
disait : « Cher Érasme', lave-moi la fourrure et ne
« la mouille pas.» Second Curio, dans un de ses
ouvrages , décrit deux cieux : le ciel papiste
et le ciel chrétien. Il ne trouve Érasme ni dans
l'un, ni dans l'autre, mais il le découvre se
mouvant sans cesse entre eux dans des cercles
sans fin.
Tel fut Érasme. Il lui manqua cet affranchisse-
ment intérieur, qui rend véritablement libre.
Qu'il eût été différent, s'il s'était abandonné lui-
même, pour se donner à la vérité! Mais après
avoir cherché à opérer quelques réformes avec
l'approbatiim des chefs de l'Église, après avoir
1 Érasm. Epp. 274.
L ,1
Ih2 ERASME SE PERD AUPRES DE TOUS.
pour Rome abandonné la réformation , quand il
vit que ces deux choses ne pouvaient marcher en-
semble, il se perdit auprès de tous. D'un côté,
ses palinodies ne purent comprimer la colère des
partisans fanatiques de !a papauté. Ils sentaient
le mal qu'il leur avait fait, et ne le lui pardon-
naient pas. Des moines impétueux l'accablaient
d'injures du haut des chaires. Ils l'appelaient un
second Lucien, un renard qui avait dévasté la vi-
gne du Seigneur. Un docteur de Constance avait
suspendu le portrait d'Erasme dans son cabinet,
afin de pouvoir à chaque instant lui cracher au
visage. Mais de l'autre côté, Erasme, abandonnant
l'étendard de l'Evangile, se vit privé de l'affection
et de l'estime des hommes les plus généreux du
temps où il vécut, et dut renoncer sans doute à
ces consolations célestes que Dieu répand dans
les cœurs de ceux qui se comportent en bons sol-
dats de Jésus-Christ. C'est au moins ce que sem-
blent indiquer ces larmes amères, ces veilles pé-
nibles, ce sommeil troublé, ces aliments qui lui
deviennent insipides , ce dégoût pour l'étude des
muses , autrefois sa seule consolation , ce front
chagrin, ce visage pâle, ces regards tristes et
abattus , cette haine d'une vie qu'il appelle cruelle ,
et ces soupirs après la mort, dont il parle à ses
amis ^ Pauvre Érasme !
Les ennemis d'Érasme allèrent, ce nous semble,
1 .... Vigiliae moleslae, somnus irrequietus, cibus insi-
pidus omnis, ipsum quoque musariîm studium ipsa
fronlis meae mœstitia, vultus palor, oculonini subtristis de-
jectio. . . . (Erasm. Epp. 1 , p. i38o.)
LES NOBLES. DIVERS MOTIFS. l63
un peu au delà de la vérité, quand ils s'écrièrent ,
au moment où Luther parut : « Érasme a pondu
Tœuf et Luther l'a couvé '. »
IX.
Ces mêmes symptômes de régénération que l'on
voyait parmi les princes, lesévéqueset les savants,
se trouvaient parmi les hommes du monde , les
seigneurs, les chevaliers et les gens de guerre. La
noblesse allemande joua un rôle important dans la
réformation. Plusieurs des plus illustres fils de l'Al-
lemagne formèrent une alliance étroite avec les
lettrés, et, enflammés d'un zèle ardent, quelque-
fois emporté, s'efforcèrent de délivrer leur peu-
ple du joug de Rome.
Diverses causes devaient contribuer à donner
des amis à la réformation dans les rangs des no-
bles. Les uns, ayant fréquenté les universités, y
avaient reçu dans leur cœur ce feu qui animait les
savants. D'autres, élevés dans des sentiments gé-
néreux, avaient l'âme ouverte à la belle doctrine
de l'Évangile. Plusieurs trouvaient à la réformation
je ne sais quoi de chevaleresque qui les sédui-
I Les OEuvres d'Érasme ont été publiées par Jean Le Clerc
à Liège, i7o3, en dix volumes in-folio. Pour sa vie, voyez
Burigny, Vie d'Érasme, Paris, 17S7 ; A Mùller, Lebeu des
Erasmus , Hamb., 1828 , et la Biographie insérée par Le Clerc
dans sa Bibliothèque choisie. Voyez aussi le beau et conscien-
cieux travail de M. Nisard (Revue des deux mondes), qui me
paraît pourtant s'être trompé dans son appréciation d'Érasme
et de Luther.
1 1.
l64 HUTTEN.
sait et les entraînait après elle. D'antres enfin ,
il faut bien le dire, en voulaient an clergé, qui
avait puissamment contribué, sous le règne de
Maximilien , à leur enlever leur antique indépen-
dance et à les assujettir aux princes. Remplis d'en-
thousiasme, ils considéraient la réformation com me
le prélude d'un grand renouvellement politique;
ils croyaient voir l'Empire sortir^de cette crise avec
une splendeur toute nouvelle, et saluaient un état
meilleur, brillant de la gloire la plus pure, prêt à
s'établir dans le monde, par l'épée des chevaliers
non moins que par la Parole de Dieu^
Ulrich de Hûtlen , que l'on a surnommé le De-
mosthène de l'Allemagne , à cause de ses Philip-
piques contre la papauté, forme comme l'anneau
qui unit alors les chevaliers et les gens de lettres.
11 brilla par ses écrits non moins que par son épée.
Issu d'une ancienne famille de Franconie, il fut
envoyé à onze ans au couvent de Foulda, où il
devait devenir moine. Mais Ulrich, qui ne se sen-
tait point de penchant pour cet état , s'enfuit à
seize ans du couvent, et se rendit à l'université
de Cologne , où il se livra à l'étude des langues
et de la poésie. 11 mena plus tard une vie er-
rante, se trouva, en i5i3, au siège de Padoue
comme simple soldat, vit Rome dans tous ses
scandales , et aiguisa là ces traits qu'il lança plus
tard contre elle.
1 « Animus ingens et ferox , viribiis pollens... Nam si con-
« silia et conatus Hutteni non defecissent, quasi nervi copia-
« rum, atqiie potentiae,jam mutatio omnium rerum exstitisset,
« et quasi orbis stalus publici fuisset couversus. v (Camer., Vita
Melanchtonis.)
LIGUE LETTREE.
.65
De retour en Allemagne , Hûtten composa contre
Rome un écrit intitulé : la Trinité romaine. Il y
dévoile tous les désordres de cette cour, et montre
la nécessité de mettre fin par la force à sa tyran-
nie. « Il y a, dit un voyageur nommé Vadiscus ^
« qui figure dans cet écrit, trois choses que l'on
« rapporte ordinairement de Rome : une mauvaise
« conscience, un estomac gâté et une bourse vide.
« Il y a trois choses que Rome ne croit pas :
« l'immortalité de l'âme, la résurrection des morts
« et l'enfer. Il y a trois choses dont Rome fait
<f commerce : la grâce de Christ , les dignités ec-
« clésiastiques et les femmes. » La publication de
cet écrit obligea Ilùtten à quitter la cour de l'ar-
chevêque de Mayence, où il se trouvait quand il
le composa.
L'affaire de Reuchlin avec les dominicains fut
le signal qui rassembla tous les lettrés , les ma-
gistrats , les nobles, opposés aux moines. La dé-
faite des inquisiteurs, qui , disait-on, n'avaient
échappé à une condamnation définitive et absolue
qu'à force d'argent et d'intrigues , avait encouragé
tous leurs adversaires. Des conseillers d'Empire,
des patriciens des villes les plus considérables ,
Pickheimer de Nuremberg, Peutinger d'Augs-
bourg, Stuss de Cologne, des prédicateurs disi-
tingués, tels que Capiton et OEcolampade, des
docteurs en médecine, des historiens, tous les
littérateurs, orateurs, poètes, à la tête desquels
brillait Ulrich de Hùtten, formèrent cette armée
des Reuchlinistes, dont la liste fut même publiée'.
I Exercitus Reuchllnistarum , en tête de la collection de
lettres adressées à ce sujet à Reuchlin.
l66 LETTRES DE QUELQUES HOMMES OBSCURS.
La production la plus remarquable de cette ligue
lettrée fut la fameuse satire populaire intitulée :
Lettres de quelques hommes obscurs. Les princi-
paux auteurs de cet écrit sont Hûtten et l'un de ses
amis d'université, Crotus Robianus ; mais il estdiffi-
cile de dire lequel des deux en eut la première idée,
si même elle ne vint pas du savant imprimeur
Angst, et si Hùtten travailla déjà à lapremière partie
de l'ouvrage. Plusieurs humanistes réunis dans la
forteresse d'Ebernbourg paraissent avoir mis la
main à la seconde. C'est un tableau fait à grands
traits, une caricature peinte quelquefois d'une ma-
nière un peu grossière, mais pleine de vérité et de
force, d'une ressemblance frappante et de" couleur
de feu. L'effet fut immense. Des moines, adversaires
de Reuchlin , auteurs supposés de ces lettres, s'y en-
tretiennent des affaires du temps et des sujets tbéo-
logiques, à leur manière et dans leur barbare latin.
Ils adressent à leur correspondant, Ortuin Gratins,
professeur à Cologne, ami de Pfeflerkorn , les
questions les plus niaises et les plus inutiles; ils
lui donnent les marques les plus naïves de leur
lourde ignorance, de leur incrédulité , de leur
superstition, de leur esprit bas et vulgaire, de
la [grossière gloutonnerie avec laquelle ils font
de leur ventre un dieu , et en même temps
de leur orgueil et de leur zèle fanatique et persé-
cuteur. Ils lui racontent plusieurs de leurs aven-
tures burlesques, de leurs excès, de leur dissolu-
tion, et divers scandales de la vie d'Hochstraten ,
de Pfefferkorn et d'autres chefs de leur parti . Le
ton , tantôt hypocrite, tantôt niais de ces lettres
LEUR EFFET. SENTIMENT DE LUTHER. 167
en rend la lecture très-comique. Et le tout est
si naturel , que les dominicains et les franciscains
d'Angleterre reçurent cet écrit avec grande appro-
bation, et crurent qu'il était vraiment composé
dans les principes de leur ordre et pour sa dé-
fense. Un prieur du Brabant , dans sa crédule
simplicité, en fit même acheter un grand nom-
bre d'exemplaires, et les envoya en présent aux
plus distingués d'entre les dominicains. Les moi-
nes, toujours plus irrités, sollicitèrent du pape
une bulle sévère contre tous ceux qui oseraient
lire ces épîtres ; mais Léon X s'y refusa. Ils du-
rent supporter la risée générale et dévorer leur
colère. Aucun ouvrage ne porta à ces colonnes
du papisme un coup plus terrible. Mais ce n'était
pas avec des moqueries et des satires que l'Evan-
gile devait triompher. Si l'on eût continué à
marcher dans cette voie, si la réformation , au
lieu d'attaquer l'erreur avec les armes de Dieu,
avait eu recours à l'esprit moqueur du monde , sa
cause était perdue. Luther condamna hautement
ces satires. Un de ses amis lui en ayant envoyé
une, intitulée : La teneur de la supplication de
Pasquin , il lui répondit : « Ces inepties que tu
« m'as envoyées me paraissent avoir été composées
« par un esprit sans retenue. Je les ai communi-
« quées à une réunion d'amis , et tous en ont
«porté le même jugement ^ » Et en parlant du
même ouvrage, il écrit à un autre de ses corres-
pondants :« Cette suppUcation me paraît avoir pour
1 L. Epp. I, p. 37.
l68 HETTEN .\ BRlTtEfLES.
a auteur le même historien qui a composé les
« Lettres des hommes obscurs. J'approuve ses dé-
« sirs, mais je n'approuve pas son ouvrajje; car il
« ne s'abstient point des injures et des outraiies '. »
Ce jugement est sévère, mais il montre quel es-
prit se trouvait en I-uther. et combien il était
au-dessus de ses contemporains. Il faut ajouter
cependant qu'il ne suivit pas toujours de si sas^es
maximes.
Ulrich ayant dû renoncer à la protection de
l'archevêque de Mayence , rechercha celle de
Charles-Quint, qui était alors brouillé avec le
pape. Il se rendit en conséquence à Bruxelles, où
Charles tenait sa cour. TNIais loin de rien obtenir,
il apprit que le pape avait demandé à l'Empereur
de ren\oyer à Rome pieds et mains liés. L inqui-
siteur Hochstraten , persécuteur de Reuchlin, était
un de ceux que Rome avait chargés de le poursuivre.
Indigné qu'on eût osé faire une telle demande à
l'Empereur, Ulrich quitta le Brabant. Sorti de
Bruxelles, il rencontra Hochstraten sur le çrand
chemin. U'inquisiteur, effrayé, tombe à genoux et
recommande son âme à Dieu et aux saints. «Nonî
a dit le chevalier, je ne souille pas mon glaive de
« ton sans^! » Il lui donna quelques coups du plat
de son épée, et le laissa aller en paix.
Hûtten se réfugia dans le château d'Ebernbourg,
où François de Sickingen offrait un asile à tous
ceux qui étaient persécutés parles ultramontains.
C'est là que sou zèle brûlant pour 1" affranchi sse-
I L. Epi». I, p. >8.
SES LETTRES. 1 69
ment de sa nation lui dicta ces lettres si remarqua-
bles qu'il adressa à Charles -Quint, à Frédéric,
électeur de Saxe, à Albert, archevêque de Mayence,
aux princes et à la noblesse, et qui le mettent au
premier rang des écrivains. C'est là qu'il com-
posa tous ces ouvrages destinés à être lus et com-
pris par le peuple, et qui répandirent dans toutes
les contrées germaniques l'horreur de Rome et
l'amour de la liberté. Dévoué à la cause du réfor-
mateur, son dessein était de porter la noblesse
à prendre les armes en faveur de l'Evangile, et à
fondre avec le glaive sur cette Rome, que J.uther
ne voulait détruire que par la Parole et par la
force invincible de la vérité.
Cependant, au milieu de toute cette exaltation
guerrière, on aime à retrouver chez Hùtten des
sentiments tendres et délicats. Lorsque ses parents
moururent, il céda à ses frères tous les biens de
la famille, quoiqu'il fût l'ainé, et il les pria même
de ne point lui écrire et de ne lui envoyer aucun
argent, de peur que, malgré leur innocence, ils
n'eussent à souffrir de ses ennemis et ne tombas-
sent avec lui dans la fosse.
Si la vérité ne peut reconnaitre en Hùtten un
de ses enfants, car elle ne marche jamais sans la
sainteté de la vie et la charité du cœur, elle lui
accordera du moins une mention honorable
comme à l'un des plus redoutables adversaires
de l'erreur ^
i Les OEuvres de Hutloii ont été publiées à Berlin par Miin-
rhen, iSai à iSaS, en cinq volumes in-8".
170 SICKl^'GEN.
On peut en dire autant de François de Sickin-
gen, son illustre ami et son protecteur. Ce noble
chevalier, que plusieurs de ses contemporains es-
timaient digne de la couronne impériale, brille
au premier rang parmi les guerriers qui furent les
antagonistes de Rome. Tout en se plaisant au bruit
des ai mes, il était rempli d'ardeur pour les sciences
et de vénération pour ceux qui les professaient.
A la tète d'une armée qui menaçait le Wurtem-
berg, il ordonna, dans le cas où l'on prendrait
Stuttgard d'assaut , d'épargner les biens et la mai-
son du grand littérateur Jean Reuchlin. Il le fit
ensuite appeler dans son camp, l'embrassa, et
lui offrit son secours dans la querelle qu'il avait
avec les moines de Cologne. Longtemps la che-
valerie s'était fait gloire de mépriser les lettres.
L'époque que nous retraçons nous présente un
spectacle nouveau. Sous la pesante cuirasse des
Sickingen et des Hùtten , on aperçoit ce mouve-
ment des intelligences qui commence partout à
se faire sentir. La réformation donne au monde,
pour ses prémices, des guerriers amis des arts
de la paix.
Hùtten, réfugié, à son retour de Bruxelles, dans
le château de Sickingen , invita le valeureux che-
valier à étudier la doctrine évangélique, et lui
expliqua les fondements sur lesquels elle repose,
u Et il y a quelqu'un , s'écria Sickingen tout étonné,
« qui ose essayer de renverser un tel édifice!.. . .
if Qui le pourrait?. . . >»
Plusieurs hommes, célèbres ensuite comme ré-
formateurs, trouvèrent un refuge dans son châ-
GUERRE. 171
teau; entre autres Martin Biicer,Aquila,Schwebel,
QEcolampade , en sorte que Hùtten appelait avec
raison Ebernbourg « l'hôtellerie des justes.» OEco-
lampade devait prêcher chaque jour au château.
Cependant les guerriers qui y étaient réunis fi-
nissaient par s'ennuyer d'entendre tant parler des
douces vertus du christianisme; les sermons leur
paraissaient trop longs , quelque bref qu'OEco-
lampade s'efforçât d'être. Ils se rendaient, il est
vrai, presque tous les jours à l'église, mais ce n'é-
tait guère que pour entendre la bénédiction et
faire une courte prière, en sorte qu'Œcolampade
s'écriait : « Hélas ! la Parole est semée ici sur des
« rochers ! »
Bientôt Sickingen, voulant servir à sa manière
la cause de la vérité, déclara la guerre à l'arche-
vêque de Trêves, « afin, disait -il, d'ouvrir une
« porte à l'Évangile. » En vain Luther, qui avait
déjà paru, l'en dissuada -t -il : il attaqua Trêves
avec cinq mille cavaliers et mille fantassins. Le
courageux archevêque, aidé de l'Electeur palatin
et du landgrave de Hesse, le força à la retraite.
Au printemps suivant, les princes alliés l'attaquè-
rent dans son château de Landstein. Après un
sanglant assaut, Sickingen fut contraint de se
rendre; il avait été blessé mortellement. Les trois
princes pénètrent dans la forteresse, la parcou-
rent, et trouvent enfin l'indomptable chevalier
dans un souterrain , couché sur son lit de mort.
Il tend la main à l'Electeur palatin sans paraître
faire attention aux princes qui l'accompagnent;
mais ceux-ci l'accablent de demandes et de repro-
l'JT. SA MORT. CRONBERG.
ches : « Laissez-moi en repos, leur dit-il, car il faut
c( maintenant que je me prépare à répondre à un
a seigneur plus grand que vous ! m Lorsque
Luther apprit sa mort , il s'écria : « Le Seigneur est
« juste, mais admirable ! Ce n'est pas avec le glaive
« qu'il veut répandre son Evangile! »
Telle fut la triste fin d'un guerrier qui, comme
empereur ou électeur, eût élevé peut-être l'Alle-
magne à un haut degré de gloire, mais qui, ré-
duit à un cercle restreint, dépensa inutilement les
grandes forces dont il était doué. Ce n'était pas
dans l'esprit tumultueux de ces guerriers que la
vérité divine, descendue du ciel, était venue éta-
blir sa demeure. Ce n'était pas par leurs armes
qu'elle devait vaincre; et Dieu, en frappant de
néant les projets insensés de Sickingen, mit de
nouveau en évidence cette parole de saint Paul :
Les armes de notre guerre ne sont pas charnelles :
mais elles sont puissantes par la vertu de Dieu.
Un autre chevalier, Harmut de Cronberg, ami
de Hûtten et de Sickingen, paraît avoir eu plus de
sagesse et de connaissance de la vérité. Il écrivit
avec beaucoup de modestie à Léon X, l'invitant
à remettre sa puissance teniporelle à celui à qui
elle appartenait, à savoir, à l'Empereur. S'adressant
à ses sujets comme un père, il chercha à leur faire
comprendre la doctrine de l'Evangile, et les exhorta
à la foi, à l'obéissance et à la confiance en Jésus-
Christ, «qui, ajoutait-il , est le seigneur souverain
« (le nous tous. » Il résigna entre les mains de
l'Empereur une pension de deux cents ducats,
« parce que, disait-il, il ne voulait plus servir celui
CRONBERG. 17^
« qui prétait l'oreille aux ennemis de la vérité. »
Nous trouvons quelque part de lui cette parole ,
qui nous semble le placer bien au-dessus de Hùt-
ten et de Sickingen : « Notre docteur céleste , le
« Saint-Esprit, peut, quand il le veut, enseigner
« dans une heure bien plus de la foi qui est en
«Christ, que l'on n'en apprendrait dans dix ans
« à l'université de Paris. »
Ceux qui ne cherchent que sur les degrés des
trônes % ou dans les cathédrales et les académies,
des amis de la réformation , et qui prétendent
qu'il n'y en eut pas parmi le peuple, sont dans une
grave erreur. Dieu, qui préparait le cœur des sages
et des puissants, préparait aussi dans les retraites
du peuple beaucoup d'hommes simples et hum-
bles qui devaient devenir un jour les serviteurs
de sa Parole. L'histoire du temps nous montre la
fermentation qui animait alors les classes infé-
rieures. La tendance de la littérature populaire,
avant la réformation, était directement opposée
à l'esprit dominant dans l'Église. Dans XEulen-
spiegel, célèbre poésie populaire de ce temps , on
se moque sans cesse des prêtres, bétes et gloutons,
qui se tiennent des sommehères, des chevaux élé-
gants et dont la cuisine regorge; dans le « Renard
Reineke^ » les ménages des prêtres, où se trouvent
de petits enfants, jouent un grand rôle; un autre
écrivain populaire tonne de toutes ses forces
contre ces ministres de Christ qui montent de
grands chevaux , mais ne veulent pas combattre
1 Voyez Chateaubriand , Études historiques.
174 HANS SACHS.
les infidèles; et Jean Rosenblut , dans l'un de ses
jeux de carnaval, fait paraître l'empereur turc en
personne, pour sermonner convenablement tous
les Etats de la chrétienté.
C'était véritablement dans les entrailles du peu-
ple que fermentait alors la révolution qui devait
bientôt éclater. Non-seulement on vit des jeunes
gens sortir de ces langs pour occuper ensuite
les premières places dans l'Église, mais on vit
aussi des hommes qui restèrent toute leur vie
adonnés aux professions les plus humbles, contri-
buer puissamment au grand réveil de la chrétienté.
Nous rappellerons quelques traits de la vie de l'un
d'eux.
Un fils naquit, le 5 novembre i494i à un tail-
leur de Nuremberg, appelé Hans Sachs. Ce fils,
nomme Hans (Jean), comme son père, après avoir
fait quelques études, auxquelles une forte maladie
l'obligea de renoncer, embrassa l'état de cordon-
nier. Le jeune Hans profita de la liberté que cette
humble profession laissait à son esprit, pour pé-
nétrer dans ce monde supérieur qui plaisait à son
âme. Depuis que les chants avaient cessé dans
les châteaux des preux, ils semblaient avoir cher-
ché et trouvé un asile parmi les bourgeois des
joyeuses cités de l'Allemagne. Une école de chant
se tenait dans l'église de Nuremberg. Ces exercices,
auxquels le jeune garçon venait mêler sa voix,
ouvrirent le cœur de Hans aux impressions reli-
gieuses, et contribuèrent à exciter en lui le goût
de la poésie et de la musique. Cependant le génie
du jeune homme ne poiivait longtemps rester
HANS SACHS. l']S
renfermé dans les murs de son atelier. Il voulait
voir par lui-même ce monde dont il avait lu dans
les livres tant de choses, dont ses camarades lui
faisaient tant de récits, et que son imagination
peuplait de merveilles. En i5ii, il se charge de
quelques effets, et part, se dirigeant vers le sud.
Bientôt le jeune voyageur, qui rencontre sur sa
route de joyeux camarades, des étudiants courant
le pays, et bien des dangereux attraits, sent com-
mencer au dedans de lui un redoutable combat.
I^es convoitises de la vie et ses saintes résolutions
se trouvent en présence. Treuiblant pour l'issue,
il prend la fuite et va se cacher dans la petite
ville de Wels, en Autriche (i5i3), où il vit dans
la retraite et se livrant à la culture des beaux-arts.
L'empereur Maximilien vient à passer par cette
ville avec une suite brillante. Le jeune poëte se
laisse entraîner par l'éclat de cette cour. Le prince
le reçoit dans sa vénerie, et Hans s'oublie de nou-
veau sous les voûtes bruyantes du palais d'Ins-
brùck. Mais sa conscience crie encore une fois avec
force. Aussitôt le jeune veneur quitte son brillant
uniforme de chasse, il part, il arrive à Schwatz,
puis à Munich. Ce fut là qu'en i5i4j à l'âge de
vingt ans, il chanta son premier hymne « à l'hon-
te neur de Dieu,» sur un air remarquable. Il fut
couvert d'applaudissements. Partout dans ses voya-
ges il avait occasion de remarquer de nombreuses
et tristes preuves des abus sous lesquels la religion
était étouffée.
De retour à Nuremberg, Hans s'établit, se ma-
rie , devient père de famille. Lorsque la réforma-
I'j6 FERMKNTATJOIV GÉNÉRALE.
tion éclate, il prête Toreille. Il saisit cette sainte
Écriture qui lui était déjà devenue chère comme
poète , et dans laquelle maintenant il cherche,
non plus des images et des chants, mais la lumière
de la vérité. Bientôt c'est à cette vérité qu'il con-
sacre sa lyre. D'un humble atelier, situé devant
l'une des portes de la ville impériale de Nurem-
berg, sortent des accents qui retentissent dans
toute l'Allemagne, qui préparent les esprits à une
ère nouvelle, et qui rendent partout chère au peu-
ple la grande révolution qui s'accomplit. Les can-
tiques spirituels de Hans Sachs, et sa Bible mise
en vers, aidèrent puissamment cette œuvre. Il
serait peut-être difficile de dire qui a fait le plus
pour elle, du prince électeur de Saxe, administra-
teur de l'Empire, ou du cordonnier de Nurem-
berg.
Ainsi donc il y avait alors quelque chose dans
toutes les classes qui annonçait une réformation.
De tous côtés on voyait paraître des signes et se
presser des événements qui menaçaient de ren-
verser l'œuvre des siècles de ténèbres, et d'amener
pour les hommes «un temps nouveau. » La forme
hiérarchique que les efforts de plusieurs siècles
avaient imprimée au monde, était ébranlée et près
de se rompre. Les lumières dont on venait de faire
la découverte avaient répandu dans tous les pays,
avec une inconcevable rapidité, une multitude
d'idées nouvelles. Dans toutes les branches de la
société, on voyait se mouvoir une nouvelle vie.
«O siècle!. . . s'écriait Hiitten, les éludes fleuris-
FERMENT/VTIv N GÉNÉRALE. I 77
« sent, les esprits se réveillent : c'est une joie^que
« de vivre!. ...» Les intelligences des hommes,
qui avaient dormi depuis tant ne générations ,
semblaient vouloir racheter par leur activité tout
le temps qu'elles avaient perdu. Les laisser oisives,
sans nourriture, ou ne leur présenter d'autres[ali-
ments que ceux qui avaient longtemps entretenu
leur languissante vie, eut été^méconnaître la na-
ture de l'homme. Déjà l'esprit humain voyait clai-
rement ce qui était et ce qui devait être, et il
mesurait d'un regard hardi l'immense abîme qui
séparait ces deux mondes. De grands princes sié-
geaient sur le trône; l'antique colosse de Rome
chancelait sous son poids; !'ancien][esprit de che-
valerie quittait la terre, faisant place à un esprit
nouveau, qui soufflait à la fois des sanctuaires du
savoir et des demeures des petits. La Parole im-
primée avait pris des ailes qui la portaient, comme
le vent porte certaines semences , jusque dans les
lieux les plus éloignés. La découverte des deux
Indes élargissait le monde.... Tout annonçait une
grande révolution.
Mais d'où viendra le coup qui fera crouler l'an-
tique édifice, et sortir de ses ruines un édifice
nouveau? Personne ne le savait. Qui eut plus de
sagesse que Frédéric? qui eut plus de science que
ReuchUn ? qui eut plus de talent qu'Érasme? qui
eut plus d'esprit et de verve que Hiitten ? qui eut
plus de valeur que Sickingen? qui fut plus ver-
tueux que Cronberg? Et pourtant ni Frédéric, ni
Reuchlin, ni Érasme, ni Sickingen, ni Hûlten,
ni Cronberg.... Les savants, les princes, les guer-
L 12
jyS FERMENTATION GÉNÉRALE.
riers, l'Eglise elle-même, tous avaient miné quel-
ques fondements; mais on en était resté là : et
nulle part on ne voyait paraître la main puissante
qui devait être la main de Dieu.
Cependant tous avaient le sentiment qu'elle
devait bientôt se montrer. Quelques-uns préten-
daient en avoir trouvé dans les étoiles les indices
assurés. Ceux-ci, voyant l'état misérable de la re-
ligion, annonçaient l'avènement prochain de l'An-
téchrist. Ceux-là, au contraire, présageaient une
réformation imminente. Le monde attendait. —
Luther parut.
LIVRE II.
JEUNESSE, CONVBRSION ET PBEMIEKS TBAVàUX DE LUTHEB.
i483 — l5l7.
I.
Tout était prêt. Dieu, qui prépare son œuvre
pendant des siècles , l'accomplit , quand l'heure est
venue, par les plus faibles instruments. Faire de
grandes choses avec les plus petits moyens, telle
est la loi de Dieu. Cette loi , qui se voit partout
dans la nature, se retrouve aussi dans l'histoire.
Dieu prit les réformateurs de l'Eglise là où il en
avait pris les apôtres. Il les choisit dans cette classe
pauvre qui, sans être le bas peuple, est à peine la
bourgeoisie. Tout doit manifester au monde que
l'œuvre est, non de l'homme, mais de Dieu. Le
réformateur Zvsingle sortit de la cabane d'un ber-
ger des Alpes ; Mélanchton , le théologien de la ré-
formation, de la boutique d'un armurier; et Luther,
de la chaumière d'un pauvre mineur.
La première époque de la vie de l'homme, celle
où il se forme et se développe sous la main de
Dieu , est toujours importante. Elle l'est surtout
dans la carrière de Luther. Toute la réformation
est déjà là. Les diverses phases de cette œuvre se
1 2.
l8o ORIGIJVE DE LUTHER.
succédèrent dans l'âme de celui qui en fut l'instru-
ment, avant de s'accomplir dans le monde. La
connaissance de la réformation qui s'opéra dans
le cœur de Luther donne seule la clef de la ré-
formation de l'Eglise. Ce n'est que par l'étude de
l'œuvre particulière qu'on peut avoir l'intelligence
de l'œuvre générale. Ceux qui négligent la pre-
mière ne connaîtront de la seconde que les formes
et les dehors.. Ils pourront savoir certains événe-
ments et certains résultats , mais ils ne connaî-
tront pas la nature intrinsèque de ce renouvelle-
ment, parce que le principe de vie qui en fut
l'àme leur demeurera caché. Etudions donc la
réformation dans Luther^ avant de l'étudier dans
les faits qui changèrent la chrétienté.
Dans le village de Mora, vers les forêts de laThu-
ringe, et non loin des lieux ou Boniface, l'apôtre
de l'Allemagne, commença à annoncer l'Evangile,
se trouvait, sans doute depuis des siècles, une fa-
mille ancienne et nombreuse, du nom de Luther.
Le fils aîné héritait toujours de la maison et des
champs paternels , comme c'est l'usage de ces
paysans de la Thuringe, tandis que les autres en-
fants allaient ailleurs çà et là chercher leur vie*.
L'un d'eux, Jean Luther, épousa la lille d'un ha-
bitant de INeustadt, dans l'évéché de Wûrzbourg,
Marguerite Lindemann. Les deux époux quittè-
rent les campagnes d'Isenac et vinrent s'établir
dans la petite ville d'Eisleben en Saxe, pour y ga-
gner leur pain à la sueur de leur front.
I Vêtus familia est et late propagata mediocrium hominum-
(Melancht. , Vit. Luth.)
PARENTS DE LUTHER.
l8l
Seckendorff rapporte, sur le témoignage de Reb-
han , surintendant à Isenac en 1601 , que la mère
de Luther, croyant son terme encore éloigné,
s'était rendue à la foire d'Eisleben, et que, contre
son attente, elle y accoucha d'un fils. Malgré toute
la confiance que Seckendorff mérite, ce récit ne
paraît pas exact; en effet, aucun des plus anciens
historiens de Luther n'en a fait mention ; de plus,
il y a près de vingt-quatre lieues de Mora à Eisle-
ben, et l'on ne se décide pas facilement, dans l'état
où se trouvait la mère de Luther, à franchir une
telle distance, pour aller à la foire ; enfin, le témoi-
gnage de Luther lui-même paraît tout à fait op-
posé à cette assertion'.
Jean Luther était un homme droit, ardent au
travail, ouvert, et poussant la fermeté de carac-
tère jusqu'à l'opiniâtreté. D'une culture d'esprit
plus relevée que la plupart des hommes de sa
classe, il lisait beaucoup. Les livres étaient rares
alors; mais Jean ne laissait passer aucune occasion
de s'en procurer. Ils étaient ses délassements dans
les intervalles de repos que hii laissait un travail
rude et assidu. Marguerite possédait les vertus qui
parent les femmes honnêtes et pieuses. On remar-
quait surtout sa pudeur, sa crainte de Dieu et son
esprit de prière. Elle était regardée par les mères
de famille de l'endroit comme un modèle qu'elles
devaient s'appliquer à suivre^.
I Ego natus siim in Eisleben, baptisatusque apud Sanc-
tum-Petrum ibidem. Parentes mei de prope Isenaco illuc mi-
grarunt. (L. Epp. I , p. 3go.)
ï Intuebanturque in eam caeterae honestae mulieres, ut in
exemplar virtutum. (Melancht. , Vita Lutheri.)
102 SA NAISSANCE.
On ne sait pas d'une manière précise depuis
combien de temps Jes deux époux étaient établis
à Eisleben, lorsque, le lo novembre, une heure
avant minuit, Marguerite donna le jour à un fils.
Meianchton interrogea souvent la mère de son
ami sur l'époque de la naissance de celui-ci : « Je
« me rappelle très-bien le jour et l'heure, répon-
« dait-elle; mais pour l'année, je n'en suis pas cer-
« taine. » Mais Jacques, frère de Luther, homme
honnête et intègre, a rapporté que, selon l'opi-
nion de toute la famille, Martin naquit l'an de
Christ i483, le lo novembre, veille de la Saint-
Martin '. La première pensée des pieux parents
fut de consacrer à Dieu par le saint baptême l'en-
fant qu'il venait de leur accorder. Dès le lende-
main, qui se trouvait être un mardi, le père porta
son fils avec reconnaissance et joie à l'église de
Saint-Pierre; ce fut là qu'il reçut le sceau de sa
consécration au Seigneur. On l'appela Martin, en
mémoire de ce jour.
Le jeune Martin n'avait pas encore six mois,
lorsque ses parents quittèrent Eisleben , pour se
rendre à Mansfeld, qui n'en est éloigné que de
cinq lieues. Les mines de Mansfeld étaient alors
très-célèbres. Jean Luther , homme laborieux ,
sentant qu'il serait peut-être appelé à élever une
famille nombreuse, espérait y gagner plus facile-
ment son pain et celui de ses enfants. C'est dans
cette ville que l'intelligence et les forces du jeune
Luther reçurent leur premier développement ;
I Melancht. , Vita Lutheri.
PAUVRETE.
l83
c'est là que son activité commença à se montrer,
et que son caractère se prononça dans ses paroles
et dans ses actions. Les plaines de Mansfeld, les
bords du Wipper, furent le théâtre de ses premiers
ébats avec les enfants du voisinage.
Les commencements du séjour à Mansfeld fu-
rent pénibles pour l'honnête Jean et pour sa femme.
Ils y vécurent d'abord dans une grande pauvreté.
« Mes parents, dit le réformateur, ont été très-
« pauvres. Mon père était un pauvre bûcheron, et
« ma mère a souvent porté son bois sur le dos ,
« afin d'avoir de quoi nous élever, nous autres en-
ce fants. Ils ont supporté pour nous des travaux
« rudes jusqu'au sang.» L'exemple de parents qu'il
respectait, les habitudes qu'ils lui inspirèrent, ac-
coutumèrent de bonne heure Luther au travail
et à la frugalité. Que de fois sans doute il accom-
pagna sa mère dans le bois, pour y ramasser aussi
son petit fagot!
Il y a des promesses faites au travail du juste,
et Jean Luther en éprouva la réalité. Ayant acquis
un peu plus d'aisance, il établit à Mansfeld deux
fourneaux de forge. Ce fut autour de ces four-
neaux que grandit le jeune Martin, et ce fut du
produit de ce travail que son père pourvut plus
tard à ses études. « C'était d'une famille de mi-
«neurs, dit le bon Mathesius, que devait sortir
« le fondeur spirituel de la chrétienté : image de
'( ce que Dieu voulait faire en nettoyant par lui
« les fils de Lévi et en les épurant dans ses four-
ce neaux, comme l'or '. » Respecté de tous pour sa
I Drumb musste dieser geistliche Schmelzer.... (Mathesius,.
Historien. i565, p. ^.]
l84 LA MAISOW PATKRNELLE.
droiture, sa vie sans tache et son bon sens, Jean
Luther fut fait conseiller de Mansfeld, caj3itale du
comté de ce nom. Une trop grande misère eût
pu appesantir l'esprit de l'enfant; l'aisance de la
maison paternelle dilata son cœur et éleva son
caractère.
Jean profita de sa nouvelle situation pour re-
chercher le société qu'il préférait. Il faisait grand
cas des hommes instruits, et il invitait souvent à
sa table les ecclésiastiques et les maîtres d'école
du lieu. Sa maison offrait le spectacle de ces so-
ciétés de simples bourgeois qui honoraient l'Alle-
magne au commencement du seizième siècle.
C'était un miroir où venaient se réfléchir les nom.-
breuses images qui se succédaient sur la scène
agitée de ce temps-là. L'enfant en profita. Sans
doute, la vue de ces hommes, auxquels on témoi-
gnait tant d'égards dans la maison de son père,
excita plus d'une fois dans le cœur du jeune Mar-
tin le désir ambitieux de devenir lui-même un
jour , maître d'école ou savant.
Dès qu'il fut en âge de recevoir quelque ensei-
gnement, ses parents cherchèrent à lui donner la
connaissance de Dieu, à lui en inspirer la crainte
et à le former aux vertus chrétiennes. Ils met-
taient tous leurs soins à cette première éducation
domestique '. Cependant ce ne fut pas à cela que
se borna leur tendre sollicitude.
Son père, désireux de lui voir acquérir les élé-
ments des connaissances pour lesquelles il avait
I « Ad agnitionem et timorem Dei.... domestica institutionc
diligenter adsuefecerunt. » (Melancht., Vit. Luth /*
SÉVÉRITÉ. iSS
tant (l'estime, invoqua sur lui la bénédiction de
Dieu et l'envoya àTécole. Martin était encore très-
petit. Son père , ou un jeune homme de Mansfeld,
INicolasEmler, le portaient souvent dans leurs bras
a la maison de George Emile, et retournaient en-
suite l'y chercher. Emler épousa plus tard une
sœur de Luther.
La piété de ses parents, leur activité , leur vertu
austère, donnèrent au jeune garçon une impul-
sion heureuse et formèrent en lui un esprit at-
tentif et grave. Un système qui employait pour
principaux mobiles les châtiments et la crainte,
prévalait alors dans l'éducation. Marguerite, tout
en approuvant quelquefois la conduite trop sévère
de son mari, ouvrit souvent à Martin ses bras
maternels, pour le consoler au milieu de ses lar-
mes. Cependant elle-même dépassait aussi les pré-
ceptes de cette sagesse qui nous dit : Celui qui
(lime son fils se hâte de le cJidtier. Le caractère
impétueux de l'enfant donnait lieu à bien des cor-
rections et des réprimandes. « Mes parents , dit
« plus tard Luther, m'ont traité durement, ce qui
« m'a rendu très-craintif. Ma mère me châtia un
« jour si fort pour une noisette , que le sang en
« coula. Ils croyaient de tout leur cœur bien faire ;
« mais ils ne savaient pas discerner les esprits , ce
« qui est cependant nécessaire pour savoir quand,
« à qui et comment les punitions doivent être in-
« fligées ^ »
Le pauvre enfant endurait à l'école des traite-
I Sed non poterant discernere ingénia, secundum quae es-
sent temperandae correctiones. (L. Opp. W. XXII, p. 1785.)
l86 PREMIÈRES CONNAISSA-NCES.
ments non moins sévères. Son maître le fnstigea
quinze fois de suite dans une matinée. « Il faut,
« disait Luther en rapportant ce fait, fouetter les
cf enfants, mais il faut en même temps les aimer. »
Avec une telle éducation, Luther apprit de bonne
heure à mépriser les agréments d'une vie sensuelle.
« Ce qui doit devenir grand doit commencer pe-
« titement, » remarque avec justesse l'un de ses
plus anciens historiens, « et si les enfants sont
« élevés dès leur jeunesse avec trop de délicatesse
« et de prévenances, on leur nuit par là pour toute
« leur vie '. »
Martin apprit quelque chose à l'école. On lui
enseigna les chapitres du catéchisme, les dix com-
mandements, le symbole des apôtres, l'oraison
dominicale, des cantiques, des formules de prières,
le donat, grammaire latine composée dans le qua-
trième siècle parDonatus, maître de saint Jérôme,
et qui, perfectionnée dans le onzième siècle par
un moine français nommé Remigius, fut long-
temps en grande réputation dans toutes les éco-
les ; il étudia de plus le Cisio-Janus, calendrier
très-singulier, composé dans le dixième ou le on-
zième siècle ; enfin on lui apprit tout ce qu'on
savait dans l'école latine de Mansfeld.
Mais l'enfant ne paraît point y avoir été conduit
à Dieu. Le seul sentiment religieux qu'on pouvait
alors découvrir en lui était celui de la crainte.
Chaque fois qu'il entendait parler de Jésus-Christ,
tl pâlissait d'épouvante; car on ne le lui avait re-
I Was gross sol werden , muss klein angehen. (Mathesius,
Hist., p. 3.)
l'école de magdebourg. 187
présenté que comme un juge irrité. Cette crainte
serviie, qui est si éloignée de la vraie religion , le
prépara peut-être à la bonne nouvelle de l'Evan-
gile, et à cette joie qu'il ressentit plus tard , quand
il apprit à connaître celui qui est doux et hum-
ble de cœur.
Jean Luther voulait faire de son fils un savant.
Le jour nouveau qui commençait partout à rayon-
ner pénétrait jusque dans la maison du mineur
de Mansfeld, et y excitait des pensées d'ambition.
Les dispositions remarquables, l'application per-
sévérante de son fils, faisaient concevoir à Jean les
plus belles espérances. Aussi, lorsque Martin eut
atteint, en 1497? l'âge de quatorze ans, son père
prit-il la résolution de se séparer de lui , pour
l'envoyer à Magdebourg, à l'école des Francis-
cains. Marguerite dut y consentir, et Martin se
prépara à quitter le toit paternel.
Magdebourg fut pour Martin comme un monde
nouveau. Au milieu de nombreuses privations (car
il avait à peine de quoi vivre), il examinait, il
écoutait. Andréas Proies, provincial de l'ordre des
Augustins, prêchait alors avec beaucoup de cha-
leur la nécessité de réformer la religion et l'Eglise.
Ce ne fut pas lui cependant qui déposa dans l'âme
du jeune homme le premier germe des idées qui
s'y développèrent plus tard.
C'était pour Luther le temps d'un rude appren-
tissage. Lancé dans le monde à quatorze ans , sans
amis et sans protecteurs, il tremblait devant ses
maîtres , et , dans les heures de récréation , il
MISERE.
cherchait péniblement sa nourriture avec des en-
fants aussi pauvres que lui. « Je quêtais, dit-il,
« avec mes camarades quelque peu d'aliments, afin
« d'avoir de quoi pourvoir à nos besoins. Un jour,
M dans le temps où l'Église célèbre !a fête de la
« naissance de Jésus-Christ, nous parcourions en-
« semble les villages voisins, allant de maison en
« maison et chantant à quatre voix les cantiques
« ordinaires sur le petit enfant Jésus, né à Beth-
« léhem. Nous nous arrêtâmes devant une demeure
« de paysan , isolée , au bout d'un village. liC
«paysan, nous entendant chanter nos hymnes
« de Noël , sortit avec quelques provisions qu'il
« voulait nous donner, et demantla d'une grosse
« voix et d'un ton rude: Où êtes-vous, garçons?
« Epouvantés à ces paroles, nous nous sauvâmes
« à toutes jambes. Nous n'avions aucune raison de
« nous effrayer, car le paysan nous offrait de bon
« cœur cette assistance; mais nos cœurs, sans doute,
« étaient rendus craintifs par les menaces et la ty-
« rannie dont les maîtres accablaient alors les éco-
« liers , en sorte qu'un subit effroi nous avait
« saisis. A la fin, cependant, le paysan nous ap-
te pelant toujours, nous nous arrêtâmes, nous lais-
« sâmes nos craintes, nous courûmes vers lui, et
« nous reçûmes de sa main la nourriture qu'il
« nous destinait. C'est ainsi, ajoute Luther, que
« nous avons coutume de trembler et de nous en-
« fuir, quand notre conscience est coupable et
« effrayée. Alors nous avons peur même d'un se-
« cours qu'on nous offre , et de ceux qui sont
ISENA^C. 189
« nos amis et qui veulent nous faire toute sorte de
« bien ' , »
Un an s'était à peine écoulé, lorsque Jean et
Marguerite, apprenant combien leur fils trouvait
de difficulté à vivre à Magdebourg, l'envoyèrent
à Isenac , où se trouvait une école célèbre et où
ils avaient plusieurs parents ^. Ils avaient d'autres
enfants; et bien que leur aisance se fût accrue,
ils ne pouvaient entretenir leur fils dans une ville
étrangère. Les fourneaux et les veilles de Jean Lu-
ther ne faisaient vivre que la famille deMansfeld.
Il espérait que Martin , arrivé à Isenac , y trouve-
rait plus facilement de quoi subsister; mais il n'y
fut pas plus heureux. Ceux de ses parents qui
habitaient cette ville ne se soucièrent pas de lui,
ou peut-être que, très-pauvres eux-mêmes, ils ne
pouvaient lui être d'aucun secours.
Quand l'écolier était pressé par la faim , il de-
vait, comme à Magdebourg, se joindre à ses ca-
marades d'études, et chanter avec eux devant les
maisons pour obtenir un morceau de pain. Cette
habitude du temps de Luther s'est conservée jus-
qu'à nos jours dans plusieurs villes d'Allemagne;
quelquefois les voix des jeunes garçons y forment
un chant plein d'harmonie. Souvent le pauvre et
modeste Martin ne recevait, au lieu de pain, que
de dures paroles. Alors, accablé de tristesse, il
versait en secret bien des larmes, et ne pensait
qu'en tremblant à l'avenir.
I Lutheri Opéra (Walch.), II, 2'Î47'
•X Isenacum enini pêne lotani parentelam meam habet. (L.
Epp. I, p. Sgo.)
IQO LA SUNA-MITE.
Un jour, entre autres, on l'avait déjà repoussé
de trois maisons , et il se disposait à retourner à
jeun à son gîte, lorsque, parvenu sur la place
Saint-George , il s'arrêta , immobile et plongé dans
de tristes réflexions, devant la maison d'un hon-
nête bourgeois. Faudra-t-il , faute de pain , qu'il
renonce aux études et qu'il aille travailler avec
son père dans les mines de Mansfeld? Tout à
coup une porte s'ouvre ; une femme paraît sur
le seuil : c'est l'épouse de Conrad Cotta , la fille
du bourgmestre d'Ilefeld \ Elle s'appelait Ur-
sule. Les chroniques d'Isenac l'appellent « la pieuse
Sunamite, » en souvenir de celle qui retint avec
tant d'instances le prophète Elisée à manger du
pain chez elle. La Sunamite chrétienne avait déjà
remarqué plus d'une fois le jeune Martin dans les
assemblées des fidèles; elle avait été touchée de
la douceur de son chant et de sa dévotion*. Elle
venait d'entendre les paroles dures qu'on avait
adressées au pauvre écolier, et, le voyant tout
triste devant sa porte, elle vint à son aide, lui
fit signe d'entrer, et lui servit de quoi apaiser sa
faim.
Conrad approuva la bienfaisance de sa femme;
il trouva même tant d'agrément dans la société
du jeune Luther, que, quelques jours après, il le
prit entièrement dans sa maison. Dès ce moment
ses études sont assurées. Il n'est point obligé de
retourner aux mines de Mansfeld et d'enfouir le
1 Lingk's Reiscgesoh. Luth
2 Dieweil sic urnb seines Singen und herzlichen Gebets
willen, . . . (Mathesius , p. 3.)
LA MAISON DE COTTA. LES ARTS. I9I
talent que Dieu lui a confié. Lorsqu'il ne savait
plus que devenir, Dieu lui a ouvert le cœur et
la porte d'une famille chrétienne. Cet événement
disposa son âme à cette confiance en Dieu que
les plus fortes tempêtes ne purent dans la suite
ébranler.
Luther trouva dans la maison de Cotta une vie
bien différente de celle qu'il avait jusqu'alors con-
nue. Il y eut une existence douce , exempte de
soucis et de besoins ; son esprit devint plus serein ,
son caractère plus gai , son cœur plus ouvert. Tout
son être se réveilla aux doux rayons de la charité,
et commença à s'ébattre, de vie, de joie, de bon-
heur. Ses prières furent plus ardentes , sa soif de
savoir plus grande ; il fit de rapides progrès.
Aux lettres et aux sciences il ajouta le charme
des arts; car les arts aussi grandissaient en Alle-
magne. Les hommes que Dieu destine à agir sur
leurs contemporains sont d'abord eux-mêmes
saisis et entraînés par toutes les tendances de
leur siècle. Luther apprit à jouer de la flûte et du
luth. Il accompagnait souvent de ce dernier ins-
trument sa belle voix d'alto : il égayait ainsi son
cœur dans ses moments de tristesse. Il se plaisail
aussi à témoigner par ses accords sa vive recon-
naissance à sa mère adoptive, qui aimait beaucoup
la musique. Il a lui-même aimé cet art jusqu'à sa
vieillesse, et a composé les paroles et le chant de
quelques-uns des plus beaux cantiques que l'Al-
lemagne possède. Plusieurs même ont passé dans
notre langue.
Temps heureux pour le jeune homme! Luther
192 SOUVENIR DK CES TEMPS.
se le rappela toujours avec émotion. Un fils de
Conrad étant venu, bien des années après, étu-
dier à Wittemberg, lorsque le pauvre écolier d'I-
senac était devenu le docteur de son siècle, il le
reçut .avec joie à sa table et sous son toit. Il
voulait rendre en partie au fils ce qu'il avait reçu
du père et de la mère. C'est en se souvenant de
la femme chrétienne qui lui avait donné du pain
quand tout le monde le repoussait , qu'il dit
cette belle parole : « Il n'y a rien sur la terre de
« plus doux que le cœur d'une femme où ia piété
a habite. »
Jamais Luther n'eut honte des jours où, pressé
par la faim, il mendiait tristement le pain néces-
saire à ses études et à sa vie. Bien loin de là, il
pensait avec reconnaissance à cette grande pau-
vreté de sa jeunesse. Il la regardait comme un
des moyens dont Dieu s'était servi pour faire de
lui ce qu'il devint plus tard, et il lui en rendait
grâces. Les pauvres enfants qui étaient obligés de
suivre la même vie touchaient son cœur. « Ne
ic méprisez pas, disait-il, les garçons qui cherchent,
« en chantant devant les portes , panem propter
« Deum^ du pain pour l'amour de Dieu ; moi aussi,
« j'ai fait de même. 11 est vrai que plus tard mon
(c père m'a entretenu avec beaucoup d'amour et
«de bonté à l'université d'Erfurt, m'y soutenant
« à la sueur de son front ; toutefois, j'ai été un
K pauvre quêteur. Et maintenant , au moyen de
« ma plume, je suis venu si loin, que je ne vou-
« drais pas changer de fortune avec le Grand-
<f Turc lui-même. Bien plus, quand on entasserait
SES KTUDES. TRÉEOMUS. IqS
« les uns sur les autres tous les biens de la terre,
« je ne les prendrais pas en échange de ce que j'ai.
« Et cependant je n'en serais pas au point où je
«me trouve, si je n'avais été à l'école et si je
« n'avais appris à écrire. » Ainsi le grand homme
trouve dans ces premiers et humbles commen-
cements, l'origine de sa gloire. 11 ne craint pas de
rappeler que cette voix, dont les accenfs firent
tressaillir l'Empire et le monde, sollicitait naguère
un morceau de pain dans les rues d'une pauvie
cité. Le chrétien se complaît dans ces souvenirs,
parce qu'ils lui rappellent que c'est en Dieu qu'il
doit se glorifier.
La force de son intelligence , la vivacité de son
imagination, l'excellence de sa mémoire, lui firent
bientôt devancer tous ses compagnons d'études '.
Il fit surtout de rapides progrès dans les langues
anciennes, dans l'éloquence et dans la poésie. H
écrivait des discours, il faisait des vers. Gai, com-
plaisant, ayant ce qu'on appelle un bon cœur, il
était chéri de ses maîtres et de ses camarades.
Parmi ses professeurs , il s'attacha particuliè-
rement à Jean ïrébonius, homme savant, d'un
débit agréable, et qui avait pour la jeunesse ces
égards qui sont si propres à l'encourager, Mar-
tin avait remarqué que lorsque ïrébonius entrait
dans la classe, il se découvrait la tête pour saluer
les écoliers. Grande condescendance en ces temps
pédantesques ! Cela avait plu au jeune homme.
I Cumque et vis ingcnii acerrima esset,et imprimis ad
cloqueiitiam idonca,celeriter fequalibiis suis praeciirrit. [Me-
lancht., Vita Luth.)
L i3
194 l'université.
Il avait compris qu'il valait aussi quelque ciiose.
Le respect du maître avait rehaussé l'élève à ses
propres yeux. Les collègues de Trébouius , qui
n'avaient pas la même habitude, lui ayant un jour
témoigné leur étonnement de cette extrême con-
descendance , il leur répondit , et ceci ne frappa
pas moins le jeune lAither : « Il y a parmi ces
« jeunes garçons des hommes dont Dieu fera, un
« jour, des bourgmestres, des chanceliers, des doc-
« teurs, des magistrats Quand même vous ne les
« voyez pas encore avec les signes de leurs digni-
« tés , il est juste pourtant que vous ayez pour
« eux du respect. » Sans doute le jeune écolier
étouta avec plaisir ces paroles, et peut-être se
vit- il déjà alors un bonnet de docteur sur la
tête.
IL
Luther avait atteint sa dix -huitième année.
Il avait goûté la douceur des lettres; il brûlait
du désir d'apprendre; il soupirait après une uni-
versité, et souhaitait de se rendre à l'une de ces
sources de toutes les sciences, où il pourrait étan-
cher sa soif de savoir '. Son père exigeait qu'il
étudiât le droit. Plein d'espérance dans les talents
de son fils, il voulait qu'il les cultivât et qu'il les
fît paraître au grand jour. Il le voyait déjà remplir
des fonctions honorables parmi ses concitoyens,
gagner la faveur des princes et briller sur la scène
1 Degustata igitur litterarum dulcedine, uatura flagrans
ciipiditate discendi, appétit academiam. (Mel. , Vit. Luth.)
LA SCOr.ASTIQTIE ET LES CLASSIQUES. 1 94
(In monde. 11 fut arrêté que le jeune homme se
rendrait à Erfurt.
Luther arriva dans cette université, Tan i5oi.
Jodocus, surnommé le docteur d'Isenac, y pro-
fessait la philosophie scoiastique avec beaucoup
de succès. Melanchton regrette que l'on n'ensei-
gnât alors à Erfurt qu'une dialectique hérissée de
difficultés. Il pense que si Luther y avait trouvé
d'autres professeurs, si on lui avait enseigné les
disciplines plus douces et phis tr.uiquilles de la
vraie philosophie, cela eût pu modérer et adoucir
la véhémence de sa nature ^. Le nouveau disciple
se mit donc à étudier la philosophie du moyen
âge dans les écrits d'Occam, de Scot, de Bona-
venture et de Thomas d'Aquin. Plus tard, toute
cette scoiastique lui fut en horreur. Il tremblait
d'indignation lorsqu'on prononçait en sa présence
le nom d'Aristote, et il alla jusqu'à dire que si
Aristote n'était pas un homme, il ne craindrait
pas de le prendre pour le diable. Mais son esprit
rtvide de doctrine avait besoin de meilleurs ali-
ments ; il se mit à étudier les beaux monuments
de l'antiquité, les écrits de Gicéron, de Virgile
et des autres classiques. Il ne se contentait pas,
comme le vulgaire desé tudiants, d'apj)rendre par
cœur les productions de ces écrivains; il cherchait
surtout à approfondir leurs pensées, à se pénétrer
de l'esprit qui les animait, à s'approprier leur sa-
gesse, à comprendre le but de leurs écrits, et à
I Et fortassis ad leniendam vehemcntiam natiirse nnliora
stiulia vprae philosophia?. . . , (Mel., Vit. Luth.)
!3.
igG SA PIÉTÉ.
enrichir son intelligence de leurs graves sentences
et de leurs brillantes images. Il interrogeait sou-
vent ses professeurs , et dépassa bientôt ses con-
disciples". Doué d'une mémoire facile et d'une
imagination puissante, tout ce qu'il lisait ou en-
tendait lui restait toujours présent à l'esprit; c'é-
tait comme s'il l'eût vu lui-même. « Ainsi brillait
« Luther dès sa jeunesse. Toute l'université, dit
« Mélanchton , admirait son génie '*. »
Mais déjà à cette époque , le jeune homme de
dix-huit ans ne travaillait pas uniquement à cul-
tiver son intelligence ; il avait cette pensée sé-
rieuse, ce cœur porté en haut, que Dieu donne
à ceux dont il veut faire ses plus zélés serviteurs.
Luther sentait qu'il dépendait de Dieu : simple et
puissante conviction , qui est à la fois la source
d'une profonde humilité et de grandes actions. Il
invoquait avec ferveur la bénédiction divine sur
ses travaux. Chaque matin il commençait la jour-
née par la prière ; puis il se rendait à l'église ;
ensuite il se mettait à l'étude, et il ne perdait pas
un moment dans tout le cours de la journée.
«Bien prier, avait-il coutume de dire, est plus
« qu'à moitié étudier ^. »
Le jeune étudiant passait à la bibliothèque de
l'université tous les moments qu'il pouvait enlever
à ses travaux académiques. Les livres étaient en-
1 Et quidem inter primos, ut ingenio studioque ntiultos
coaequalium antecellebat. (Cochlœus, Acta Lutheri, p. i.)
2 Sic igitur in juventute erainebat, ut toti academiae Lu-
theriingenium admirationi esset. (Vita Luth.)
3 Fleissig Gebet, ist uber die Helfft studirt. (Mathes,, 3.)
DÉCOUVERTE. LA BIBLE. I97
core rares, et c'était pour lui un grand privilège
(le pouvoir profiter des trésors réunis dans cette
vaste collection. Un jour (il y avait alors deux ans
qu'il était à Erfurt, et il avait vingt ans), il ou-
vre l'un après l'autre plusieurs des livres de la
bibliothèque , afin d'en connaître les auteurs. Un
volume qu'il a ouvert à son tour frappe son at-
tention. Il n'en a point vu de semblable jusqu'à
cette heure. Il lit le titre. . . c'est une Bible ! livre
rare, inconnu dans ce temps-là ^ Son intérêt est
vivement excité ; il se sent tout rempli d'admira-
tion de trouver autre chose dans ce volume que
ces fragments d'évangiles et d'épîtres que l'Eglise
a choisis pour les lire au peuple dans les temples,
chaque dimanche de l'année. Il avait cru jusqu'a-
lors que c'était là toute la Parole de Dieu. Et voilà
tant de pages, tant de chapitres, tant de livres,
dont il n'avait aucune idée! Son cœur bat en te-
nant en ses mains toute cette Ecriture qui est
tlivinement inspirée. Il parcourt avec avidité et
avec des sentiments indicibles toutes ces feuilles
de Dieu. La première page sur laquelle se fixe son
attention lui raconte l'histoire d'Anne et du jeune
Samuel. Il lit, et son âme peut à peine contenir la
joie dont elle est pénétrée. Cet enfant que ses pa-
rents prêtent à l'Éternel pour tous les jours de sa
vie; le cantifjue d'Anne, où elle déclare que l'É-
^ ternel élève le pauvre de la poudre et tire l'indi-
gent de la boue , pour le faire asseoir avec les
I Aufreiii Zeyt, wie er die Biicher fein nacheinander be-
sicht. . . kombt er uber die lateinische Biblia. . . (Mathes. 3.)
19^ I'^ BlBLf.
principaux ; ce jeune garçon Samuel qui grandit
dans le temple en la présence de l'Éternel; toute
cette histoire, toute cette parole qu'il a décou-
verte, lui font éprouver quelque chose qu'il n'a
jamais connu. Il retourne chez lui le cœur plein.
« Oh! pense-t-il, si Dieu voulait une fois me dou-
te ner en propre un tel livre M » Luther ne savait
encore ni le grec ni l'hébreu. Il est peu probable
qu'il ait étudié ces langues pendant les deux ou
trois premières années de son séjour à l'univer-
sité. C'était en latin qu'était cette Bible qui l'avait
transporté de joie. Il revint bientôt à la bibliothè-
que pour y retrouver son trésor. Il lut et relut,
et puis, dans son étonnement et sa joie, il revint
lire encore. Les premières lueurs d'une vérité nou-
velle se levaient alors pour lui.
Ainsi Dieu lui a fait trouver sa Parole. Il a dé-
couvert le livre dont il doit un jour donner à
son peuple cette traduction admirable, dans la-
quelle l'Allemagne, depuis trois siècles, lit les
oracles de Dieu. Pour la première fois peut-être
une main a sorti ce volume précieux de la place
qu'il occupait dans la bibliothèque d'Erfurt. Ce
livre, déposé sur les rayons incomius d'une salle
obscure, va devenir pour tout uu peuple le livre
de vie. La réformation était cachée dans cette
Bible-là.
Ce fut dans la même année que Luther obtint
le premier grade académique, celui de bachelier.
1 Avidfj percurrit, cœpit(|ue opcarc ut oliiii taleiii libruiu
et ipsc nancisci posset. . . (M. Adami Vit. tAitli. , p. io3.)
iM\LADl£. 199
Les travaux excessifs auxquels il s'était livré
pour soutenir ses examens, le firent tomber dan-
gereusement malade. La mort sembla s'approcher
de lui. De graves pensées occupaient son esprit.
Il croyait que son existence terrestre allait finir.
On plaignait le jeune homme. Il était dommage,
pensait-on, de voir tant d'espérances si prompte-
ment éteintes. Plusieurs amis venaient le visiter
siu^ son lit de maladie. Dans leur nombre se
trouva un prêtre, vieillard vénérable, qui avait
suivi avec intérêt l'étudiant de Mansfeld dans ses
travaux et dans sa vie académique. Luther ne put
lui cacher la pensée dont il était frappé. « Bien-
« tôt, dit-il, je serai rappelé de ce monde. » Mais
le vieillard lui répondit avec bonté : « Mon cher
« bachelier, ayez bon courage! vous ne mourrez
« pas de cette maladie. Notre Dieu fera encore de
« vous un homme qui, à son tour, en consolera
« plusieurs ^ Car Dieu charge de sa croix celui
« qu'il aime , et ceux qui la portent avec patience
« acquièrent beaucoup de sagesse. » Ces mots
frappèrent le jeune malade. C'est quand il est
si près de la mort qu'il entend la bouche d'un
prêtre lui rappeler que Dieu, comme l'avait dit la
mère de Samuel, élève le misérable. Le vieillard
a répandu une douce consolation dans son cœur;
li a ranimé ses esprits ; il ne l'oubliera jamais.
« C'est là la première prédiction que M. le doc-
'c teur ait entendue,» dit Mathesius, l'ami de
1 Duus te viruiu faciet ([iii alios multos iterum coiisolabitur.
(M. Adami Vit. Luth, , p. loi.)
200 LUTHER EST i'AlT MAITRE ÈS ARTS.
Luther, qui nous rapporte ce fait, « et il l'a sou-
« vent rappelée. » On comprend aisément dans
quel sens Mathesius appelle cette parole une pré-
diction.
Lorsque Luther fut guéri, quelque chose était
changé en lui. La Bible, sa maladie, les paroles
du vieux prêtre, semblaient lui avoir adressé un
nouvel appel. Il n'y avait cependant encore rien
d'arrêté en son esprit. Il continua ses études. En
i5o5 il fut fait maître es arts ou docteur en phi-
losophie. L'université d'Erfurt était alors la plus
célèbre de l'Allemagne. Les autres n'étaient en
comparaison que des écoles inférieures. La céré-
monie se fit, selon la coutume, avec pompe. Une
procession avec des flambeaux vint rendre hom-
mage à Luther \ La fête fut superbe. Tous étaient
dans la joie. Luther, encouragé peut-être par ces
honneurs, se disposa à se consacrer entièrement
au droit, conformément à la volonté de son père.
Mais Dieu avait une volonté différente. Tandis
que Luther s'occupait d'études diverses, tandis
qu'il commençait à enseigner la physique et l'éthi-
que d'x\ristote , et d'autres branches de la phi-
losophie, son cœur ne cessait de lui crier que la
piété était la seule chose nécessaire, et qu'avant
tout il devait être sûr de son salut. Il savait le dé-
plaisir que Dieu témoigne contre le péché; il se
rappelait les peines que sa Parole dénonce au pé-
cheur; et il se demandait avec crainte, s'il était
sur de posséder la faveur divine. Sa conscience
1 L. Opp. W. XXII, p. 2a2y.
CONSCIENCE. MORT D ALEXIS. 20I
lui criait : Non. Son caractère était prompt et dé-
cidé : il résolut de faire tout ce qui pourrait lui as-
surer une espérance ferme de l'immortalité. Deux
événements vinrent l'un après l'autre ébranler
son âme et précipiter sa détermination.
Parmi ses amis d'université s'en trouvait un,
nommé Alexis, avec lequel il était étroitement lié.
Un matin, le bruit se répand dans Erfurt qu'Alexis
a été assassiné. Luther s'assure en toute hâte de la
vérité de ce rapport. Cette perte si subite de son
ami l'émeut, et la question qu'il s'adresse : Que
deviendrais-je , si j'étais ainsi soudainement ap-
])elé? remplit son âme des plus vives terreurs'.
C'était pendant Tété de l'an i5o5. Luther, que
les vacances ordinaires de l'université laissaient
libre, forma la résolution de faire un voyage à
Mansfeld , pour revoir les lieux chéris de son en-
fance, et pour embrasser ses parents. Peut-être
aussi voulait-il ouvrir son cœur à son père, le
sonder sur le dessein qui commençait à se former
dans son esprit, et avoir son aveu pour embrasser
une autre vocation. 11 prévoyait toutes les diffi-
cultés qui l'attendaient. La vie paresseuse de la
majorité des prêtres déplaisait à l'actif mineur de
Mansfeld. Les ecclésiastiques étaient d'ailleurs
peu estimés dans le monde ; ils ne jouissaient la
plupart que d'un chétif revenu ; et le père , qui
avait fait beaucoup de sacrifices pour entretenir
son fils à l'université, qui le voyait enseigner pu-
bliquement, des sa vingtième année, dans une
école célèbre, n'était pas disposé à renoncer
1 Inteiitu sodalis sui contristatiis. (Cochlœus, p. x.)
StOa I.K COUP DE FOUDRE.
aux espérances dont se nourrissait son orgueil.
Nous ignorons ce qui se passa pendant le séjour
de Luther à Mansfeld. Peut-être la volonté pro-
noncée de son père lui fit- elle craindre de lui ou-
vrir son cœur. Il quitta de nouveau la maison
paternelie pour aller s'asseoir sur les bancs de l'a-
cadémie. Il n'était plus qu'à une petite distance
d'Erfurt, quand il fut surpris par un violent orage,
tel qu'on en voit assez souvent dans ces monta-
gnes. La foudre éclate et tombe à ses côtés. Lu-
ther se jette à genoux. Son heure est peut-être
venue. La mort, le jugement, Féternité l'entou-
rent de toutes leurs terreurs, et lui font entendre
une voix à laquelle il ne peut plus résister. « En-
te veloppé des angoisses et de l'épouvante de la
« mort, y comme il le dit lui-même ', il fait vœu,
si le Seisjneur le tire de ce dan£;er, d'abandonner
le monde et de se donner entièrement à Dieu.
Aorès s'être relevé de terre, voyant toujours de-
vant lui cette mort qui doit un jour Tatteindre,
il s'examine sérieusement et se demande ce qu'il
doit faire ^. Les pensées qui l'ont agité naguère se
représentent avec plus de force. Il a cherché, il
est vrai, à remplir tous ses devoirs. ^lais dans quel
état se trouve son âme? Peut-il, avec un cœur
souillé, paraître devant le tribunal d'un Dieu si
redoutable? Il faut qu'il devienne saint. Il a soif
maintenant de sainteté, comme il avait soif de
science. Mais où la trouver? comment l'acquérir?
i Mit Erschrcckeii luicl Angst des Toiles ulll^;ebell. ^^L. Ej»]).
II, 101.)
2 Cuiii eisel lu uaaipo, lulmitiis ielu teniUis. ^Cuchl'x'us, i.)
PROVIDENCE. 2o3
L'université lui a fourni les moyens de satisfaire
ses premiers désirs. Qui éteindra cette angoisse,
cette ardeur qui le consume? A quelle école de
sainteté portera-t-il ses pas? — Il ira dans un cloî-
tre; la vie monastique le sauvera. Que de fois il en
a entendu raconter la puissance pour transformer
un cœur, pour sanctifier un pécheur, pourrendre
un homme parfait! Il entrera dans un ordre mo-
nastique. Il y deviendra saint. Il s'assurera ainsi la
vie éternelle '.
Tel fut l'événement qui changea la vocation et
toutes les destinées de Luther. On reconnaît ici
le doigt lie Dieu. Ce fut sa main puissante qui ren-
versa sur un grand chemin le jetme maître es arts,
l'aspirant au barreau, le futur jurisconsulte , pour
donner à sa vie une direction toute nouvelle. Ru-
bianus, l'un des atnis de Luther à l'université
d'Erfurt, lui écrivait plus tard : « La Providence
« divine regardait à ce que tu devais un jour deve-
« nir, lorsqu'à ton retour de chez tes parents, le
«feu du ciel te fit tomber par terre, comme un
«autre Paul, près de la ville d'Erfurt, et t'enle-
« vant à notre société, te poussa dans la secte
« d'Augustin. » Des circonstances analogues ont
signalé la conversion des deux plus grands organes
dont la Providence divine se soit servie dans les
deux plus grandes révolutions qu'elle ait opérées
sur la terre : Saint-Paul et Luther ^.
1 Occasio auteni fuit ingrediendi illud vitae geniis, qiiod
pietati et studiis doctrinae de Deo, existimavit esse convenicn-
tius. (Mel., Vit. Luth.)
•->. Quehiuos hi^to^ens disent qu'Alexis fut tue par le coup
2o4 ADIEUX.
Luther rentre à Erfurt. Sa résolution est iné-
branlable. Toutefois, ce n'est pas sans peine qu'il
va briser des liens qui lui sont chers. Il ne com-
munique à persoime son dessein. Mais, un soir, il
invite ses amis d'université à un joyeux et frugal
repas. La musique égayé encore une fois leur
réunion intime. Ce sont les adieux que Luther
fait au monde. Désormais, au lieu de ces aimables
compagnons de plaisir et de travail, des moines; au
lieu de ces entretiens gais et spirituels , le silence
du cloître; au lieu de ces chants joyeux, les graves
accords de la tranquille chapelle. Dieu le demande :
il faut tout immoler. Cependant, une dernière fois
encore, les joies de sa jeunesse! La collation excite
ses amis. Luther lui-même les anime. Mais au
moment où ils se livrent avec abandon à leur
gaieté, le jeune homme ne peut retenir plus long-
temps les pensées sérieuses qui occupent son cœur.
11 parle. ..11 découvre son dessein à scsamis étonnés.
Ceux-ci cherchent à le combattre, mais en vain. Lt
la nuit même, Luther, craignant peut-être des sol-
licitations importunes, quitte sa chambre. 11 y
laisse tous ses effets et tous ses livres, ne prenant
avec lui que Virgile et Piaule i^il n'avait point en-
core de Bible\ Virgile et Plaute 1 l'épopée et la
comédie ! singulière représentation de l'esprit de
Luther ! Il y a eu , en effet, en lui toute une épopée,
de tonnerre qui épouvanta Luther; mais deux contemporains,
Mathesius (p. 4) et Selneccer (in Orat. de Luth.), distinguent
ces deux événements ; on pourrait même joindre à leur témoi-
l^nage celui de Mélanchton , qui dit : « Sodaleni nescio quo
« easu inlerfecluin. ■ Vita Luth.)
ENTRÉK AT) COUVENT. 2o5
un beau, un grand, un sublime poème; mais, d'un
caractère enclin à la gaieté, à la plaisanterie, à la
bouffonnerie, il mêla plus d'un trait familier au
fond grave et magnifique de sa vie.
Muni de ces deux livres, il se rend seul, dans
les ténèbres, au couvent des Ermites de Saint-
Augustin. Il demande qu'on l'y reçoive. La porte
s'ouvre et se referme. Le voilà séparé pour tou-
jours de ses parents, de ses compagnons d'étude
et du monde ! C'était le 1 7 août 1 5o5. Luther avait
alors vingt et un ans et neuf mois.
IIL
Enfin il était avec Dieu. Son âme était en sû-
reté. Cette sainteté tant désirée, il allait donc la
trouver. A la vue de ce jeune docteur, les moines
étaient dans l'admiration, et exaltaient son cou-
rage et son mépris du siècle ^ Luther n'oublia ce-
pendant pas ses amis. Il leur écrivit pour prendre
congé d'eux et du monde; et le lendemain, il leur
envoya ces lettres, avec les habits qu'il avait por-
tés jusqu'alors, et son anneau de maître es arts,
qu'il remit à l'université, pour que rien ne lui
rappelât plus ce monde qu'il abandonnait.
Ses amis d'Èrfurt furent consternés. Faut-il qu'un
génie si éminent aille se cacher dans cette vie mo-
nastique qui est une demi-mort'? Remplis d'une
vive douleur, ils se hâtèrent de se rendre au cou-
1 Hujus mundi contemptu, ingressus est repente, multis
admirantibus, monastcrium. . , (Cochlœus, i.)
2 In vita senii-mortna. (Melch. Adami , V. L. , p. 102.)
ao6 IRRITATION DE SON PKRE.
vent, dans l'espérance de faire revenir Ijuther sur
tme démarche si affligeante; mais tout fut inutile.
Les portes leur furent fermées. Tout un mois se
passa sans que pesoiine pût voir le nouveau
moine , ni lui parler.
Luther s'était aussi empressé de communiquer
à ses parents le grand changement qui venait de
s'opérer tians sa vie. Son père en fut consterné.
l\ tremblait pour son fils, nous apprend Luther
lui-même , dans la dédicace de son livre sur les
vœux monastiques, adressée à son père. Sa fai-
blesse, sa jeunesse, l'ardeur de ses passif)ns, tout
lui faisait craindre qu'après le premier moment
d'enthousiasme, l'oisiveté du cloître ne fit tomber
le jeune homme, ou dans le désespoir, ou dans
de grandes fautes. Il savait que ce genre de vie en
avait déjà perdu pkjsieurs. D'ailleui-s, le conseiller-
mineur de Mansfeld avait de tout autres desseins
pour son fils. Il se proposait de lui faire contracter
un mariage riche et honorable. Et voilà tous ses
ambitieux projets renversés en une nuit, par cette
action imprudente.
Jean écrivit à son fils une lettre pleiiîe d'irrita-
tion, dans laquelle il le tutoyait, nous dit encore
celui-ci, tandis qu'il l'avait vousoyé depuis qu'il
avait reçu le grade de maître es arts. Il lui relirait
toute sa faveur, et le déclarait déshérité de l'affec-
tion paternelle. En vain les amis de Jean Luther,
et sans doute sa femme, cherchèrent-ils à l'adou-
cir, en vain lui dirent-ils : «Si vous voulez sacrifier
« quelque chose à Dieu , que ce soit ce que vous
« avez de meilleur et de plus cher, votre fils, votre
PAR noiv. Q07
«Isaac;w l'inexorable conseiller de Mansfeld ne
voulait rien entendre.
Quelque temps après, cependant f c'est encore
Luther qui le raconte dans un sermon prononcé
à Wittemberg le 20 janvier 1544)? ^^ peste sur-
vint, et enleva à Jean Luther deux de ses fils. Sur
ces entrefaites, quelqu'un vint dire au père, dont
l'âme était déchirée par la douleur : Le moine
d'Erlurt est mort aussi !. . . On saisit cette occa-
sion pour rendre au novice le cœur de son père.
« Si c'est une fausse alarme, lui dirent ses amis,
« sanctifiez du moins votre affliction en consen-
« tant de bon cœur à ce que votre fils soit moi-
« ne! » — « A la bonne heure! » répondit Jean
Luther d'un cœur brisé et encore à moitié rebelle,
« et que Dieu donne qu'il réussisse! » Plus tard,
lorsque J^uther, réconcilié avec son père, lui ra-
conta l'événement qui l'avait porté à se jeter dans
les ordres monastiques : « Uieu fasse, » répondit
l'honnête mineur, « que vous n'ayez pas pris pour
« un signe du ciel ce qui n'était qu'un fantôme
« du diable ' ! »
Il n'y avait pas alors dans Luther ce qui devait
en faire plus tard le réformateur de l'Église. Son
entrée dans le couvent en est la preuve. C'était
une action conforme à la tendance du siècle dont
il allait bientôt contribuer à faire sortir l'Église.
Celui qui devait devenir le Docteur du monde,
en était encore le servile imitateur. Une pierre
I Gott geb dass es nicht ein Betriig und teuflisch Gespenst
sey! (L. Epp. II, p. ioj.)
2o8 TRAVAUX SERVILES.
nouvelle était apportée à l'édifice des superstitions
par celui-là même qui devait bientôt le renverser.
Luther cherchait son salut en kii-niéme, en des
pratiques et en des observances humaines : il igno-
rait que le salut vient tout entier de IJieu. Il vou-
lait sa propre justice et sa propre gloire, mécon-
naissant la justice et la gloire du Seigneur. Mais
ce qu'il ignorait encore, il l'apprit peu après. Ce
fut dans le cloître d'Erfurt que s'opéra cet immense
changement qui substitua dans son cœur Dieu et
sa sagesse au monde et à ses traditions, et qui
prépara la révolution puissante dont il fut le plus
illustre instrument.
Martin Luther, en entrant dans le couvent,
changea de nom , et se fit appeler Augustin.
Les moines l'avaient accueilli avec joie. Ce n'é-
tait pas pour leur amour-propre une petite satis-
faction que de voir l'université abandonnée pour
une maison de leur ordre par l'un des docteurs
les plus estimés. Néanmoins, ils le traitèrent du-
rement, et lui imposèrent les travaux les plus bas.
On voulait humilier le docteur en philosophie,
et lui apprendre que sa science ne l'élevait pas
au-dessus de ses confrères. On pensait d'ailleurs
l'empêcher ainsi de se livrer à ses études, dont le
couvent n'aurait retiré aucun profit. L'ancien
maître es arts devait faire les fonctions de gardien,
ouvrir et fermer les portes, remonter l'horloge,
balayer l'église, nettoyer les chambres '. Puis,
I Loca immuuda purgare conclus fuit. (M. Adanii, Vit.
Luth., p. io3.)
LE SAC, ET LA CELLULE. aOQ
quand le pauvre moine, à la fois portier, sacristain
et domestique du cloître, avait fini son travail :
Ciini sacco per cwitatem! Avec le sac par la ville!
s'écriaient les frères; et, chargé de son sac à pain,
il allait dans toutes les rues d'Erfurt, mendiant
de maison en maison, obligé peut-être de se pré-
senter à la porte de ceux qui avaient été ses amis
ou ses inférieurs. En revenant , il devait ou s'en-
fermer dans une cellule étroite et basse d'où il
ne voyait qu'un petit jardin de quelques pieds,
ou recommencer ses humbles offices. Mais il sup-
portait tout. Porté par son caractère à se consa-
crer entièrement à ce qu'il entreprenait, c'était
de toute son âme qu'il était devenu moine. Com-
ment d'ailleurs aurait-il songé à épargner son
corps , ou eu égard à ce qui pouvait satisfaire sa
chair? Ce n'est pas ainsi qu'il eût pu acquérir
cette humilité, cette sainteté, qu'il était venu
chercher dans les murs du cloître!
Le pauvre moine, accablé de peine, s'empres-
sait de mettre à profit pour la science chaque ins-
tant qu'il pouvait dérober à ces viles occupations.
Il se retirait volontiers à part pour se livrer à ses
études chéries; mais bientôt les frères le décou-
vraient, l'entouraient, murmuraient contre lui,
et l'arrachaient à ses travaux en lui disant .-«Allons!
«allons! ce n'est pas en étudiant, mais en mendiant
«du pain, du blé, des œufs, des poissons, de la
« viande et de l'argent , que l'on se rend utile au
« cloître ^ » Luther se soumettait , il posait ses livres
I Selnecceri Orat. de Lulh. (Mathesius , p. 5.)
L i/,
-ilO COURAGE. SAINT AUGUSTIN.
et reprenait son sac. Loin de se repentir d'avoir
accepté un tel joug, il veut mener à bonne fin
cette œuvre. Ce fnt alors que commença à se dé-
velopper dans son âme l'inflexible persévérance
avec laquelle il poursuivit en tout temps les réso-
lutions qu'il avait une fois formées. La résistance
qu'il apportait à de rudes assauts donna une forte
trempe à sa volonté. Dieu l'exerçait dans de petites
choses, pour qu'il apprît à demeurer ferme dans
les grandes. D'ailleurs, pour pouvoir délivrer son
siècle des misérables superstitions sous lesquelles
il gémissait, il fallait qu'il en portât le poids.
Pour vider la coupe, il fallait qu'il en bût la lie.
Ce rude apprentissage ne fut pourtant pas aussi
long que Luther eût pu le craindre. Le prieur du
couvent , sur l'intercession de l'université dont Lu-
ther était membre, le déchargea des basses fonc-
tions qu'on lui avait imposées. Le jeune moine se
mit alors à l'étude avec un nouveau zèle. Les œu-
vres des Pères de l'Église, surtout celles d'Augus-
tin , attirèrent son attention. L'exposition que cet
illustre docteur a faite des Psaumes, et son livre
De la Lettre et de l'Esprit^ étaient ses écrits fa-
voris. Rien ne le frappait davantage que les senti-
ments de ce Père sur la corruption de la volonté
de l'homme et sur la grâce divine. Il sentait par
sa propre expérience la réalité de cette corruption
et la nécessité de cette grâce. Les paroles d'Au-
gustin répondaient à son cœur : s'il eut pu être
d'une autre école que de celle de Jésus-Christ,
c'eût été sans doute de celle du docteur d'Hippone.
Il savait presque par cœur les œuvres de Pierre
D AILLY. OCCAM. GERSON. LA BIBLE. Î2 1 I
d'Ailly et de Gabriel Biel. Il fut frappé de ce que
dit le premier, que si l'Eglise ne s'était pas décidée
pour le contraire, il serait bien préférable d'ad-
mettre que l'on reçoit vraiment dans la sainte cène
du pain et du vin, et non de simples accidents.
Il étudia aussi avec soin les théologiens Occam
et Gerson, qui s'expriment l'un et l'autre si libre-
ment sur l'autorité des papes. A ces lectures il
joignait d'autres exercices. On l'entendait, dans des
disputes publiques, débrouiller les raisonnements
les plus compliqués, et se tirer de labyrinthes
dont d'autres que lui ne pouvaient trouver l'issue.
Tous les auditeurs en étaient dans l'admiration ^
Mais ce n'était pas pour acquérir la réputation
d'un grand génie qu'il était entré dans le cloître :
c'était pour y chercher les aliments de la piété *.
Aussi ne regardait-il ces travaux que comme des
hors-d'œuvre.
Il aimait, par -dessus tout, à puiser la sagesse a
la source pure de la parole de Dieu. Il trouva dans
le couvent une Bible attachée à une chaîne, et il
retournait sans cesse à cette Bible enchaînée. Il
comprenait peu la Parole; mais elle était pourtant
sa plus douce lecture. Il lui arrivait quelquefois de
passer un jour entier à méditer sur un seul pas-
sage. D'autres fois il apprenait par cœur des frag-
ments des prophètes. Il désirait surtout que les
I Id disputationibus publias labyrinthes aliis inextrica-
biles, diserte multis admirantibus explicabat. (Melancht. ,
Vit. Luth.)
a In eo vitae génère non famam ingenii, sed alimenta pie-
tatis quaerebat. ''Ibid.)
2 12 HEBRrL ET GREC. LES HEURES.
écrits des apôtres et des prophètes servissent à
lui faire bien connaître la volonté de Dieu, à aug-
menter la crainte qu'il avait de son nom, et à
nourrir sa foi par les fermes témoignages de la
Parole ^
Ce fut , à ce qu'il parait , à cette époque qu'il
commença à étudier les Écritures dans les langues
originales, et à jeter ainsi le fondement de la plus
parfaite et de la plus utile de ses œuvres, la tra-
duction de la Bible. Il se servait d'un lexique hé-
braïque de Reuchlin , qui venait de paraître. Un
frère du couvent, versé dans le grec et l'hébreu ,
et avec lequel il demeura toujours intimement lié,
Jean Lange , lui donna probablement les premières
directions ^. 11 faisait aussi un grand usage des sa-
vants commentaires de Nicolas Lyra, mort en 1 34o.
C'est ce qui faisait dire à Pflug , qui fut plus tard
évéque de Naumbourg : «Si Lyra n'eût joué de la
« lyre, Luther n'eût jamais sauté. Si Ljra non Ij-
« rasset, Lutherus non s allas se t. »
Le jeune moine étudait avec tant d'application
et de zèle, qu'il lui arriva souvent, pendant deux
ou trois semaines, de ne pas dire ses heures. Mais
bientôt il s'effrayait à la pensée qu'il avait trans-
gressé les règles de son ordre. Il s'enfermait alors
pour réparer sa négligence. Il se mettait à répéter
consciencieusement toutes les heures omises, sans
penser à manger ni à boire. Une fois même il en
perdit le sommeil pendant sept semaines.
1 Et firmis testimoniis aleret timorem etfidem. (Melancht.,
Vit. Luth.)
•X Gcsch. ci. deutsch. Bibelùbeiselzuiii,'.
ASCETISME.
l3
Brûlant du désir d'atteindre cette sainteté qu'il
était venu chercher dans le cloître, Luther se li-
vrait à toute la rigidité de la vie ascétique. Il cher-
chait à crucifier la chair par les jeûnes, les ma-
cérations et les veilles ^ Renfermé dans sa cellule
comme en une prison , il luttait sans relâche contre
les mauvaises pensées et les mauvais penchants
de son cœur. Un peu de pain et un maigre hareng
étaient souvent sa seule nourriture. Du reste, il
était naturellement d'une grande sobriété. Aussi
ses amis le virent-ils bien des fois, même lorsqu'il
ne pensait plus à acheter le ciel par ses abstinen-
ces, se contenter des plus chétifs aliments, et res-
ter même quatre jours de suite sans manger et
sans boire *. C'est un témoin digne d'être cru,
c'est Mélanchton qui le rapporte; on peut juger
par là du cas que l'on doit faire des fables que
l'ignorance et la prévention ont débitées sur l'in-
tempérance de Luther. Rien ne lui coûtait, à l'é-
poque qui nous occupe, pour devenir saint, pour
acquérir le ciel. Jamais l'Église romaine ne pos-
séda un moine plus pieux. Jamais cloître ne vit un
travail plus sincère et plus infatigable pour ache-
ter le bonheur éternel ^. Quand Luther, devenu
réformateur, dit que le ciel ne s'achetait pas, il
1 Summa disciplinae severitate se ipse régit, et omnibus
exercitiis lectionum , disputationum, jejunioriim, precum ,
omnes louge superat. (Melancht. , Vita Luth.)
2 Erat enim natura, valde niodici cibi etpotus; vidi con-
tinuis quatuoi" diebus, cum quidem recte valeret, prorsus ni-
hil edentem aut bibentem. (Ibid.)
■^ Streuue in studiis et exercitiis spiritualibus, militavit ibi
Deo annis quatuor. (Cochlœus, i.)
2l4 ANGOISSES.
savait bien ce qu'il disait. « Vraiment, écrivait-il
« au duc Grégoire de Saxe , j'ai été un moine pieux ,
« et j'ai suivi les régies de mon ordre plus sévè-
« rement que je ne saurais l'exprimer. Si jamais
« moine était entré dans le ciel par sa moinerie ,
« certes j'y serais entré. C'est ce dont peuvent
« rendre témoignage tous les religieux qui m'ont
« connu. Si cela eût dii durer longtemps encore,
«je me serais martyrisé jusqu'à la mort, à force
«de veilles, de prières, de lectures et d'autres
« travaux ^ »
JNous touchons à l'époque qui fit de Luther un
homme nouveau, et qui, en lui révélant l'immen-
sité de l'amour de Dieu , le mit en état de l'an-
noncer au monde.
Luther ne trouvait point, dans la tranquillité
du cloître et dans la perfection monacale , cette
paix qu'il y était venu chercher. Il voulait avoir
l'assurance de son salut : c'était le grand besoin de
son âme. Sans cela point de repos pour lui. Or,
les craintes qui l'avaient agité dans le monde, le
poursuivaient dans sa cellule. Bien plus, elles y
augmentaient : le moindre cri de son cœur retentis-
sait avec force sous les voiites silencieuses du
cloître. Dieu l'y avait amené pour qu'il apprît à
se connaître lui-même ,et à désespérer de ses pro-
pres forces et de sa propre vertu. Sa conscience,
éclairée par la Parole divine, lui disait ce que c'é-
tait que d'être saint; mais il était rempli d'effroi,
en ne retrouvant, ni dans son cœur ni dans sa
I L. Opp. (W. , XIX, 2299.
LUTHER PENDANT LA MESSE.
ai5
vie, cette image de sainteté qu'il avait contem-
plée avec admiration dans la Parole de Dieu.
Triste découverte que fait tout homme sincère!
Point de justice au dedans, point de justice au
dehors; partout omission, péché, souillure
Plus le caractère naturel de Luther était ardent,
plus aussi cette résistance secrète et constante
que la nature de l'homme oppose au bien , était
forte en lui et le jetait dans le désespoir.
Les moines et les théologiens du temps l'invi-
taient à faire des œuvres, pour satisfaire la justice
divine. Mais quelles œuvres , pensait-il , pourraient
sortir d'un cœur tel que le mien? Comment pour-
rais-je, avec des œuvres souillées dans leur prin-
cipe même, subsister devant la sainteté de mon
juge? « Je me trouvais devant Dieu un grand pé-
« cheur, dit-il, et je ne pensais pas qu'il me fût
« possible de l'apaiser par mes mérites. »
Il était agité et pourtant morne, fuyant les
conversations futiles et grossières des moines.
Ceux-ci, ne pouvant comprendre les orages qui
remuaient son âme, le considéraient avec éton-
nement % et lui reprochaient son air sombre et son
silence. Un jour, raconte Cochlœus, qu'on disait
la messe dans la chapelle, Luther y avait porté
ses soupirs, et se trouvait dans le chœur, au mi-
lieu des frères, triste et angoissé. Déjà le prêtre
s'était prosterné, l'autel avait été encensé, le Glo-
ria était chanté et l'on lisait l'Évangile, quand le
I Visds est fratribus non nihil singularitatis habere. (Co-
chlœus, I.)
2l6 ANGOISSES.
pauvre moine, ne pouvant plus contenir son tour-
ment, s'écria d'un ton lamentable, en se jetant à
genoux : «Ce n'est pas moi! ce n'est pas moi ' ! »
Chacun resta stupéfait, et la solennité fut un
instant interrompue. Peut-être Luther pensait-il
entendre quelque reproche dont il se savait inno-
cent ; peut-être se déclarait-il indigne d'être l'un
de ceux auxquels la mort du Christ apportait la
vie éternelle. Cochlœus dit qu'on lisait alors
l'histoire de l'homme muet dont Jésus chassa un
démon- Il se peut que le cri de Luther, si l'his-
toire est vraie, se rapportât à cette circonstance^
et que, muet comme cet homme, il protestât par
ce cri que son silence venait d'une autre cause
que d'une possession du diable. En effet, Cochlœus
nous apprend que les moines attribuaient quel-
quefois les angoisses de leur confrère à un com-
merce occulte avec le démon , et cet écrivain
lui-même partage cette opinion ^.
Une conscience délicate portait Luther à re-
garder la moindre faute comme un grand péché.
A peine l'avait-il découverte, qu'il s'efforçait de
l'expier par les plus sévères mortifications ; et
cela ne servait qu'à lui faire reconnaître l'inuti-
lité de tous les remèdes humains. « Je me suis
« tourmenté, dit-il, jusqu'à la mort, afin de pro-
« curer à mon cœur troublé, à ma conscience agi-
« tée , la paix avec Dieu ; mais , entouré d'hor-
« ribles ténèbres, je ne trouve la paix nulle part.»
1 Cum. . . . repente ceciderit vociferans : « Non siim ! non
siim! » (Cochloeus, i.)
2 Ex occulto aliquo cum da;mone coiiuncrcH). (Ibid.)
PRATIQUES IJNUTILES. 217
' Les pratiques de la sainteté monacale , qui en-
dormaient tant de consciences, et auxquelles,
dans son angoisse, il avait lui-même eu recours,
ne parurent bientôt à Luther que les inutiles re-
mèdes d'une religion d'empirique et de charlatan.
a Lorsque étant encore moine, je sentais quelque
« tentation m'assaillir : Je suis perdu !.., me disais-
«< je. Aussitôt je recourais à mille moyens pour
« apaiser les cris de mon cœur. Je me confessais
« tous les jours ; mais cela ne me servait à rien.
« Alors, accablé de tristesse, je me tourmentais
« par la multitude de mes pensées. Regarde! m'é-
«criais-je, te voilà encore envieux, impatient,
« colère!... Il ne te sert donc de rien, ô malheu-
« reux, d'être entré dans cet ordre sacré... »
Et ponrtant. Luther, imbu des préjugés de son
temps, avait, dès sa jeunesse, considéré les pra-
tiques dont il éprouvait maintenant l'impuissance,
comme des remèdes assurés pour les âmes ma-
lades. Que penser de Tétrange découverte qu'il
venait de faire dans la solitude du cloître? On
peut donc habiter dans le sanctuaire et porter au-
dedans de soi un homme de péché!... Il a reçu un
autre vêtement, mais non un autre cœur. Ses es-
pérances sont déçues. A quoi s'arrêtera-t-il? Toutes
ces règles et ces observances ne seraient-elles que
des inventions d'hommes? Une telle supposition
lui paraît tantôt une séduction du diable, et tan-
tôt une irrésistible vérité. En lutte tour à tour
avec la voix sainte qui parlait à son cœur, et avec
les institutions vénérables que des siècles avaient
sanctionnées, Luther passait sa vie dans un con-
2l8 LUTHER ÉVANOUI.
tiniiel combat. Le jeune moine, semblable à une
ombre , se traînait dans les longs corridors du
cloître, en les faisant retentir de ses tristes gé-
missements. Son corps s'usait, ses forces l'aban-
donnaient ; il lui arrivait quelquefois de rester
comme mort '.
Un jour, accablé de tristesse, il s'enferma dans
sa cellule , et , pendant plusieurs jours et plusieurs
nuits, il ne permit à personne de l'approcher. Un
de ses amis, Lucas Edemberger, inquiet sur le
malheureux moine , et ayant quelque pressenti-
ment de Tétat dans lequel il se trouvait, prit avec
lui quelques jeunes garçons accoutumés à chanter
dans les chœurs et vint heurter à la porte de la
cellule. Personne n'ouvre ni ne répond. Le bon
Edemberger, encore plus effrayé, enfonce la porte.
Luther est étendu sur le plancher sans connais-
sance et ne donnant aucun signe de vie. Son ami
cherche en vain à rappeler ses sens : même im-
mobilité. Alors les jeunes garçons commencent
à chanter un doux cantique. Leurs voix pures
agissent comme un charme sur le pauvre moine,
dont la musique fut toujours une des plus grandes
joies ; peu à peu il reprend ses forces, la con-
naissance et la vie^. Mais si la musique pouvait,
pour quelques instants, lui rendre un peu de sé-
rénité, il fallait un autre et plus puissant remède
pour le guérir réellement ; il fallait ce son doux
I Saepe eura cogitantem attentius de ira Dei, aut de niiran-
dis pœnarum exemplis, subito tanti teiTores concutiebant ,
ut petie exanimaretur. (Melanchton , Vita Luth.)
i. Seckend., p. 53.
HOMMES PIEUX DANS LES CLOITRES. 2 I Q
et subtil de l'Évangile, qui est la voix de Dieu
même. Il le comprenait bien. Aussi ses douleurs
et ses épouvantes le portaient-elles à étudier avec
un zèle nouveau les écrits des apôtres et des pro-
phètes ^.
IV.
Luther n'était pas le premier moine qui eût
passé par de pareils combats. Les cloîtres enve-
loppaient souvent de l'obscurité de leurs murs
des vices abominables, qui eussent fait frémir
toute âme honnête, si on les avait mis à décou-
vert ; mais souvent aussi ils cachaient des vertus
chrétiennes qui s'y développaient dans le silence,
et qui, exposées aux regards du monde, en eus-
sent fait l'admiration. Ceux qui possédaient ces
vertus, ne vivant qu'avec eux-mêmes et avec
Dieu , n'excitaient pas l'attention et étaient sou-
vent même ignorés du modeste couvent où ils
étaient renfermés : leur vie n'était connue que de
Dieu. Quelquefois ces humbles solitaires tom-
baient dans cette théologie mystique , triste ma-
ladie des esprits les plus nobles , qui fit autrefois
les délices des premiers moines sur les bords du
Nil , et qui consume inutilement les âmes dont elle
s'empare.
Cependant, si l'un de ces hommes se trouvait
appelé à une place éminente, il y déployait des
vertus dont l'influence salutaire se faisait ressentir
i Hoc stiidium ut magis expeteret, illis suis doloribus et
pavoribus inovebatur. (Melancht. , Vita Luth.)
aao STAUPiTZ.
longtemps et au loin. La chandelle était mise sur
le chandelier, et elle éclairait toute la maison.
Plusieurs étaient réveillés par cette lumière. Ainsi
ces âmes pieuses se propageaient de génération
en génération; on les vit briller comme des flam-
beaux isolés , dans les temps même où les cloîtres
n'étaient souvent que les impurs réceptacles des
plus profondes ténèbres.
Un jeune homme s'était ainsi fait remarquer
dans l'un des couvents de l'Allemagne. Il se nom-
mait Jean Staupitz et était issu d'une famille noble
de la Misnie. 11 avait eu dès sa plus tendre jeu-
nesse le goût de la science et l'amour de la vertu '.
Il sentit le besoin de la retraite pour s'adonner
aux lettres. Bientôt il trouva que la philosophie
et l'étude de la nature ne pouvaient pas grand'-
chose pour le salut éternel. Il se mit donc à étu-
dier la théologie. Mais il s'appliquait surtout à
joindre la pratique à la science. Car, dit l'un de
ses biographes, c'est en vain qu'on se pare du
nom de théologien , si l'on ne confirme pas ce
beau nom par sa vie ', L'étude de la Bible et de
la théologie de saint Augustin, la connaissance de
soi-même, les combats qu'il eut à livrer, comme
Luther, contre les ruses et les convoitises de son
cœur, l'amenèrent au Rédempteur. Il trouva dans
la foi en Christ la paix de son âme. La doctrine
de l'élection de grâce s'était surtout emparée de
1 A teneris unguiculis, generoso animi impetii , ad virtii-
teni et criidilam dontrinam contendit. (Melch. Adam. Vita
Staupizii.)
2 Ibid.
SA PIETE. 221
son esprit. La justice de la vie, la profondeur de
la science, l'éloquence de la parole, non moins
qu'un extérieur distingué et des manières pleines
de dignité ' , le recommandaient à ses contempo-
rains. L'électeur de Saxe, Frédéric le Sage, en lit
son ami ; il l'employa dans diverses ambassades,
et fonda sous sa direction l'université de Wittem-
berg. Ce disciple de saint Paul et de saint Augustin
fut le premier doyen de la faculté de théologie de
cette école, d'où la lumière devait un jour jaillir
pour éclairer les écoles et les églises de tant de
peuples. Il assista au concile deLatran, au nom
de l'archevêque de Salzbourg, devint provincial
de son ordre en Thuringe et en Saxe, et plus tard
vicaire général des Augustins pour toute l'Alle-
magne.
Staupitz gémissait de la corruption des moeurs
et des erreurs de doctrine qui désolaient l'Eglise.
Ses écrits sur l'amour de Dieu, sur la foi chré-
tienne , sur la ressemblance avec la mort de
Christ , et le témoignage de Luther en font foi.
Mais il regardait le premier de ces maux comme
beaucoup plus grand que le dernier. D'ailleurs,
la douceur et l'indécision de son caractère, son
désir de ne point sortir du cercle d'action qu'd
se croyait assigné, le rendaient plus propre à être
le restaurateur d'un couvent que le réformateur
de l'Église. Il eût voulu n'élever à des charges de
quelque importance que des hommes distingués;
mais n'en trouvant pas, il se résignait à en em-
1 Corporis forma atque statura ronspicuiis. (Cochl. 3.)
22 2 SA VISITE.
ployer d'autres. « Il faut labourer, disait-il, avec
« les chevaux que l'on trouve , et si l'on n'a pas
« de chevaux, labourer avec des bœufs ^ »
Nous avons vu les angoisses et les luttes inté-
rieures auxquelles Luther était en proie dans son
couvent d'Erfurt. A cette époque on annonça la
visite du vicaire général. Staupitz arriva en effet
pour faire son inspection ordinaire. L'ami de Fré-
déric , le fondateur de l'université de Wittemberg,
le chef des Augustins, témoigna de la bienveil-
lance à ces moines soumis à son autorité. Bientôt
l'un des frères attira son attention. C'était un
jeune homme d'une slature moyenne, que l'étude,
l'abstinence et les veilles avaient amaigri, en sorte
que l'on pouvait compter tous ses os ". Ses yeux,
que l'on compara plus tard à ceux du faucon,
étaient abattus; sa démarche était triste, son re-
gard décelait une âme agitée, en proie à mille
combats , mais forte pourtant et portée à la ré-
sistance. Il y avait dans tout son être quelque
chose de grave, de mélancolique et de soleimel.
Staupitz , dont une longue expérience avait exercé
le discernement , découvrit aisément ce qui se
passait dans celte âme , et distingua ce jeune
frère entre tous ceux qui l'entouraient. Il se sen-
tit attiré vers lui, pressentit ses grandes destinées,
et éprouva pour son subordonné un intérêt tout
paternel. Il avait eu à lutter comme Luther, il
pouvait donc le comprendre. Il pouvait surtout
I L. Opp. (W.) V. 2819.
a P. Mosoliani Epist.
CONVERSATIONS. 223
lui montrer le chemin de la paix qu'il avait lui-
même trouvé. Ce qu'il apprit des circonstances
qui avaient amené dans le couvent le jeune Au-
gustin, augmenta encore sa sympathie. Il invita
le prieur à le traiter avec plus de douceur, et il
profita des occasions que sa charge lui offrait
pour gagner la confiance du jeune frère. S'appro-
chant de lui avec affection , il chercha de toutes
manières à dissiper sa timidité, augmentée encore
par le respect et la crainte qu'un homme d'un
rang aussi élevé que Staupitz devait lui inspirer.
Le cœur de Luther, que des traitements durs
avaient jusqu'alors fermé, s'ouvrit enfin et se di-
lata aux doux rayons de la charité. Comme dans
l'eau le visage répond au visage y ainsi le cœur
d'un homme répond à celui d'un autre homme ^.
Le cœur de Staupitz répondit au cœur de I^ulher.
Le vicaire général le comprit, et le moine sentit
pour lui une confiance qu'il n'avait encore éprou-
vée pour personne. Il lui révéla la cause de sa
tristesse , il lui dépeignit les horribles pensées
qui l'agitaient , et alors commencèrent dans le,
cloître d'Erfurt, des entretiens pleins de sagesse
et d'instruction.
« C'est en vain, dit avec abattement Luther à
« Staupitz, que je fais des promesses à Dieu ; le
« péché est toujours le plus fort. »
— « O mon ami! w lui répondit le vicaire géné-
ral, en faisant un retour sur lui-même, «j'ai juré
« plus de mille fois à notre Dieu saint, de vivre
I Proverbes. XXVII , 9.
1l[\ LA GRA.CE DE CHRfST.
« pieusement, et je ne l'ai jamais tenu. Maintenant
« je ne veux plus le jurer, car je sais que je ne le
« tiendrai pas. Si Dieu ne veut pas user de grâce
« envers moi pour l'amour de Christ , et m'accor-
« der un heureux départ, quand je devrai quitter
« cette terre , je ne pourrai , avec tous mes vœux
« et toutes mes bonnes œuvres, subsister devant
« lui. Il faudra que je périsse ^ »
Le jeune moine s'effraye à la pensée de Injus-
tice divine. Il expose au vicaire général toutes ses
craintes. La sainteté ineffable de Dieu , sa majesté
souveraine l'épouvantent. Qui pourra soutenir le
jour de sa veiiue ? qui pourra subsister quand il
paraîtra ?
Staupitz reprend la parole. Il sait où il a trouvé
la paix; il l'enseignera au jeune homme. « Pour-
ce quoi, lui dit-il, te tourmentes-tu de toutes ces
« spéculations et de ces hautes pensées?... Re-
« garde aux plaies de Jésus-Christ, au sang qu'il
« a répandu pour toi : c'est là que la grâce de Dieu
« t'apparaîtra. Au lieu de te martyriser pour tes
« fautes, jette- toi dans les bras du Rédempteur,
a Confie-toi en lui, en la justice de sa vie, en
« l'expiation de sa mort. Ne recule pas ; Dieu n'est
« pas irrité contre toi, c'est toi qui es irrité contre
« Dieu. Écoute le Fils de Dieu. Il est devenu
« homme pour te donner l'assurance de la faveur
« divine. Il te dit : Tu es ma brebis ; tu entends
« ma voix ; personne ne te ravira de ma main ^. w
1 L. Opp. (W.) VIII, 272.5.
2 Ibid. Il, 26/,.
LA REPENTANCE. îà'iS
Mais Luther ne trouve point ainsi la repen-
tance qu'il croit nécessaire au salut; il répond,
et c'est la réponse ordinaire des âmes angoissées
et craintives : « Comment oser croire à la faveur
« de Dieu , tant qu'il n'y a point en moi une véri-
« table conversion? Il faut que je change pour
« qu'il m'accepte. »
Son vénérable guide lui montre qu'il ne peut
y avoir de véritable conversion, aussi longtemps
que l'homme craint Dieu comme un juge sévère.
— « Que direz-vous donc, s'écrie Luther, à tant
« de consciences auxquelles on prescrit mille
« ordonnances insupportables pour gagner le
« ciel? »
Alors il entend cette réponse du vicaire géné-
ral , ou plutôt il ne croit pas qu'elle vienne d'un
homme, il lui semble que c'est une voix qui
retentit du ciel ^ : « Il n'y a, dit Staupitz, de re-
« pentance véritable que celle qui commence par
«l'amour de Dieu et de la justice ^. Ce que les
« autres s'imaginent être la fin et l'accomplisse-
« ment de la repentance , n'en est au contraire
« que le commencement. Pour que tu sois rempli
«d'amour pour le bien, il faut avant tout que
« tu sois rempli d'amour pour Dieu. Si tu veux
« te convertir, ne recherche pas toutes ces macé-
« rations et tous ces martyres. Aime celui qui t'a
« aimé le premier ! «
1 Te velut c cœlo sonantem accepimiis. (L. Epp. I, 1 15, ad
Staiipitziiim, du 3o mai i5i8.)
2 Pœnitentia vero non est, nisi quae ab amore justitiae et
Dei incipit, etc. (Ibid.)
226 PUiSSAPrCE DU PECHE.
Luther écoute, il écoute encore. Ces consola-
tions le remplissent d'une joie inconnue et lui
donnent une lumière nouvelle. « C'est Jésus-Christ ,
« pense-t-il en son cœur; oui, c'est Jésus-Christ
« lui-même qui me console si admirablement par
« ces douces et salutaires paroles '. »
Ces paroles, en effet, pénétrèrent au fond du
cœur du jeune moine comme la flèche aiguë d'un
homme puissant ^. Pour se repentir, il faut aimer
Dieu! Eclairé de cette lumière nouvelle, il se met
à conférer les Écritures. Il recherche tous les
passages où elles parlent de repentance, de con-
version. Ces mots, si redoutés jusqu'alors, pour
employer ses propres expressions, « sont devenus
ce pour lui un jeu agréable et la plus douce des
« récréations. Tous les passages de l'Ecriture qui
a l'effrayaient, lui semblent maintenant accourir
«de toutes parts, sourire, sauter autour de lui,
« et jouer avec lui^.»
«Auparavant, s'écrie-t-il, quoique je dissimu-
« lasse avec soin devant Dieu l'état de mon cœur,
« et que je m'efforçasse de lui exprimer un amour
«qui n'était qu'une contrainte et une fiction, il
« n'y avait pour moi dans l'Ecriture aucune parole
1 Meraini inter jucundissimas et saliitares fabulas tuas ,
quibus me solet Dominus Jésus mirifice consolari. (L. Epp. I,
ii5, ad Staupitzium , du 3o mai i5i8.)
2 Hassit hoc verbum luum iu me, sicut sagitta poteiilis
acuta. (Ibid.)
3 Ecce jucundissimum hidum, verba undique mihi collu-
debant, planeque huic sententiae arridebant et assultabant.
(L. Epp.I, Il 5.)
DOUCKIIR Dli I.A REP£NÏAIVCE. 11'^
« plus amère que celle de repentance. Mais main-
te tenant il n'en est point qui me soit plus douce
«et plus agréable ^ Oh! que les préceptes de
« Dieu sont doux , quand on ne les lit pas seule-
« ment dans les livres, mais aussi dans les plaies
« précieuses du Sauveur ^ ! »
Cependant Luther, consolé par les paroles de
Staupitz, retombait quelquefois dans l'abattement.
Le péché se faisait de nouveau sentir à sa cons-
cience craintive, et alors à la joie du salut suc-
cédait tout son ancien désespoir. «O mon péché!
«mon péché! mon péché! » s'écria un jour le
jeune moine en présence du vicaire général,
avec l'accent de la plus vive douleur. — « Eh!
te voudrais-tu n'être qu'en peinture un pécheur,
« répliqua celui-ci, et n'avoir aussi qu'un Sauveur
« en peinture? » Puis Staupitz ajouta avec auto-
rité : « Sache que Jésus-Christ est Sauveur, même
« de ceux qui sont de grands, de vrais pécheurs,
« et dignes d'une entière condamnation. »
Ce qui agitait Luther, ce n'était pas seulement
le péché qu'il trouvait dans son cœur : aux trou-
bles de la conscience venaient se joindre ceux de
la raison. Si les saints préceptes de la Bible l'ef-
frayaient, telle des doctrines du divin Livre aug-
mentait encore ses tourments. La vérité, qui est
le grand moyen par lequel Dieu donne la paix à
I Nunc nihil dulciiis aut gratins mihi sonet quàm pœniten
lia, etc. (L. Epp. I, 1 15.)
a Ita enim dulcescunt prsecepta Dei, quando non in libris
tantum , sed in vulneribiis dulcissimi Salvatoris legenda inte!-
ligimus. (Ibid.)
i5.
iiS l'flectio:^.
l'homme, doit nécessairement commencer par lui
enlevei' ia fausse sécurité qui le perd. La doctrine
de l'élection troublait surtout le jeune homme.
et le lançait dans un champ difficile à parcourir.
Devait-il croire que c'était l'homme qui le premier
choisissait Dieu pour sa part? ou que c'était Dieu
qui le premier choisissait l'homme? La Bible,
rhistoire. l'expérience journalière, les écrits d'Au-
gustin, tout lui avait montré qu'il fallait toujours
et en toute chose remonter en dernière fin à
cette volonté souveraine par laquelle tout existe,
et de laquelle tout dépend. Mais son esprit ardent
eût \oulu aller plus loin: il eût voulu pénétrer
dans le conseil secret de Dieu, en dévoiler les
mystères, voir l'invisible et comprendre l'incom-
préhensible. Staupitz l'arrêta. Il l'invita à ne pas
prétendre sonder le Dieu caché, mais à s'en tenir
à ce qui nous en est manifesté en Christ. « Re-
cc garde les plaies de Christ, lui dit-il . et tu y
« verras reluire avec clarté le conseil de Dieu en-
« vers les hommes. On ne peut comprendre Dieu
« hors de Jesus-Christ. En Christ vous trouverez
«ce que je suis et ce que je demande, a dit le
et Seigneur. Vous ne le trouverez nulle part aii-
« leurs, ni dans le ciel . ni sur la terre ^ »
Le vicaire général lit plus encore.. 11 fit recon-
naître a Luther le dessein paternel de la Provi-
dence de Dieu , en permettant ces tentations et
ces combats divers que son àme devait soutenir.
Il les lui tit envisager sous un jour bien propre
1 L. 0pp. (W.)XXII. p. A89.
LA. PROVIDENCE. lA. BIBLE. 11^
à ranimer son courage. Dieu se prépare par de
telles épreuves les âmes qu'il destine à quelque
œuvre importante. Il faut éprouver le navire
avant de le lancer sur la vaste mer. S il est une
éducation nécessaire à tout homme, il en est une
particulière pour ceux qui doivent agir sur leur
génération. C'est ce que Staupitz représenta au
moine d'Erfurt. « Ce n'est pas en vain, lui dit-il ,
« que Dieu t'exerce par tant de combats : tu le
«verras, il se servira de toi dans de grandes
« choses, comme de son ministre. »
Ces paroles, que Luther écoute avec étonne-
ment et avec humilité, le remplissent de courage,
et lui font reconnaître en lui des forces qu'il n'a-
vait pas même soupçonnées. La sagesse et la pru-
dence d'un ami éclairé révèlent peu à peu l'homme
fort à lui-même. Staupitz n'en reste pas là. Il lui
donne pour ses études de précieuses directions. Il
l'exhorte à puiser désormais toute sa théologie
dans la Bible, en laissant de côté les systèmes des
écoles. « Que l'étude des Écritures, lui-dit, soit
« votre occupation favorite. » Jamais meilleur
conseil ne fut mieux suivi. Mais ce qui réjouit
surtout Luther, c'est le présent d'une Bible que
Staupitz lui fait. C'était peut-être cette Bible
latine reliée en peau rouge qui appartenait au
couvent, et que tout son désir était de posséder
et de pouvoir porter partout avec lui, parce qu'il
en connaissait si bien toutes les feuilles et qu'il
savait où trouver chaque passage K Enfin il pos^
1 Seckcnd., p. 5a.
23o LA BIBLE. LE VIEUX MOIJNE.
sède lui-même ce trésor. Dès lors il étudie l'Écri-
ture, et surtout les Épîtres de saint Paul, avec
un zèle toujours croissant. 11 ne joint plus à l'é-
tude de la Bible que celle de saint Augustin. Tout
ce qu'il lit s'imprime avec force dans son âme.
Les combats ont préparé son cœur à comprendre
la Parole. Le sol a été labouré très-profond ; la
semence incorruptible le pénètre avec puissance.
Quand Staupitz quitta Erfurt, un nouveau jour
s'était levé pour Luther.
Néanmoins, l'œuvre n'était pas finie. Le vicaire
général l'avait préparée : Dieu réservait à un ins-
trument plus humble de l'accomplir. La conscience
du jeune Augustin n'avait pas encore trouvé le
repos. Son corps succomba enfin sous les efforts
et sous la tension de son âme. 11 fut atteint d'une
maladie qui le conduisit aux portes du tombeau.
C'était alors la seconde année de son séjour au
couvent. Toutes ses angoisses et ses terreurs se
réveillèrent à l'approche de la mort. Ses souillures
et la sainteté de Dieu troublèrent de nouveau
son âme. Un jour que le désespoir l'accablait, un
vieux moine entra dans sa cellule et lui adressa
quelques paroles consolantes. Luther lui ouvrit
son cœur et lui fit connaître les craintes qui l'a-
gitaient. Le respectable vieillard était incapable de
suivre cette âme dans tous ses doutes, comme
l'avait fait Staupitz; mais il savait son CtpcIo^ et il
y avait trouvé de quoi consoler son cœur. Il ap-
pliquera donc au jeune frère ce même remède.
Le ramenant à ce symbole des apôtres, que Lu-
ther avait appris dans sa première enfance à l'é-
LA. RÉMISSION DES PliCHÉS. l'^i
cole de Mansfeld , le vieux moine prononça avec
bonhomie cet article : Je crois la rémission des
péchés. Ces simples paroles, que le pieux frère
récita avec candeur, dans ce moment décisif, ré-
pandirent une grande consolation dans l'âme de
Luther. « Je crois, répéta-t-il bientôt en lui-
« même sur son lit de douleur, je crois la rémis-
« sion des péchés !» — « Ah , dit le moine , il ne
« faut pas seulement croire que les péchés sont
« remis à David ou à Pierre : c'est là ce que croient
« les démons. Le commandement de Dieu est que
« nous croyions qu'ils nous sont remis à nous-
« mêmes \ » Que ce commandement parut doux
au pauvre Luther! « Voici ce que dit saint Ber-
« nard dans son discours sur l'annonciation ,
« ajouta le vieux frère : Le témoignage que le
« Saint-Esprit rend dans ton cœur est celui-ci :
M Tes péchés te sont remis. »
Dès ce moment la lumière jaillit dans le cœur
du jeune moine d'Erfurt. La parole de la grâce a
été prononcée, il l'a crue. Il renonce à mériter le
salut, et s'abandonne avec confiance à la grâce de
Dieu en Jésus-Christ. Il ne saisit point les consé-
quences du principe qu'il a admis; il est encore
sincère dans son attachement à l'Eglise, et cepen-
dant il n'a plus besoin d'elle; car il a reçu le sa-
lut immédiatement de Dieu même, et dès lors le
catholicisme romain est virtuellement détruit en
lui. Il avance, il recherche dans les écrits des
I Davidi aut Petro Sed niandatum Dci esse , ut singuli
hoiuines nobis remitti peccata credamus. (Melancht., Vit. L.)
îiSa LA RÉMISSION DES PÊCHES.
apôtres et des prophètes tout ce qui peut fortifier
l'espérance qui remplit son cœur. Chaque jour il
invoque le secours d'en haut , et chaque jour aussi
la lumière croît dans son âme.
La santé qu'avait trouvée son esprit rendit la
santé à son corps. II se releva promptement de
son lit de maladie. 11 avait reçu doublement une
vie nouvelle. Les fêtes de Noël, qui arrivèrent
bientôt, lui firent goûter en abondance toutes
les consolations de la foi. Il prit part avec une
douce émotion à ces saintes solennités; et lors-
qu'au milieu des pompes de ce jour, il dut chan-
ter ces paroles : O beata culpa quœ talem meruisti
Redemptorem' ! tout son être dit Jmen, et tres-
saillit de joie.
Luther était depuis deux ans dans le cloître. Il
devait être consacré prêtre. Il avait beaucoup
reçu, et il entrevoyait avec joie la perspective que
lui offrait le sacerdoce, de donner gratuitement
ce qu'il avait reçu gratuitement. Il voulut profi-
ter de la cérémonie qui allait avoir lieu pour se
réconcilier pleinement avec son père. 11 l'invita à
y assister, et lui demanda même d'en fixer le jour.
Jean Luther, qui n'était point encore entièrement
apaisé envers son fils , accepta néanmoins cette
invitation, et indiqua le dimanche 2 mai 1607.
Au nombre des amis de Luther, se trouvait le
vicaire d'Isenac, Jean Braun, qui avait été pour
lui un conseiller fidèle pendant son séjour dans
I O laute bienheureuse, qui as mérité un tel Rédempteur!
(Mathesiiis, p. 5.)
CONSÉCRATIOjX. a33
cette ville. Luther lui écrivit le 22 avril. C'est la
plus ancienne lettre du réformateur; elle porte
l'adresse suivante : « A Jean Braiin , saint et vénè-
re rable prêtre de Christ et de Marie.» Ce n'est que
dans les deux premières lettres de Luther que le
nom de Marie se trouve.
« Le Dieu qui est glorieux et saint dans toutes
<( ses œuvres, dit le candidat à la prêtrise, ayant
«daigné m'élever magnifiquement, moi malheu-
« reux et de toute manière indigne pécheur, et
« m'appeler, par sa seule et très-libérale miséri-
« corde, à son sublime ministère, je dois, pour
« témoigner ma reconnaissance d'une bonté si di-
« vine et si magnifique (autant du moins que la
« poudre peut le faire), remplir de tout mon
« cœur l'office qui m'est confié.»
Enfin le jour arriva. Le mineur de Mansfeld ne
manqua pas à la consécration de son fils. Il lui
donna même une marque non équivoque de son
affection et de sa générosité, en lui faisant, à
cette occasion, un cadeau de vingt florins.
La cérémonie eut lieu. C'était Jérôme, évêque
de Brandebourg, qui officiait. Au moment où il
conféra à Luther la puissance de célébrer la messe,
il lui mit en main le calice, et lui dit ces paroles
solennelles : « Accipe potestatem sacrificandi pro
« vivis et mortuis. Reçois la puissance de sacrifier
«pour les vivants et pour les morts. » Luther
écouta alors tranquillement ces paroles, qui lui
accordaient le pouvoir de faire l'œuvre même du
Fils de Dieu; mais il en frémit plus tard. « Si la
« terre ne nous a pas alors engloutis tous deux ,
à34 LE DÎNER. LA FÊTE-DIEI:.
« dit-il, ce fut à tort et par la grande patience et
« longanimité du Seigneur ^»
Le père dîna ensuite au couvent avec son fds,
les amis du jeune prêtre et les moines. La con-
versation tomba sur l'entrée de Martin dans le
cloître. Les frères l'exaltaient fort, comme une
oeuvre des plus méritoires. Alors l'inflexible Jean,
se tournant vers son fils, lui dit : « N'as-tu pas lu
« dans l'Écriture qu'on doit obéir à son père et à
« sa mère *?)) Ces paroles frappèrent Luther; elles
lui présentèrent sous un tout autre aspect l'action
qui l'avait amené dans le sein du couvent, et elles
retentirent encore longtemps dans son cœur.
Luther, d'après le conseil de Staupitz, fit, peu
après sa consécration, de petites courses à pied
dans les cures et les couvents des environs, soit
pour se distraire et procurer à son corps l'exercice
nécessaire, soit pour s'habituer à la prédication.
La Fête-Dieu devait être célébrée avec pompe
à Eisleben. Le vicaire général devait s'y trouver.
Luther s'y rendit : il avait encore besoin de Stau-
pitz, et il recherchait chaque occasion de se ren-
contrer avec ce conducteur éclairé qui guidait son
âme dans le chemin de la vie. La procession fut
nombreuse et brillante. Staupitz lui-même portait
le saint -sacrement. Luther suivait, revêtu de
l'habit sacerdotal. La pensée que c'était Jésus-
Christ lui-même que portait le vicaire général,
l'idée que le Seigneur était en personne, là, devant
1 Opp. XVI. (W.) ii44-
2 Ei, hast du nicht aucli gehortdass inau Eltcrn soll gehor-
sam seyii. (L. Epp. II, loi.)
VOCATION A WITTF.MBERG. 2^5
lui, vint tout à coup frapper l'imagination de Lu-
ther, et le remplit d'une telle épouvante, qu'il
pouvait à peine avancer; la sueur lui coulait goutte
à goutte; il chancelait, et il crut qu'il allait mou-
rir d'angoisse et d'effroi. Enfin la procession finit.
Ce sacrement, qui avait réveillé toutes les craintes
du moine, fut déposé solennellement dans le
sanctuaire, et Luther se trouvant seul avec Stau-
pitz , se jeta dans ses bras, et lui confessa son
épouvante. Alors le bon vicaire général , qui con-
naissait depuis longtemps ce bon Sauveur qui ne
brise pas le roseau à moitié cassé, lui dit avec dou-
ceur :« Ce n'était pas Jésus-Christ, mon frère ; Jésus-
« Christ n'épouvante pas : il console seulement ^ »
Luther ne devait pas demeurer caché dans un
obscur couvent. Le temps était venu pour lui
d'être transporté sur un plus grand théâtre. Stau-
pitz, avec qui il resta toujours dans des relations
suivies, sentait bien qu'il y avait dans le jeune
moine une âme trop active pour qu'elle fût ren-
fermée dans un cercle si étroit. Il parla fie lui à
Frédéric, électeur de Saxe; et ce prince éclairé
appela Luther, en j5o8, probablement vers la fin
de l'année, comme professeur à l'université de
Wittemberg. Wittemberg était un champ sur le-
quel il devait livrer de rudes combats,. Luther
sentit que là se trouvait sa vocation. On lui deman-
dait de se rendre prompteuient à son nouveau
poste; il répondit sans délai à l'appel, et dans la
1 Es ist nicht Chiistus, demi Christns sclireckt nicht, soii-
deni tiostet nur. (L. Opp. l W.) XXII, p. 5i3 et 724.)
236 l'uwiversité de wittemberg.
précipitation de son déplacement, il n'eut pas
même le temps d'écrire à celui qu'il nommait son
maître et son père bien-aimé, au curé d'Isenac,
Jean Braun. Il le fit quelques mois plus tard. «Mon
« départ a été si subit, lui écrivit-il, que ceux avec
« lesquels je vivais l'ont presque ignoré. Je suis
«éloigné, je l'avoue; mais la meilleure partie de
« moi-même est restée près de toi '. » Luther avait
été trois ans dans le cloître d'Erfurt.
V.
C'était l'an \Soi que l'électeur Frédéric avait
fondé à Wittemberg une nouvelle université. Fré-
déric avait déclaré dans l'acte par lequel il avait
confirmé cette haute école , que lui et ses peuples
se tourneraient vers elle comme vers un oracle. Il
ne pensait pas alors que cette parole serait si ma-
gnifiquement justifiée. Deux hommes appartenant
à l'opposition qui s'était formée contre le système
scolastique, PoUich de Mellerstadt, docteur en
médecine, en droit et en philosophie, et Staupitz,
avaient eu une grande influence sur la fondation
de cette école. L'université déclara qu'elle prenait
saint Augustin pour son patron, et ce choix pré-
sageait quelque chose. En possession d une grande
liberté, et regardée comme un tribunal auquel,
dans les cas difficiles , appartenait la décision su-
prême, cette nouvelle institution, tout à fait
propre à devenir le berceau de la réformation, a
puissamment contribué au développement de Lu-
ther et de son œuvre.
I L. Epp. I, p. 5 (du 17 mars iSog.)
PREMIERS ENSEIGNEMENTS. Oi'5'J
Arrivé à Wittemberg, Luther se rendit au cou-
vent des Auguslins, où une cellule lui fut assi-
gnée; car, quoique professeur, il ne cessa pas
d'être moine. Il était appelé à enseigner la physi-
que et la dialectique. On avait eu égard sans doute,
en lui assignant ces fonctions, aux études philo-
sophiques qu'il avait faites à Erfurt , et au grade
de maître es arts dont il était revêtu. Ainsi Luther,
qui avait alors faim et soif de la parole de Dieu ,
se voyait obligé de se livrer presque exclusivement
à l'étude de la philosophie scolastique d'Aristote.
Il avait besoin du pain de vie que Dieu donne au
monde , et il devait s'occuper de subtilités humai-
nes. Quelle contrainte! que de soupirs ne poussa-
t-il pas! «Je suis bien, par la grâce de Dieu,
« écrit-il à Braun , si ce n'est que je dois étudier
« de toutes mes forces la philosophie. J'ai désiré
« vivement, dès mon arrivée à Wittemberg, d'é-
« changer cette étude contre celle de la théolo-
« gie; mais, » ajouta-t-il, pour que l'on ne crut
pas que c'était de la théologie du temps qu'il était
question, «c'est de cette théologie qui recherche
« le fruit de la noix , la pulpe du froment et la
« moelle des os , que je parle ^ Quoi qu'il en soit,
a Dieu est Dieu , continue-t-il avec cette confiance
« qui fut l'âme de sa vie: l'homme se trompe pres-
« que toujours dans ses jugements; mais celui-ci
« est notre Dieu. Il nous conduira avec bonté aux
u siècles des siècles. » Les travaux que Luther fut
I . . . Theologia qtise nucleum nucis et medullam tritici et
meclullam ossium scrutatur. (L. Epp. I, 6.)
ri38 LEÇONS BIBLIQUES.
alors obligé de faire, lui furent d'une grande utilité
pour combattre plus tard les erreurs des scolasti-
ques.
Il ne pouvait s'en tenir là. Le désir de son cœur
devait s'accomplir. Cette même puissance qui,
quelques années auparavant, avait poussé Luther
du barreau vers la vie religieuse, le poussait main-
tenant de la philosophie vers la Bible. 11 se mit
avec zèle à l'étude des langues anciennes, et sur-
tout du grec et de l'hébreu, afin de puiser la
science et la doctrine dans les sources mêmes d'où
elles jaillissent. Il fut toute sa vie infatigable au
travail^. Quelques mois après son arrivée à l'uni-
versité , il demanda le grade de bachelier en théo-
logie. H l'obtint, à la fin de mars iSog, avec la
vocation particulière de se livrer à la théologie
biblique, ad Biblia.
Tous les jours, à une heure après midi, Luther
était appelé à parler sur la Bible : heure précieuse
pour le professeur et pour les disciples, et qui les
faisait pénétrer toujours plus avant dans le sens
divin de ces révélations longtemps perdues pour
le peuple et pour l'école!
Il commença ses leçons par l'explication des
psaumes , et en vint bientôt à l'Épître aux Romains.
Ce fut surtout en la méditant que la lumière de
la vérité entra dans son cœur. Retiré dans sa tran-
quille cellule, il consacrait des heures à l'étude de
la Parole divine , l'Épître de saint Paul ouverte de-
I In stiidiis litterariim, corpore ac mente indefessus. (Pal-
laviclni Hist. Cour. Trid. I, 16.)
SENSATION. l3g
vant lui. Un jour, parvenu au dix-septième verset
du premier chapitre, il y lut ce passage du pro-
phète Habacuc : Le Juste vwra par la foi. Cet en-
seignement le frappe. Il y a donc pour le juste
une autre vie que celle du reste des hommes : et
cette vie, c'est la foi qui la donne. Cette parole»
qu'il reçoit dans son cœur comme si Dieu même l'y
déposait, lui dévoile le mystère de la vie chrétienne
et augmente en lui cette vie. Longtemps après ^
au milieu de ses nombreux travaux, il croyait en-
core entendre cette voix : « Le juste vivra par la
foi ^ »
Les leçons de Luther, ainsi préparées, ressem-
blaient peu à ce qu'on avait entendu jusqu'alors.
Ce n'était pas un rhéteur disert ou un scolaslique
pédant qui parlait; c'était un chrétien qui avait
éprouvé la puissance des vérités révélées, qui les
tirait de la Bible, qui les sortait du trésor de son
cœur, et les présentait toutes pleines de vie à ses
auditeurs étonnés. Ce n'était pas un enseignement
d'homme, c'était un enseignement de Dieu.
Cette exposition toute nouvelle de la vérité fit
du bruit ; la nouvelle s'en répandit au loin , et attira
à l'université récemment fondée une foule de
jeunes étudiants étrangers. Plusieurs professeurs
même assistaient aux leçons de Luther, entre au-
tres Mellerstadt, appelé souvent la lumière du
monde, premier recteur de l'université, qui déjà
à Leipzig, où il avait été auparavant, avait vive-
ment combattu les ridicules enseignements de la
I Seckend., p. 55.
1i\0 PlliDlCATIONS A WITTEMBERG.
scolastique , avait nié que « la lumière créée le pre-
« mier jour, fût la Théologie, » et avait soutenu
que l'étude des lettres devait être la base de cette
science. «Ce moine, disait-il, déroutera tous les
« docteurs; il introduira une nouvelle doctrine et
« réformera toute l'Eglise; car il se fonde sur la Pa-
« rôle de Christ, et personne au monde ne peut ni
« combattre, ni renverser cette Parole, quand même
« il l'attaquerait avec toutes les armes de la philo-
« Sophie, des sophistes, des scotistes, des albertis-
« tes, des thomistes, et avec tout le tartaret^ ! »
Staupitz, qui était la main de la Providence pour
développer les dons et les trésors cachés dans Lu-
ther, l'invita à prêcher dans l'église des Augustins.
A cette proposition , le jeune professeur recula.
Il voulait se borner aux fonctions académiques;
il tremblait à la pensée d'y ajouter celles de la
prédication. En vain Staupitz le sollicitait : « ]Son,
« non, répondait-il, ce n'est pas une petite chose
« que de parler aux hommes à la place de Dieu*. »
Touchante humilité dans ce grand réformateur de
l'Eglise! Staupitz insista. Mais l'ingénieux Luther
trouvait, dit un de ses historiens, quinze argu-
ments, prétextes et défaites pour se défendre de
cette vocation. Enfin le chef des Augustins conti-
nuant toujours son attaque : «Ah! monsieur le
« docteur, dit Luther , en faisant cela vous m'ôtez
« la vie. Je ne pourrai pas y tenir trois mois. — « A
« la bonne heure, répondit le vicaire général; qu'il
1 Melch. Atlam. Vita Lulheri, p. 104.
2 ïïabricius centifol. Lntheri, p. 33. — Mathesius, p. 6.
LV VIEILLE CHAPELLE. a^l
«en soit ainsi au nom de Dieu! Car notre. Sei-
« gueur Dieu a aussi besoin là-haut d'hommes dé-
« voués et habiles. » Luther dut se rendre.
Au milieu de la place de Wittemberg se trouvait
une vieille chapelle en bois, de tt-ente pieds de
long sur vingt de large, dont les cloisons, soute-
nues de tous côtés, tombaient en ruine. Une vieille
chaire, faite de planches et haute de trois pieds,
recevait le prédicateur. C'est dans cette misérable
chapelle que commença la prédication de la ré-
forme. Dieu voulut que ce qui devait rétablir sa
gloire eût les commencements les plus humbles.
On venait seulement de poser les fondements de
l'église des Augustins, et, en attendant qu'elle fût
achevée, on se servait de ce temple chétif. «Ce
«bâtiment, ajoute le contemporain de Luther,
« qui nous rapporte ces circonstances % peut bien
« être comparé à l'étable où Christ naquit. C'est
« dans cette misérable enceinte que Dieu a voulu,
« pour ainsi dire, faire naître une seconde fois son
« Fils bien-aimé. Parmi ces milliers de cathédrales
« et d'églises paroissiales, dont le monde est rempli,
« il n'y en eut alors aucune que Dieu choisît pour
« la prédication glorieuse de la vie éternelle. »
Luther prêche : tout frappe dans le nouveau
prédicateur. Sa figure pleine d'expression , son air
noble , sa voix pure et sonore , captivent les audi-
teurs. Avant lui, la plupart des prédicateurs avaient
cherché plutôt ce qui pouvait amuser leur auditoire
que ce qui pouvait le convertir. Le grand sérieux
I Myconius, '
h 16
ll\'l IMPRESSION.
qui domine dans les prédications de Luther, et la
joie dont la connaissance de l'Evangile a rempli
son cœur, donnent à la fois à son éloquence une
autorité, une chaleur et une onction que n'eurent
point ses devanciers. «Doué d'un esprit prompt
« et vif, dit l'un de ses adversaires', d'une mé-
(f moire heureuse, et se servant avec une facilité
« remarquable de sa langue maternelle, Luther ne
« le céda en éloquence à aucun de son âge. Dis-
« courant du haut de la chaire comme s'il eût été
« agité de quelque forte passion, accommodant
« son action à ses paroles, il frappait d'une ma-
« nière surprenante les esprits de ses auditeurs, et
« comme un torrent il les entraînait où il voulait.
« Tant de force , de grâce et d'éloquence ne se
« voient que rarement chez les peuples du Nord. »
— «Il avait, dit Bossiiet, une éloquence vive et
« impétueuse, qui entraînait les peuples et les ra-
« vissait ^.»
Bientôt la petite chapelle ne put plus contenir
les auditeurs qui s'y pressaient en foule. Le con-
seil de Wittemberg choisit alors Luther pour son
prédicateur, et l'appela à prêcher dans l'église de
la ville. L'impression qu'il y produisit fut encore
plus grande. La force de son génie, l'éloquence
de sa diction et l'excellence des doctrines qu'il
annonçait étonnaient également ses auditeurs.
Sa réputation se répandit au loin, et Frédéric le
Sage vint lui-même une fois à Wittemberg pour
l'entendre.
1 Florimond Raymond. Hist. hseres. , cap. 5.
2 Hist, des variât., 1. I*'.
VOYAGE V ROM F. 2^3
Une vie nouvelle avait commencé pour Luther.
A l'inutilité du cloître avait succédé une grande
activité. La liberté, le travail, l'action vive et
constante à laquelle il pouvait se livrer a Wit-
temberg, achevèrent de rétablir en lui Tharmonie
et la paix. Maintenant il était à sa place, et l'œuvre
de Dieu devait développer bientôt sa marche ma-
jestueuse.
VI.
Luther enseignait à la fois dans la salle acadé-
mique et dans le temple, lorsqu'il fut arrêté dans
ces travaux. En i5io, selon quelques-uns seule-
ment en i5i I ou i5i2, on l'envoya a Rome. Sept
couvents de son ordre étaient, sur certains points,
d'un autre avis que le vicaire général \ La vivacité
d'esprit de Luther, la puissance de sa parole, son
talent pour la discussion , le tirent choisir pour
être auprès du pape l'agent de ces sept monastères ^.
Cette dispensation divine était nécessaire à Luther.
Il fallait qu'il connût Rome. Plein des préjugés et
des illusions du cloître , il se l'était toujours re-
nrésentée comme le siée,e de la sainteté.
Il partit. Il traversa les Alpes. Mais à peine était-
il descendu dans les plaines de la riche et vo-
luptueuse Italie, qu'il trouva sur tous ses pas des
sujets d'étonnement et de scandale. Le pauvre
moine allemand fut reçu dans un riche couvent
i Quod septem conventus a vicario in quibusdam disseiw
tirent. (Cochlœiis, 2.)
1 Quod esset acer inj^enio et ad contradicendum aiidax
et vehemens. (Ibid.;
j6.
l[\[\ U?f COUVENT DU PO.
(les Béiiédictins, situé sur le P6, en I.ombardie
Ce couvent avait trente-six mille ducats de rente;
douze nulle ducats étaient consacrés à la table,
douze mille aux édifices , et douze mille aux autres
besoins des moines ^ La richesse des apparte-
ments, la beauté des habits, la recherche des
mets, frappèrent également Luther. Le marbre,
la soie, le luxe sous toutes ses formes, quel nou-
veau spectacle pour l'humble frère du pauvre
couvent de Wittemberg! Il s'étonna et se tut;
mais le vendredi étant arrivé , quelle surprise î
des viandes abondantes couvraient encore la table
des Bénédictins. Alors il se résolut à parler. —
« L'Eglise, leur dit-il, et le pape défendent de telles
« choses. >-^ Les Bénédictins s'indignèrent de cette
réprimande du grossier Germain. Mais Luther
ayant insisté et les ayant peut-être menacés de
faire connaître leurs désordres, quelques-uns
crurent que le plus simple était de se défaire de
leur hôte importun. Le portier du couvent l'aver-
tit qu'il courait des dangers en restant davantage.
Il se sauva donc de ce monastère épicurien, et
arriva à Bologne, où il tomba dangereusement
malade^. On a voulu voir dans cette maladie les
suites d'un empoisonnement. II est plus simple de
supposer que le changement de vie affecta le
frugal moine de Wittemberg, accoutumé à avoir
pour principale nourriture des harengs et du pain.
Cette maladie ne devait point être à la mort,
1 L. Opp. (W.)XXII, p. i/,68.
2 Matth. Dresser. Hist. Lutheri.
:MALADIE a BOLOGNE. ^4^
mais à la gloire de Dieu. La tristesse, l'accable-
ment qui lui étaient naturels s'emparèrent de lui.
Mourir ainsi, loin de l'Allemagne, sous ce ciel
brûlant, en la terre étrangère, quel sort! Les an-
goisses qu'il avait ressenties à Erfurt se réveillé -
lent avec puissance. Le sentiment de ses péchés
le troubla, la perspective du jugement de Dieu
l'épouvanta. Mais au moment où ces terreurs
avaient atteint le plus haut degré , cette parole de
saint Paul, qui l'avait déjà frappé à Wittemberg :
Le juste vivra par la foi (Rom. I , v. 1 7 ) , se pré-
senta avec force à son esprit, et vint éclairer son
âme comme un rayon du ciel. Restauré, consolé,
il recouvra bientôt la santé, et il se remit en route
pour Rome, s'attendant à y trouver une tout autre
vie que celle des couvents lombards , et impatient
d'effacer par la vue de la sainteté romaine, les tristes
impressions qu'avait laissées dans son esprit son
séjour sur le Pô.
Enfin, après un pénible voyage sous le soleil
brûlant de l'Italie, au commencement de l'été, il
approchait de la ville aux sept montagnes. Son
cœur était ému : ses yeux cherchaient la reine du
monde et de l'Église. Dès qu'il découvrit de loin
la cité éternelle , la ville de saint Pierre et de saint
Paul, la métropole de la cathohcité, il se pros-
terna en terre en s'écriant : « Rome sainte , je te
a salue. »
Luther est dans Rome; le professeur de Wit-
temberg est au milieu des ruines éloquentes de la
Rome des consuls et des empereurs, de la Rome
des confesseurs de Jésus -Christ et des martyrs.
ll\Ç> SOUVKNIIIS DANS ROME.
Là se sont trouvés ce Plaute et ce "Virgile dont il
avait emporté les oeuvres dans son cloître, et tous
ces grands hommes dont l'histoire a si souvent
fait battre son cœur. Il retrouve leurs statues, les
décombres des monuments qui attestent leur
gloire. Mais toute cette gloire, toute cette puis-
sance a passé : il en foule aux pieds la poussière.
Il se rappelle à chaque pas les tristes pressenti-
ments de Scipion, versant des larmes à la vue de
Carthage en ruine , de ses palais brûlés , de ses
murs détruits , et s'écriant : Il en sera de même
de Rome! «Et en effet, dit Luther, la Rome des
u Scipion et des César a été changée en un cada-
« vre. Il y a tant de décombres, que les fonde-
« ments des maisons reposent à cette heure où se
« trouvaient jadis les toits. C'est là, ajoutait-il, en
«jetant un regard mélancolique sur ces ruines,
« c'est là qu'ont été les richesses et les trésors du
<( monde ' . » Tous ces débris contre lesquels ses pas
viennent se heurter disent à Luther, dans les murs
de Rome même, que ce qui est le plus fort aux
yeux des hommes, peut être facilement détruit
par le souffle du Seigneur.
Mais à des cendres profanes se mêlent des cen-
dres saintes : il s'en souvient. Le lieu de sépul-
ture des martyrs n'est pas loin de celui des géné-
raux de Rome et de ses triomphateurs. Rome
chrétienne avec ses douleurs a plus de puissance
sur le cœur du moine saxon que Rome païenne
avec sa gloire. C'est ici qu'arriva cette lettre où
I I.. ()|)|). (U.) XXII, p. 2^74 rt 9.'-577.
SOUVENIRS DAJNS ROME. •ll\'']
Paul écrivait : Le juste est justifié par la foi. Il n'est
pas loin du marché d'Appius et des trois Hôtelle-
ries. Là était cette maison de Narcisse , ici ce pa-
lais de César, où le Seigneur délivra l'apôlre de
la gueule du lion. Oh! combien ces souvenirs for-
tifient le cœur du moine de Wittemberg!
Rome présentait alors un tout autre aspect. Le
belliqueux Jules II occupait le siège pontifical ,
et non Léon X, comme l'ont dit, sans doute par
inattention, quelques liistorieris distingués de l'Al-
lemagne. Luther a souvent raconté un trait de ce
pape. Quand on lui apporta la nouvelle que son
armée venait d'être battue par les Français devant
Ravennes , il était à réciter ses heures : il jeta le
livre contre terre, et dit, en prononçant un hor-
rible jurement: «Eh bien! te voilà devenu Fran-
« çais... Est-ce ainsi que tu protèges ton Eglise?... »
Puis, se tournant du côté du pays aux armes
duquel il pensait à avoir recours : « Saint Suisse !
« priez pour nous \ » L'ignorance, la légèreté et
la dissolution, un esprit profane, le mépris de
tout ce qui est sacré, un commerce honteux des
choses divines , voilà le spectacle qu'offrait cette
malheureuse cité. Cependant le pieux moine de-
meura quelque temps dans ses illusions.
Arrivé vers l'époque de la fête de saint Jean ,
il entend les Romains répéter autour de lui un
proverbe répandu parmi ce peuple : « Bienheu-
« reuse, disait-on, est la mère dont le fils dit une
I Sancte Swizere! ora pro uobis. (L. Opp. (W.) XXII ^
p. i3i4 et r332.)
a^S DÉVOTEOIS. SUPERSTITIEUSE.
« messe la veille de la Saint-Jean ! » « Oh! que je
« voudrais rendre ma mère bienheureuse! » se di-
sait Luther. Le pieux fils de Marguerite chercha
donc à dire une messe ce jour-là; mais il ne le
put , la presse était trop grande '.
Fervent et débonnaire, il parcourait toutes les
églises et les chapelles; il croyait tous les menson-
ges qu'on y débitait; il s'acquittait avec dévotion
des pratiques de sainteté qui y étaient requises ;
heureux de pouvoir faire tant d'œuvres pies dont
ses compatriotes étaient privés. « Oh! combien je
« regrette, se disait à lui-même le pieux Allemand,
« que mon père et ma mère vivent encore ! que
« j'aurais de plaisir à les délivrer du feu du pur-
« gatoire avec mes messes, mes prières, et tant
«d'autres œuvres aussi admirables^!» Il avait
trouvé la lumière; mais les ténèbres étaient loin
d'être entièrement chassées de son entendement.
Son cœur était converti; son esprit n'était point
encore éclairé; il avait la foi et l'amour, mais il
n'avait pas la science. Ce n'était pas peu de chose
que de sortir de cette profonde nuit, qui depuis
tant de siècles couvrait la terre.
Luther dit plusieurs fois la messe à Rome. Il le
fit avec toute l'onction et la dignité qu'une telle
action lui semblait requérir. Mais quelle affliction
saisit le cœur du moine saxon , en voyant le triste
et profane mécanisme des prêtres romains en
célébrant le sacrement de l'autel ! Les prêtres, de
1 L. 0pp. (W.) Dédicace du 117 ps. VF vol. L. g.
2 Ibid.
PROFANATIONS DU CLERGÉ. 2 49
leur côté, riaient de sa simplicité. Un jour qu'il
officiait, il se trouva qu'à Tautel voisin on avait
déjà lu sept messes avant qu'il en eût lu une
seule. « Marche, marche ! lui cria l'un des prêtres,
« renvoie vite à Notre - Dame son fils ; » faisant
ainsi une allusion impie à la transsubstantiation
du pain en corps et en sang de Jésus-Christ. Une
autre fois TjUther n'en était encore qu'à l'évan-
gile, que le prêtre qui était à côté de lui avait
déjà fini sa messe. '< Passa , passa ! lui cria celui-ci ;
« dépêche , dépêche ! aie donc une fois fini ^ ! »
Son étonnement fut plus grand encore , quand
il découvrit dans les dignitaires de la papauté ce
qu'il avait trouvé dans les simples prêtres. Il avait
mieux espéré d'eux.
Il était de bon ton à la cour papale d'attaquer
le christianisme, et l'on ne pouvait passer pour
tm homme comme il faut si l'on n'avait pas sur
les dogmes de l'Église quelque opinion erronée
ou hérétique ^. On avait voulu prouver à Érasme,
par des passages de Pline, qu'il n'y a aucune dif-
férence entre l'âme des hommes et celle des bêtes ^,
et de jeunes courtisans du pape prétendaient que
la foi orthodoxe était le produit des inventions
astucieuses de quelques saints'^.
1 L. Opp. (W.) , XIX von der Winkelraesse. Mathesius, 6.
2 In quel tempo non pareva fosse galantuomo e buon cor-
tegiano celui che de dogmi délia chiesa non aveva qualche
opinion erronea ed heretica. (Carraciola, Vit. msc. Paul. IV,
cité par Ranke.)
3 Burigny, Vie d'Érasme, I, iSg.
4 E medio Romanae curiae, sectam juvenum. . . qui asse-
25o CONVERSATIONS.
La qualité d'envoyé des Augustins d'Allemagne
qu'avait Luther, le fit inviter à plusieurs réunions
d'ecclésiastiques distingués. Un jour, en particu-
lier, il se trouva à table avec divers prélats ; ceux-
ci se montrèrent ingénument à lui dans leurs
mœurs bouffonnes et leurs conversations impies,
et ds ne se génèrent point de faire en sa présence
mille plaisanteries, le croyant sans doute du même
esprit qu'eux. Ils racontèrent entre autres devant
le moine, en riant et en en tirant gloire, comment
à l'autel, lorsqu'ils disaient la messe, au lieu des
paroles sacramentales qui doivent transformer le
pain et le vin en chair et en sang du Sauveur,
ils prononçaient sur le pain et le vin ces mots
dérisoires : Panis es et panis manebis, vinum es
et vinum manebis (pain tu es et pain tu resteras ,
vin tu es et vin tu resteras). Puis, continuaient-
ils, nous élevons l'ostensoir, et tout le peuple
adore. Luther peut à peine en croire ses oreilles.
Son esprit, doué de beaucoup de vivacité et même
de gaieté dans la société de ses amis , avait une
grande gravité quand il s'agissait de choses sain-
tes. Les plaisanteries de Rome le scandalisaient.
«J'étais, dit- il, un jeune moine grave et pieux.
« Dételles paroles m'affligeaient vivement. Si l'on
« parle ainsi à Rome à table, librement et publi-
« quement, pensais-je en moi-même, que serait-ce
(( si les actions répondaient aux paroles, et si tous,
« pape, cardinaux, courtisans, disaient ainsi la
rcbant, nostram fidem orthodoxam potius quibusdam sanc-
lonim astiitiis subsistere. (Paul Canensius, Vita Pauli II.)
DÉSORDKES DA.NS ROME. 2DI
« messe! Et moi qui leur en ai entendu lire dévo-
te teraent un si grand nombre, comme ils m'au-
« raient trompé ' î »
Luther se mêlait souvent aux moines et aux
bourgeois de Rome. Si quelques-uns exaltaient le
pape et les siens, le plus grand nombre donnaient
un libre cours à leurs plaintes et à leurs sarcas-
mes. Que n'avait-on pas à raconter sur le pape
régnant, sur Alexandre VI, et sur tant d'autres!
Un jour ses amis romains lui racontaient comment
César Borgia, s'étant enfui de Rome, fut pris en
Espagne. Comme on allait le juger, il cria miséri-
corde dans sa prison , et demanda im confesseur.
On lui envoya un moine. Il ie tua, se couvrit de
son capuchon, et s'échappa. « J'ai entendu cela à
«Rome; c'est une chose certaine^,» dit Luther.
Un autre jour, [)assant par une grande rue qui
conduisait à l'église de Saint-Pierre, il s'était arrêté
tout étonné devant une statue eu pierre, repré-
sentant un pape sous la figure d'une femme te-
nant un sceptre , revêtu du manteau papal et por-
tant un enfant dans ses bras. C'est une fille de
Mayence, lui dit-on, que les cardinaux choisirent
pour pape et qui accoucha à cette place. Aussi
jamais un pape ne passe dans cette rue. « Je m'é-
« tonne, dit Luther, de ce que les papes laissent
« subsister cette figure ' ! »
1 L. 0pp. (W.), XIX von der Winkelmesse.
2 Das habe Ich zii Rom fur gewiss gehôrt. (L. 0pp. ( W
XXII , p. l322.)
3 Es nimmt mich Wunder dass diePabste soithes Bild k-i-
den konnen. Ibid,,p. i320.
aSa DÉSORDRES DANS KOMJi.
Luther avait cru trouver l'édifice de l'Eglise
entouré de splendeur et de force ; mais ses portes
étaient enfoncées et ses murailles consumées par
le feu. Il voyait les désolations du sanctuaire, et
il reculait d'effroi. Il n'avait rêvé que sainteté, il
ne découvrait que profanation.
Les désordres hors des temples ne le frappaient
pas moins. « La police est à Rome dure et sévère,
« disait-il. Le juge ou capitaine parcourt toutes les
« nuits la ville à cheval avec trois cents serviteurs;
« il arrête quiconque se trouve dans les rues :
« rencontre-t-il un homme armé, il le pend ou le
«jette dans le Tibre. Et cependant, la ville est
« remplie de désordres et de meurtres; tandis que
« là où la Parole de Dieu est purement et droi-
<f tement annoncée, on voit régner l'ordre et la
« paix, sans qu'il y ait besoin de la loi et de ses
« rigueurs ^ — On ne saurait croire que de péchés
« et d'actions infâmes se commettent dans Rome,
« dit-il encore; il faut le voir et l'entendre pour le
« croire. Aussi a-t-on coutume de dire : S'il y a un
« enfer, Rome est bâtie au-dessus ; c'est un abîme
« d'où sortent tous les péchés ^. »
Ce spectacle fit déjà alors une grande impres-
sion sur Tesprit de Luther; elle augmenta plus
tard. « Plus on approche de Rome, plus on trouve
« de mauvais chrétiens, disait-il plusieurs années
« après. On dit communément que celui qui va à
« Rome, y cherche pour la première fois un fri-
1 L. 0pp. (W.), XXII, p. 23:6.
2 Ist irgeiul einc Hœlle, so inuss Rom darauf gebaut seyii.
(Ibid., p. 2^77.)
ÉTLDES BIBLrgUES. 2 53
« pon; que la seconde fois il le trouve: et que la
« troisième fois il l'emporte avec lui au moment
« où il en sort. Mais maintenant on est devenu si
« habile, que l'on fait les trois voyages en un '. »
L'un des génies les plus tristement célèbres, mais
aussi les plus profonds de l'Italie, Machiavel, qui
vivait à Florence quand Luther y passa pour se
rendre à Rome, a fait la même remarque : « Le
(( plus grand symptôme, dit-il, de la ruine pro-
« chaîne du christianisme (par où il entendait le
« catholicisme romain ), c'est que plus les peuples
« se rapprochent de la capitale de la chrétienté,
« moins on trouve en eux d'esprit chrétien. Les
« exemples scandaleux et les crimes de la cour
« de Rome sont cause que l'Italie a perdu tout
« principe de piété et tout sentiment religieux. Nous
« autres Italiens, continue le grand historien, nous
« devons principalement à l'Église et aux prêtres
« d'être devenus des impies et des scélérats ^. »
Luther sentit plus tard tout le prix de ce voyage :
«Quand on me donnerait cent mille florins, di-
« sait-il , je ne voudrais pas ne pas avoir vu
c< Rome ^ ! w
Ce voyage lui fut aussi très-avantageux sous le
rapport de la science. Comme Reuchlin, Luther
sut profiter de son séjour en Italie pour pénétrer
plus avant dans lintelligence de l'Ecriture sainte.
Il y prit des leçons d'hébreu d'un rabbin célèbre,
nommé Elie Lévita. Il acquit en partie à Rome la
1 Adresse à la noblesse chrétienue de la nation allemande.
2 Dissert, sur la prem. déc. de Tite-Live.
3 100,000 Gulden. (L. 0pp. (W.), XXII, p. 2374.)
254 l'escalier de PILATE.
connaissance de cette Parole divine so'us les coups
de laquelle Rome devait tomber.
Mais ce voyage fut surtout à un autre égard
d'une hante importance pour Luther. Non-seule-
ment le voile fut tiré, et le rire sardonique, l'in-
crédulité bouffornie qui se cachaient derrière les
superstitions romaines furent révélés au futur ré-
formateur, mais encore la foi vivante que Dieu
avait mise en lui fut alors puissamment fortifiée.
Nous avons vu comment il s'était livré d'abord
à toutes les vaines pratiques au prix desquelles
l'Eglise avait mis l'expiation des péchés. Un jour
entre autres, voulant gagner une i'ndulgence pro-
mise par le pape à quiconque monterait à genoux
ce qu'on appelle l'escalier de Pilate, le pauvre
moine saxon grimpait humblement ces degrés,
qu'on luidisaitavoirété miraculeusement transpor-
tés de Jérusalem h Rome. jNlais, tandis qu'il s'acquit-
tait de cet acte méritoire , il crut entendre comme
une voix de tonnerre qui lui criait au fond du
cœur, comme à Wittemberg et à Bologne : Le juste
vivra par la foi! Cette parole, qui déjà à deux
reprises l'a frappé comme la voix d'un ange de
Dieu , retentit incessamment et avec puissance
au-dedans de lui. Il se lève épouvanté, sur les
degrés où il traînait son corps ; il a horreur de
lui-même ; il est honteux de voir jusqu'à quel
point la superstition l'a abaissé. Il fuit loin du lieu
de sa folie '.
Ce mot puissant a quelque chose de mystérieux
1 Seckcnil , p. 56.
INFLUrNCE SUR SA FOi ET SUR LA RÉFORME. ^55
dans la vie de Luther. Ce fut une parole créatrice
pour le réformateur et pour la réformation. Ce
fut par elle que Dieu dit alors : Que la lumière
soit! et la lumière fut.
11 faut souvent qu'une vérité soit présentée à
plusieurs reprises à notre esprit pour qu'elle pro-
duise l'effet qu'elle doit avoir. Luther avait beau-
coup étudié l'Epître aux Romains, et cependant
jamais la justification par la foi qui s'y trouve
enseignée n'avait été si claire pour lui. Mainte-
nant il comprend cette justice qui seule subsiste
devant Dieu; maintenant il reçoit pour lui-même
de la main de Christ cette obéissance que Dieu
impute gratuitement au pécheur, dès qu'il porte
humblement ses regards sur l'homme-Dieu cru-
cifié. C'est ici l'époque décisive de la vie intérieure
de Luther. Cette foi , qui Ta sauvé des terreurs de
la mort, devient l'àme de sa théologie, sa forte-
resse dans tous les périls, la puissance de ses pa-
roles, la force de sa charité, le fondement de sa
paix, l'aiguillon de ses travaux, sa consolation
dans la vie et dans la mort.
Mais cette grande doctrine d'un salut qui émane
de Dieu et non de l'homme, ne fut pas seulement
la puissance de Dieu pour sauver l'âme de Luther;
elle devint encore la puissance de Dieu pour ré-
former l'Eglise : arme efficace que manièrent les
apôtres ; arme trop longtemps négligée, mais tirée
enfin, dans son éclat primitif, de l'arsenal du Dieu
fort. Au moment où Luther se releva dans Rome,
tout ému et saisi par cette parole que Paul avait
adressée quinze siècles auparavant aux habitants
a 56 LA. PORTJi DU PARADIS.
t!e cette métropole, la vérité, jusqu'alors triste-
ment captive et liée dans l'Eglise, se releva aussi
pour ne plus retomber.
Il faut ici l'entendre lui-même : « Quoique je
« fusse un moine saint et irréprochable, dit-il, ma
« conscience était cependant pleine de troubles et
« d'angoisses. Je ne pouvais souffrir cette parole :
« Justice de Dieu. Je n'aimais point ce Dieu juste
« et saint qui punit les pécheurs. J'étais rempli
« contre lui d'une secrète colère; je le haïssais de
« ce que, non content de nous épouvanter par la
«loi et par les misères de la vie, nous pauvres
« créatures déjà perdues par le péché originel, il
« augmentait encore notre tourment par l'Évan-
« gile.... Mais lorsque par l'Esprit de Dieu je com-
te pris ces paroles, lorsque j'appris comment la
« justification du pécheur provient de la pure mi-
« séricorde du Seigneur par le moyen de la foi',...
« alors je me sentis renaître comme un nouvel
« homme, et j'entrai à portes ouvertes dans le pa-
« radis même de Dieu^. Je vis aussi dès lors la
« chère et sainte Écriture avec des yeux tout non-
« veaux. Je parcourus toute la Bible, je recueillis
« un grand nombre de passages qui m'apprenaient
« ce qu'était l'œuvre de Dieu. Et comme aupara-
« vaut j'avais haï de tout mon cœur ce mot : « Jus-
v< tice de Dieu, » je commençai dès lors à l'estimer
«et à l'aimer, comme le mot le plus doux et le
1 Qua vos Deus misericors justificat per fidem.... (L. Opp.
lat. in praef.)
a Hic me prorsus renatum esse sensi et apertis portis in
ipsum paradisum intrasse. (Ibid.)
CONFESSION DE LUTHER. iSj
« plus consolant. En vérité, cette parole de Paul
« fut pour moi la vraie porte du paradis. »
Aussi , quand il fut appelé , en des occasions
solennelles, à confesser cette doctrine, Luther
retrouva-t-il toujours son enthousiasme et sa rude
énergie. « Je vois, dit-il dans un moment impor-
c( tant', que le diable attaque sans cesse cet article
«fondamental par le moyen de ses docteurs, et
« qu'il ne peut à cet égard ni cesser ni prendre
«aucun repos. Eh bien! moi, le docteur Martin
«Luther, indigne évangéliste de notre Seigneur
«Jésus-Christ, je confesse cet article, que la foi
v. seule justifie devant Dieu sans les œuvres, et je
« déclare que l'empereur des Romains, l'empereur
« des Turcs, l'empereur des Tartares, l'empereur
«des Perses, le pape, tous les cardinaux, les
«évéques, les prêtres, les moines, les nonnes,
« les rois, les princes, les seigneurs, tout le monde
« et tous les diables, doivent le laisser debout et
« permettre qu'il demeure à jamais. Que s'ils veu-
« lent entreprendre de combattre cette vérité, ils
« attireront sur leur tête les feux de l'enfer. C'est
« là le véritable et saint Evangile , et ma déclara-
« tion, à moi docteur Luther, selon les lumières
« du Saint-Esprit. . . Il n'y a personne, continue-
« t-il, qui soit mort pour nos péchés, si ce n'est
« Jésus-Christ le Fils de Dieu. Je le dis encore une
« fois, dussent le monde et tous les diables s'en-
« tre-déchirer et crever de fureur, cela n'en est
« pas moins véritable. Et si c'est lui seul qui ôte
1 Glose surrédit impérial, i5!îi. (L. Opp. (L.) tom. XX.)
L 17
^58 RETOUR.
«f les péchés, ce ne peut être nous avec nos œuvres.
« Mais les bonnes œuvres suivent la rédemption ,
« comme les fruits paraissent sur l'arbre. C'est là
« notre doctrine , c'est celle que le Saint-Esprit
« enseigne avec toute la sainte chrétienté. Nous la
« gardons au nom de Dieu. Amen, »
C'est ainsi que Luther trouva ce qui avait man-
qué, au moins jusqu'à un certain degré, aux doc-
teurs et aux réformateurs , même les plus illustres.
Ce fut dans Rome que Dieu lui donna cette vue
claire de la doctrine fondamentale du christia-
nisme. Il était venu chercher dans la ville des
pontifes la solution de quelques difficultés concer-
nant un ordre monastique; il en remporta dans
son cœur le salut de l'Église.
VII.
Luther quitta Rome et revint à Wittemberg, le
coelir rempli de tristesse et d'indignation. Détour-
nant ses regards avec dégoût de la ville pontifi-
cale , il les portait avec espérance sur les saintes
Ecritures, et sur cette vie nouvelle que la Parole
de Dieu semblait alors promettre au monde. Cette
Parole grandit dans son cœur de tout ce qu'y
perdit l'Eglise. Il se détacha de l'une pour se
tourner vers l'autre. Toute la réformation fut
dans ce mouvement-là. Elle mit Dieu où était le
prêtre.
Staupitz et l'Électeur ne perdaient pas de vue
le moine qu'ils avaient ap[)elé à l'université de
Wittemberg. 11 semble que le vicaire général eut
LE DOCTORAT. l5c)
un pressentiment de l'œuvre qu'il y avait à faire
dans le monde, et que , la trouvant trop forte pour
lui , il voulut y pousser Luther. Rien de plus re-
marquable et peut-être de plus mystérieux que
ce personnage, qui se trouve partout pour préci-
piter le moine dans le chemin où Dieu l'appelle,
et puis qui va lui-même finir tristement ses jours
dans un couvent. La prédication du jeune profes-
seur avait fait impression sur le prince; il avait
admiré la force de son esprit , le nerf de son élo-
quence et l'excellence des choses qu'il exposait^
L'Électeur et son ami, voulant avancer un homme
qui donnait de si grandes espérances, résolurent
de lui faire prendre le grade élevé de docteur en
théologie. Staupitz se rendit au couvent. Il con-
duisit Luther dans le jardin du cloître, et là, seul
avec lui sous un arbre, que Luther aimait plus
tard à montrer à ses disciples^, le vénérable père
lui dit : « 11 faut maintenant, mon ami, que vous
« deveniez docteur de la sainte Ecriture. » Luther
recula à cette pensée. Cet honneur éminent l'ef-
frayait : « Cherchez-en un plus digne, répondit-il.
« Pour moi , je ne puis y consentir. » Le vicaire
général insista : « Le Seigneur Dieu a beaucoup à
«faire dans l'Eglise; il a besoin maintenant de
«jeunes et vigoureux docteurs. » Cette parole fut
peut-être dite en badinant, ajoute Mélanchton;
1 Vim ingenii, nervos orationis, ac reriim bonitatem expo-
sitarum in concionibus admiratus fiierat. (Melancht. Vita
Luth.)
2 Unter einem Baum , den er mir iind andern gezeigt.
(Math. 6.)
'7-
260 T.E DOCTORAT.
cependant l'événement y répondit; car d'ordinaire
beaucoup de présages précèdent les grandes révo-
lutions ^ 11 n'est pas nécessaire de supposer que
Mélanchton parle ici de prophéties miraculeuses.
Le siècle le plus incrédule, celui qui nous a pré-
cédés, a vu se vérifier cette sentence. Que de pré-
sages annoncèrent, sans qu'il y eût miracle, la ré-
volution qui le termina !
«Mais je suis faible et maladif, reprit Luther;
« je n'ai pas longtemps à vivre. Cherchez un homme
« fort, w — «Le Seigneur, répondit le vicaire gé-
<< néral, a affaire dans le ciel comme sur la terre;
« mort ou vivant, Dieu a besoin de vous dans son
« conseil ^. »
«11 n'y a que le Saint-Esprit qui puisse créer
« un docteur en théologie ^, » s'écria alors le moine
toujours plus épouvanté. — « Faites ce que de-
« mande votre couvent, dit Staupitz, et ce que
« moi-même, votre vicaire général, je vous com-
« mande; car vous avez promis de nous obéir.»
— « Mais ma pauvreté ? reprit le frère : je n'ai
« rien pour payer les dépenses qu'une telle pro-
« motion entraîne. » — « Ne vous en inquiétez pas,
« lui dit son ami : le prince vous fait la grâce de
« se charger lui-même de tous les frais. » Pressé de
toutes parts, Luther crut devoir se rendre.
C'était vers la fin de l'été de l'an i5i2. Luther
1 Milita prgecediint mutationes praesagia. (VitaLuth.)
a Ihr lebet nun oder sterbet, so darff eiich Gott in seinem
Kathe. (Mathes. 6.)
3 Nemiiiem nisi Spiritum Sanctum creare posse doctorcm
tljcologiae. (Weismanni Hist. Eccl. I, p. i4o4.)
r.ARLSTADT.
26r
partit pour Leipzig, afin de recevoir des trésoriers
de l'Electeur l'argent nécessaire à sa promotion.
Mais, selon les usages des cours, l'argent n'arrivait
pas. Le frère impatienté voulait partir; l'obéissance
monacale le retint. Enfin, le 4 octobre, il reçut
de Pfeffinger et île Jean Doltzig cinquante florins.
Il leur en donna quittance. Il ne prend dans ce
reçu d'autre qualité que celle de moine. « Moi
«Martin, dit-il, frère de l'ordre des Ermites'.»
Luther se hâta de retourner à Wittemberg.
André Bodenstein, de la ville de Carlstadt. était
alors doyen de la faculté de théologie, et c'est sous
le nom de Carlstadt que ce docteur est surtout
connu. On l'appelait aussi TA, B, C. Ce fut Mélanch-
ton qui le désigna d'abord ainsi, à cause des trois
initiales de son nom. Bodenstein acquit dans sa
patrie les premiers éléments des lettres. Il était d'un
caractère grave, sombre, peut-être enclin à la ja-
lousie, et d'un esprit inquiet, mais plein du désir
d'apprendre et doué d'une grande capacité. Il par-
courut diverses universités pour augmenter ses
connaissances, et il étudia la théologie à Rome
même. Revenu d'Italie en Allemagne, il s'établit à
Wittemberg et y devint docteur en théologie. « A
« cette époque, dit-il lui-même plus tard, je n'avais
(c pas encore lu la sainte Écriture ^. » Ce trait donne
une idée très-juste de ce qu'était la théologie d'a-
lors. Carlstadt, outre ses fonctions de professeur,
était chanoine et archidiacre. Voilà l'homme qui
1 L. Epp. I, p. II.
a ■\Veismann , Hist. Eccl. ._ p. 1416.
a02 SERMENT DE LUTHER.
devait plus tard diviser la réformation. Il ne voyait
alors dans Luther qu'un inférieur; mais l'Augustin
devint bientôt pour lui un objet de jalousie. « Je
« ne veux pas être moins grand que Luther ', » di-
sait-il un jour. Bien éloigné alors de prévoir la
grandeur à laquelle était destiné le jeune profes-
seur , Carlstadt conféra à son futur rival la pre-
mière dignité universitaire.
Le 1 8 octobre i5i2, Luther fut reçu licencié en
théologie, et prêta ce serment : «Je jure de défen-
« dre la vérité évangélique de tout mon pouvoir ^. »
Le jour suivant, Bodenstein lui remit solennelle-
ment, en présence d'une nombreuse assemblée,
les insignes de docteur en théologie. Il fut fait
docteur biblique, et non docteur des sentences,
et fut appelé ainsi à se consacrer à l'étude de la
Bible et non à celle des traditions humaines ^^. 11
prêta alors serment, comme il le rapporte lui-
même *^, à sa bien-aimée et sainte Ecriture. Il pro-
mit de la prêcher fidèlement , de l'enseigner pure-
ment, de l'étudier toute sa vie, et de la défendre
par ses disputes et par ses écrits contre tous les
faux docteurs, autant que Dieu lui serait en aide.
Ce serment solennel fut pour Luther sa voca-
tion de réformateur. En imposant à sa conscience
la sainte obligation de rechercher librement et
d'annoncer courageusement la vérité chrétienne,
ce serment éleva le nouveau docteur au-dessus des
1 Wcismann, Hisf. Eccl., p. i4i6.
a Juro me veritatera evan^elicam viriliter defensurum.
'i Dottor biblicus, et non pas sententiarnia. (Mélanclilon.)
4 L.O|)|> (W.) XVI, p. îoGi. — Mathesius, j). 7.
PRINCIPE DE LA REFOR3IJ-:.
k63
étroites limites où son vœu mojiasliqiie l'eût peut-
èlre coiitiné. Appelé par l'université, par son sou-
verain , au nom de la majesté impériale et du siège
de Rome lui-même, engagé devant Dieu par le
serment le plus sacré, il fut dès lors le héraut in-
trépide de la Parole de vie. Dans ce jour mémora-
ble, Luther fut armé chevalier de la Bible.
Aussi ce serment prêté à la sainte Écriture peut-
il être regardé comme l'une des causes du renou-
vellement de l'Eglise. L'autorité seule infaillible
de la Parole de Dieu, tel fut le premier et fonda-
mental principe de la réformation. Toute réfor-
mation de détail opérée plus tard dans la doctrine,
dans les mœurs, dans le gouvernement de l'Eglise
et dans le culte, ne fut qu'une conséquence de ce
premier principe. On peut à peine s'imaginer main-
tenant la sensation que dut produire cette vérité
élémentaire si simple, mais méconnue pendant
tant de siècles. Quelques hommes, d'une vue plus
vaste que le vulgaire, en prévirent seuls les im-
menses conséquences. Bientôt les voix courageuses
de tous les réformateurs proclamèrent ce principe
puissant, au retentissement duquel Rome s'écrou-
lera : « Les chrétiens ne reçoivent d'autres doc-
trines que celles qui reposent sur les paroles
expresses de Jésus-Christ, des apôtres et des pro-
phètes. Nul homme, nulle assemblée de docteurs,
n'ont le droit d'en prescrire de nouvelles. »
La situation de Luther était changée. L'appel
qu'il avait reçu devint pour le réformateur comnie
l'une de ces vocations extraordinaires que le Sei-
gneur adressa aux prophètes sous l'ancienne
204 COURA.GE DE LUTHER.
alliance, et aux apôtres sons la nouvelle. L'enga-
gement solennel qu'il prit fit une si profonde im-
pression sur son âme, que le souvenir de ce ser-
ment suffit, dans la suite, pour le consoler au
milieu des plus grands dangers et des plus rudes
combats. Et lorsqu'il vit toute l'Europe agitée et
ébranlée par la parole qu'il avait annoncée ; lors-
que les accusations de Rome, les reproches de
plusieurs hommes pieux, les doutes et les craintes
de son propre cœur, si facilement agité, semblaient
pouvoir le faire hésiter, craindre et tomber dans
le désespoir, il se rappela le serment qu'il avait
})rété, et demeura ferme, tranquille et rempli de
joie. «Je me suis avancé au nom du Seigneur,
« dit-il en une circonstance critique, et je me suis
« remis entre ses mains. Que sa volonté s'accom-
<t plisse ! Qui lui a demandé de me créer docteur?...
« Si c'est lui qui m'a créé, qu'il me soutienne! ou
« bien, s'il se repent de l'avoir fait, qu'il me des-
«titue!.... Cette tribulation ne m'épouvante donc
« point. Je ne cherche qu'une chose, c'est de me
« maintenir le Seigneur favorable dans tout ce
« qu'il m'appelle à faire avec lui. » Une autre fois
il disait : « Celui qui entreprend quelque chose
« sans vocation divine, cherche sa propre gloire.
« Mais moi, le docteur Martin Luther, j'ai été con-
c( traint à devenir docteur. Le papisme a voulu
(c m'arréter dans l'acquit de ma charge; mais vous
a voyez ce qui lui est arrivé, et il lui arrivera bien
« pis encore : ils ne pourront se défendre contre
« moi. Je veux, au nom de Dieu, marcher sur les
« lions, et fouler aux pieds les dragons et les vi-
PREMIERES VUES DE REFORMATIOW. 203
« pères. Cela se commencera pendant ma vie et
« se finira après ma mort'. »
Depuis l'heure de son serment, Luther ne cher-
cha plus la vérité seulement pour lui-même : il la
chercha pour l'Eglise. Encore tout plein des sou-
venirs de Rome, il entrevit confusément devant
lui une carrière, dans laquelle il se promit de
marcher avec toute l'énergie de son âme. La vie
spirituelle, qui jusqu'alors s'était manifestée au
dedans de lui , s'étendit au dehors. Ce fut la troi-
sième époque de son développement. L'entrée
dans le couvent avait tourné vers Dieu ses pen-
sées ; la connaissance de la rémission des péchés
et de la justice de la foi avait affranchi son âme;
le serment de docteur lui donna ce baptême de
feu par lequel il devint réformateur de l'Eglise.
Ses idées se portèrent bientôt d'une manière
générale sur la réformation. Dans un discours
qu'il avait écrit, à ce qu'il semble , pour être pro-
noncé par le prévôt de Lietzkau, au concile de
Latran, il affirmait que la corruption du monde
provenait de ce que les prêtres, au lieu de prêcher
la pure parole de Dieu, enseignaient tant de fa-
bles et de traditions. La Parole de la vie, selon
lui , avait seule la puissance d'accomplir la régé-
nération spirituelle de l'homme. Ainsi déjà alors,
c'était du rétablissement de la saine doctrine, et
non d'une simple réforme des mœurs, qu'il faisait
dépendre le salut du monde. Luther n'était pas en-
tièrement d'accord avec lui-même; il entretenait
encore des opinions contradictoires : mais un es-
1 L. Opp. (W.) XXI, 'io6i.
a66 LES SCOLASTIQUES.
prit puissant se faisait jour clans tous ses écrits; il
brisait courageusement les liens dont les systèmes
lies écoles enchaînaient les pensées des hommes;
il dépassait partout toutes les limites que les siècles
passés avaient profondément creusées, et se frayait
des sentiers nouveaux. Dieu était en lui.
Les premiers adversaires qu'il attaqua furent
ces fameux scolastiques qu'il avait lui-même tant
étudiés et qui régnaient alors en souverains dans
toutes les académies. Il les accusa de pélagianisme
et, s'élevant avec force contre Aristote, le père de
l'école, et contre Thomas d'Aquin, il entreprit de
les jeter l'un et l'autre à bas du trône d'où ils com-
mandaient, l'un à la philosophie et l'autre à la
théologie '.
a Aristote , Porphyre , les théologiens aux sen-
te tences (les scolastiques), écrivait-il à Lange, sont
a les études perdues de notre siècle. Je ne désire
« rien plus ardemment que de dévoiler à plusieurs
« cet histrion qui s'est joué de l'Eglise en se con-
te vrant d'un masque grec, et de montrer à tous
« son ignominie ^. » Dans toutes les disputes pu-
bliques on l'entendait répéter : « Les écrits des
w apôtres et des prophètes sont plus certains et plus
« sublimes que tous les sophismes et toute la théo-
(t logie de l'école, w De telles paroles étaient nou-
velles; mais peu à peu on s'y habituait. Environ
un an après, il put écrire avec triomphe : « Dieu
e( opère. Notre théologie et saint Augustin avan-
I Aristoteleni in philosophiris, sanctum Thoniam in theo-
logicis, evertendos susccperat. (Pallavicini, I, 16.)
a Perdita studia nostii s«ciili. Epp. I, i5. (8 févr. i5i6 )
SPALATIJS. 267
« cent admirablement et régnent dans noire uni-
« versité. Aristote décline ; il est déjà penché vers
a sa ruine j3rochaine et éternelle. Les leçons sur les
a sentences donnent un admirable ennui. Nul ne
« peut espérer d'avoir des auditeurs, s'il ne pro-
a fesse pas la théologie biblique'.» Heureuse l'u-
niversité dont ou peut rendre un tel témoignage!
En même temps que Luther attaquait Aristote,
il prenait le parti d'Érasme et de R.euchlin contre
leurs ermemis. Il entra en relation avec ces grands
hommes et avec d'autres savants, tels que Pirck-
heimer, Mutian, Hûtten , qui appartenaient plus
ou moins au même parti. Il forma aussi à cette
époque une autre amitié qui fut d'une haute im-
portance pour toute sa vie.
Un homme remarquable par sa sagesse et sa
candeur se trouvait alors à la cour de l'Electeur :
c'était George Spalatin. INé à Spalalus ou Spalt ,
dans l'évéché d'Eichstadt, il avait d'abord été curé
du village de Hohenkirch , près des foi éts de la
Thuringe. 11 fut ensuite choisi par Frédéric le
Sage pour être son secrétaire, son chapelain et
le précepteur de son neveu, Jean-Frédéric, qui
devait un jour porter la couronne électorale. Spa-
latin était un homme simple au milieu de la
cour; il paraissait craintif en présence des grands
événements, circonspect et prudent, comme sou
maître^, en face de l'ardent Luther, avec qui il
était dans une correspondance journaiieie. Comme
1 Ep. I, 57. (du 18 niai i5i7.)
2 Secundum yenium heri siii. (Weistnann, Hist. Eccl. , I,
iGS SPAL/VTFN.
Staupitz, ii était fait plutôt pour des temps pai-
sibles. De tels hommes sont nécessaires : ils sont
comme ces matières délicates dont en enveloppe
les bijoux et les cristaux pour les garantir des se-
cousses du voyage. Elles semblent inutiles; ce-
pendant sans elles tous ces joyaux précieux eus-
sent été brisés et perdus. Spalatin n'était pas un
homme propre à faire de grandes choses; mais il
s'acquittait fidèlement et sans bruit delà tâche qui
lui était donnée ^ Il fut d'abord un des princi-
paux aides de son maître pour recueillir ces reli-
ques de saints dont Frédéric fut longtemps grand
amateur. Mais peu à peu il se tourna avec le prince
vers la vérité. La foi, qui reparaissait alors dans
l'Église, ne le saisit pas vivement comme Luther:
il fut conduit par des voies plus lentes. Il devint
l'ami de Luther à la cour, le ministre par lequel
passaient toutes les affaires entre le réformateur
et les princes, le médiateur entre l'Eglise et l'État.
L'Électeur honorait Spalatin d'une grande inti-
mité; en voyage ils étaient toujours dans la même
voiture*. Du reste, l'air de la cour étouffait sou-
vent le bon chapelain; il lui prenait de profondes
tristesses; il eût voulu laisser tous ces honneurs
et redevenir simple pasteur dans les bois de la
rhuringe. Mais Luther le consolait et l'exhortait
à demeurer ferme à son poste. Spalatin s'acquit
l'estime générale. Les princes et les savants de son
1 Fideliter et sine strepitu fungens. (Weismann, Hist. Eccl.,
I, p. i4'M)
■1 Qui ciim principe in vheda sive leclieo solitus est ferrie
(Corpus Refonnaloriiin , I, 3'3.)
AFFAIRE UF. REUCHLIW. 269
temps lui témoignaient les plus sincères égards.
Esasme disait : «J'inscris le nom deSpalalin, iion-
« seulement entre ceux de mes principaux amis,
« mais encore entre ceux de mes protecteurs les
« plus vénérés, et cela, non sur du papier, mais
« dans mon propre cœur^ »
L'affaire de Reuchlin et des moines faisait alors
grand bruit en Allemagne. Les hommes les plus
pieux étaient souvent indécis sur le parti qu'ils
devaient embrasser; car les moines voulaient dé-
truire des livres judaïques où se trouvaient des
blasphèmes contre le Christ. L'Electeur chargea
son chapelain de consulter à cet égard le docteur
de Wittemberg, dont la réputation était déjà
grande. Voici la réponse de Luther; c'est la pre-
mière lettre qu'il adressa au prédicateur de la cour;
«Que dirai-je? Ces moines prétendent chasser
«Beelzébub, mais ce n'est pas par le doigt de
« Dieu. Je ne cesse de m'en plaindre et d'en gémir.
« Nous autres chrétiens, nous commençons à être
« sages au dehors, et chez nous nous sommes hors
« de sens ^. 11 y a sur toutes les places de Jérusalem
« des blasphèmes cent fois pires que ceux des
«Juifs, et tout y est rempli d'idoles spirituelles.
« Nous devrions, pleins d'un beau zèle, enlever
« et détruire ces ennemis intérieurs. Mais nous
« laissons ce qui nous presse, et le diable lui-même
« nous persuade d'abandonner ce qui est à nous,
« en même temps qu'il nous empêche de corriger
« ce qui est aux autres. »
1 Melch. Ad. Vita Spalat , p. loo.
2 Foris sapere et domi desipcre. (L. Epp. I, p. 8.)
270 L\ For.
VIII.
Luther ne se perdit point clans cette querelle.
La foi vivante en Christ, voilà ce qui remplissait
surtout son cœur et sa vie. «Dans mon cœur,
« disait-i!, règne senle, et doit aussi seule régner,
« la foi en mon Seigneur Jésus- Christ, qui est
«seul le commencement, le milieu et la fin de
« toutes les pensées qui occupent mon esprit, nuit
« et jour ^ yi
Tous ses auditeurs l'entendaient avec admira-
tion parler de cette foi en Jésus-Christ, soit dans
sa chaire de professeur, soit dans le temple. Ses
enseignements répandaient la lumière. On s'éton-
nait de n'avoir pas reconnu plus tôt des vérités
qui paraissaient si évidentes dans sa bouche. « Le
« désir de se justifier soi-même est la source de
« toutes les aîigoisses du cœur, disait-il. Mais ce-
« lui qui reçoit Jésus-Christ comme sauveur a la
« paix; et non-seulement la paix, mais la pureté du
« cœur. Toute sanctification du cœur est un fruit
« de la foi. Car la foi est en nous une œuvre di-
« vine, qui nous change et nous donne une iiais-
« sance nouvelle émanant de Dieu même. Elle tue
«Adam en nous; et par le Saint-Esprit qu'elle
« nous communique, elle nous donne un nouveau
« cœur et nous rend des hommes nouveaux. Ce
« n'est pas par des spéculations creuses, s'écriait-
« il encore , mais c'est par cette voie pratique, que
I Praef. ad fiai.
I)l.CI.A.iVIATIONS POPULAIRES. I'] \
« l'on peut obtenir une connaissance salutaire de
« Jésus-Christ \ »
Ce fut alors que Luther prêcha sur les dix com-
mandements des discours qui nous ont été con-
servés sous le titre de Déclamations popitJaires.
Sans doute, il s'y trouve encore des erreurs. Lu-
ther ne s'éclairait lui-même que peu à peu. Le
sentier des justes est comme la lumière resplen-
(lissante, qui augmente son éclat jus cjù à ce que
le jour soit en sa perfection. Mais, que de vérité
dans ces discours, que de simplicité, que d'élo-
quence ! Que l'on comprend bien l'effet que le
nouveau prédicateur devait produire sur son au-
ditoire et sur son siècle ! Nous ne citerons qu'un
passage, pris au commencement.
Luther monte dans la chaire de Wittemberg
et lit ces paroles : « Tu n auras point d'autres
rZ/gf/o;, » Puis, s'ad ressaut au peuple qui remplit
le sanctuaire, il dit : « Tous les fils d'Adam sont
« idolâtres et coupables contre ce premier com-
« mandement^. »
Sans doute cette assertion étrange surprend les
auditeurs. Il s'agit de la justifier; l'orateur pour-
suit : « Il y a deux genres d'idolâtrie, l'une du de-
« hors, l'autre du dedans.
u Celle du dehors, où l'homme adore le bois,
« la pierre, les bêtes, les étoiles.
1 Non per speculationem , sed per hanc viani practicam.
a Oranes filii Adae sunt idololatrse. (Decem praecepta Wit-
tembergensi populo praedicata per R. P. D. Martinum Lnthe-
rum Aug. anno i5i6.) Ces discours riuent prononcés en alle-
mand : nous citons l'édition latine, I, p. i.
I"]"! DÉCLAMA.TIONS POPULAIRES.
«Celle du dedans, où l'homme, craignant le
« châtiment , ou cherchant ses aises , ne rend pas
« de culte à la créature, mais l'aime intérieurement
« et se confie en elle. . .
« Quelle religion est celle-ci ! Vous ne fléchissez
« pas le genou devant les richesses et les honneurs,
<f mais vous leur offrez votre 'cœur, la partie la
« plus noble de vous-mêmes. . . Ah! vous adorez
« Dieu du corps, et de l'esprit la créature.
« Cette idolâtrie règne en tout homme, jusqu'à
« ce qu'il en soit guéri gratuitement parla foi qui
« est en Jésus-Christ.
« Et comment cette guérison s'accomplit-elle?
« Le voici. La foi en Christ vous ôle toute con-
(f fiance en votre sagesse, en votre justice, en
« votre force; elle vous apprend que si Christ ne
« fût mort pour vous et ne vous eût ainsi sauvés,
« ni vous ni aucune créature n'eussiez pu le faire'.
« Alors, vous apprenez à mépriser toutes ces cho-
ff ses, qui vous demeuraient inutiles.
«Il ne vous reste plus que Jésus, Jésus seul,
« Jésus suffisant pleinement à votre âme. N'espé-
« rant plus rien de toutes les créatures, vous n'a-
« vez plus que Christ, duquel vous espérez tout, et
« que vous aimez par-dessus tout.
«Or, Jésus est le seul, Tunique, le véritable
« Dieu. Quand vous l'avez pour Dieu, vous n'avez
« plus d'autres dieux 2. »
1 Nisi ipse pro te morluus cssct, teqiie servaret, nec tu ,
nec omnis creatura tibi posset prodesse. (Ibid.)
2 At Jestis est veriis, uniis, solus Deus, quem cùm habes,
non linhes alienuni (lenm. (Ibid.)
ENSEIGNEMEAT ACADÉMIQUE. 27!^
C'est ainsi que Luther montre comment l'âme
est ramenée à Dieu, son souverain bien, par l'É-
vangile, suivant celte parole de Christ: Je suis le
chemin: nul ne vient auPère que par moi. L'homme
qui parle ainsi à son siècle ne veut pas seulement
renverser quelques abus; il veut avant tout éta-
blir la religion véritable. Son œuvre n'est pas seu-
lement négative, elle est premièrement positive.
Luther tourne ensuite son discours contre les
superstitions qui remplissaient alors la chrétienté,
les signes et les caractères mystérieux, les obser-
vations de certains jours et de certains mois, les
démons familiers, les fantômes, l'influence des
astres, les maléfices, les métamorphoses, les in-
cubes et les succubes, le patronage des saints, etc. ,
etc., etc.; il attaque l'une après l'autre ces idoles
et jette bas vigoureusement ces faux dieux.
INIais c'était surtout à l'académie, devant une
jeunesse éclairée et avide de vérité, que Luther
exposait tous les trésors de la parole de Dieu.
t< Il expliquait de telle manière les Écritures, dit
« son illustre ami Mélanchlon , que, d'après le
a jugement de tous les hommes pieux et éclairés,
« c'était comme si un jour nouveau se fût levé
« sur la doctrine, après une longue et profonde
« nuit. Il montrait la différence qui existe entre
« la Loi et l'Évangile. Il réfutait cette erreur,
u dominante alors dans les églises et dans les
« écoles, que les hommes méritent parleurs pro-
« près œuvres la rémission des péchés, et sont
« rendus justes devant Dieu par une discipline du
« dehors. Il ramenait ainsi les cœurs des hommes
L 18
'2 74 PURETÉ MORALE DE LUTHER.
« au Fils de Dieu '. Comme Jean-Baptiste, il mon-
« trait l'Agneau de Dieu qui a porté les péchés
« du monde; il faisait comprendre que les péchés
« sont pardonnes gratuitement à cause du Fils
« de Dieu, et que l'homme reçoit ce bienfait par
« la foi. 11 ne changeait rien dans le^cérémonies.
« La discipline établie n'avait pas, au contraire,
« dans son ordre, un observateur et un défenseur
« plus fidèle. Mais il s'efforçait de plus en plus
« de faire comprendre à tous, ces grandes et
« essentielles doctrines de la conversion, de la
<t rémission des péchés, de la foi, et des vraies
« consolations qui se trouvent dans la croix. Les
a âmes pieuses étaient saisies et pénétrées de la
« douceur de cette doctrine; les savants la rece-
cc vaient avec joie '*. On eût dit que Christ, les
« apôtres et les prophètes sortaient des ténèbres et
« d'un cachot impur ^. »
La fermeté avec laquelle Luther s'appuyait sur
l'Écriture donnait à son enseignement une grande
autorité. Mais d'autres circonstances ajoutaient
encore à sa force. Chez lui la vie répondait aux
paroles. On savait que ce n'était pas sur ses lèvres
que prenaient naissance ses discours ^. Ils prove-
naient du cœur, et étaient mis en pratique dans
1 Revocavit igitur Lutherus hominum mentes ad Filium
Dei. (Melancht. Vit. Luth.)
2 Hujus doctrinae dulcedine pii omnes valde capiebantur,
et eriiditis gratum orat. (Ibid.)
3 Quasi ex tcnebris, carcere , squalore educi Christum,
prophetas, apostolos. (Ibid.)
4 Oratio non in labris nasci , sed in pectore. (Ibid.)
THÉOLOGIE ALLEMANDE OU MYSTICISME. 2^5
toutes ses œuvres. Et quand plus tard la réforma-
tion éclata, beaucoup d'hommes influents, qui
voyaient avec une grande douleur les déchire-
ments de l'Eglise, gagnés à l'avance parla sainteté
des mœurs du réformateur et la beauté de son
génie, non-seulement ne s'opposèrent point à lui,
mais encore embrassèrent la doctrine à laquelle
ses œuvres rendaient témoignage '. Plus on aimait
les vertus chrétiennes, plus on penchait pour le
réformateur. Tous les théologiens honnêtes étaient
en sa faveur *. Voilà ce que disent ceux qui le
connurent, et en particulier l'homme le plus sage
de son siècle, Mélanchton, et l'illustre adversaire
de Luther, Erasme. L'envie et les préjugés ont
osé parler de ses débauches. Wittemberg était
changé par cette prédication de la foi. Cette ville
était devenue le foyer d'une lumière qui devait
éclairer bientôt l'Allemagne et se répandre sur
toute l'Eglise.
Ce fut en 1 5 1 6 que Luther publia un écrit d'un
théologien mystique anonyme (probablement
Ebland , prêtre à Francfort), intitulé « Théologie
al/ema/ide,» oùVanteur montre comment l'homme
peut parvenir à la perfection par les trois voies
de la purification , de l'illumination et de la com-
munion. Luther ne se jeta jamais dans la théologie
mystique, mais il en reçut une impression salu-
taire. Elle le fortifia dans le dégoût que lui
1 Eiqiie propter auctoritatem, quam sanctitate morurn an-
teà pepererat , adsenserunt. (Melaucht. Vita Luth.)
2 Piito et hodiè theologos omnes probos favere Luthero.
(Erasmi Epp. I, 652.)
j8.
an6 THÉOLOGIE ALT-EMA^DE OU MYSTICISM.
inspirait une aride scolastiqiie, dans son mépris
pour les œuvres et les pratiques tant prônées par
l'Église, dans la conviction où il était de l'impuis-
sance spirituelle de l'homme et de la nécessité de
la grâce , et dans son attachement à la Bible. « Je
« préfère anx scolastiques , écrivait-il à Stanpitz,
a les mystiques et la Bible ' , » plaçant ainsi ces
derniers docteurs à côté des écrivains sacrés.
Peut-être aussi la T/ieo/o<jie allemande l'aida-t-elle
à se former une idée plus saine des sacrements
et surtout de la messe; car Fauteur insiste sur
ce que l'eucharistie donne Christ à l'homme,
mais n'offre pas Christ à Dien. Luther accom-
pagna cette publication d'une préface dafis la-
quelle il déclarait qu'après la Bible et saint
Augustin , il n'avait jamais rencontré de livres
dont il eût plus appris sur Dieu, Christ, l'homme
et toutes choses. Déjà plusieurs docteurs parlaient
mal des professeurs de Wittemberg et les accu-
saient d'innovation, k On dirait, continue Luther,
« qu'il n'y a jamais eu auparavant des hommes
« qui aient enseigné comme nous. Oui, vraiment,
« il y en a eu. Mais la colère de Dieu , que nos
« péchés ont méritée, a empêché que nous les
« vissions et que nous les entendissions. Pendant
« longtemps les universités ont relégué dans un
« coin la Parole de Dieu. Que l'on lise ce livre,
« et que l'on me dise si notre théologie est nou-
« velle, car ce livre n'est pas nouveau \ »
1 Illis prîefero mysficos et Bihiia. (L. Epp. I, 107.)
a Die Deutsche Théologie, Strashouriî, iSrg; praef.
LE M01M-: spi:ni.i-i5'. 277
Mais si Luther prit dans la théologie mystique
ce qu'il pouvait y avoir de bon, il n'y prit pas ce
qu'elle a de mauvais. La grande erreur du mysti-
cisme est de méconnaître le salut gratuit. Nous
allons avoir un exemple remarquable de la pureté
de sa foi.
Luther, doué d'un cœur affectueux et tendre,
désirait voir ceux qu'il aimait , en possession de
cette lumière qui l'avait guidé aux sentiers de la
paix. Il profitait de toutes les occasions qu'il
avait comme professeur, comme prédicateur,
comme moine, ainsi que de sa correspondance
étendue, pour communiquer à d'autres son trésor.
Un de ses anciens frères du couvent d'Erfurt, le
moine George Spenlein, se trouvait alors dans le
couvent de Memmingen, après avoir peut-être
passé quelque tempsà Wittemberg. Spenlein avait
chargé le docteur de vendre divers objets qu'il lui
avait laissés, une tunique d'étoffe de Bruxelles ,
un ouvrage d'un docteur d'Isenac, et un capu-
chon. Luther s'acquitta soigneusement de cette
commission. Il a eu, dit-il à Spenlein dans une
lettre du 7 avril i5i6, un florin pour la tunique,
un demi-florin pour le livre, un florin pour le
capuchon, et il a remis le tout au père vicaire, à
qui Spenlein devait trois florins. Mais Luther passe
promptement de ce compte de dépouilles mona-
cales à un sujet plus important.
« Je voudrais bien , dit-il au frère George , sa-
« voir ce que devient ton âme. N'est-elle pas
« fatiguée de sa propre justice? ne respire-î-elle
« pas enfin, et ne se confie-t-elle pas dans la jus:-
2^8 JUSTIFICATION PAR LA FOI.
« tice de Christ? De nos jours, l'orgueil en séduit
« plusieurs, et surtout ceux qui s'appliquent de
« toutes leurs forces à être justes. Ne comprenant
« pas la justice de Dieu qui nous est donnée grâ-
ce tuitement en Jésus-Christ, ils veulent subsister
« devant lui avec leurs mérites. Mais cela ne se
« peut. Quand tu vivais avec nous, tu étais dans
« cette erreur, et j'y étais aussi. Je la combats en-
te core sans cesse , et je n'en ai point entièrement
« triomphé.
a O mon cher frère, apprends à connaître Christ,
« et Christ crucifié. Apprends à lui chanter un
« nouveau cantique, à désespérer de toi-même, et
« à lui dire : Toi, Seigneur Jésus, tu es ma justice,
« et moi je s«iis ton péché. Tu as pris ce qui est
a à moi, et tu m'as donné ce qui est à toi '. Ce
« que tu n'étais pas, tu l'es devenu, afin que ce que
« je n'étais pas, je le devinsse! — Prends garde, ô
« mon cher George, de ne pas prétendre à une
(c pureté telle, que tu ne veuilles plus te recou-
rt naître pécheur. Car Christ n'habite que dans les
« pécheurs. Il est descendu du ciel où il habitait
(c dans les justes, afin d'habiter aussi dans les
'c pécheurs. Médite avec soin cet amoiir de Christ,
« et tu en savoureras l'ineffable consolation. Si
(C nos travaux et nos afflictions pouvaient nous
« donner le repos de la conscience , pourquoi
(C Christ serait-il mort? Tu ne trouveras . la paix
« qu'en lui, en désespérant de toi et de tes oeuvres,
I Tu, Domine Jesu, es justicia mea; ego autem siim pec-
catum tuiim : tu assumpsisti meiim, el dedisti niihi tuum. (L.
Epp. I, p. 17)
LUTHER SUR ÉRASMIi. 279
« et en apprenant avec quel amour il t'ouvre les
« bras, prenant sur lui tous tes péchés, et te don-
« nant toute sa justice. »
Ainsi la doctrine puissante qui avait déjà sauvé
le monde au temps des apôtres , et qui devait le
sauver une seconde fois au temps des réforma-
teurs, était exposée par Luther avec force et avec
clarté. Passant par-dessus des siècles nombreux
d'ignorance et de superstition, il donnait ici la
main à saint Paul.
Spenlein ne fut pas le seul qu'il chercha h ins-
truire sur cette doctrine fondamentale. Le peu de
vérité qu'il trouvait à cet égard dans les écrits
d'Érasme, l'inquiétait. 11 importait d'éclairer un
homme dont l'autorité était si grande et le génie
si admirable. INIais comment faire? Son ami de
cour, le chapelain de l'Électeur, était respecté
d'Érasme : c'est à lui que Luther s'adresse. « Ce
« qui me déplaît dans Érasme, cet homme d'une
«si grande érudition, mon cher Spalatin , lui
(( écrit-il, c'est que parla justice des œuvres ou de
« la loi, dont parle l'apôtre, il entend l'accomplis-
« sèment de la loi cérémonielle. Lajustification de
« la loi ne consiste pas seulement dans les céré-
^< monies, mais dans toutes les œuvres du Déca-
« iogue. Quand ces œuvres s'accomplissent hors
« de la foi en Christ, elles peuvent, il est vrai,
« faire des Fabricius, des Régulus, et d'autres
« hommes parfaitement intègres aux yeux du
« monde ; mais elles méritent alors aussi peu d'être
« nommées justice, que le fruit d'un néflier d'être
« appelé figue. Car nous ne devenons pas justes.
aSo LA FOI ET LES OEUVRES.
« comme Aristote le prétend, en faisant des œuvres
« de justice; mais quand nous sommes devenus
« justes, nous faisons de telles œuvres ^ Il faut
« d'abord que la personne soit changée, ensuite
« les œuvres. Abel fut d'abord agréable à Dieu, et
« puis son sacrifice. » Luther continue : « Je vous
tf en prie, remplissez le devoir d'un ami et d'im
« chrétien, en faisant connaître ces choses à
a Érasme. » Cette lettre est datée ainsi : « A la
(( hâte, du coin de notre couvent, le 19 octobre
« I 5 16. » Elle met sous leur véritable jour les rap-
ports de Luther avec Érasme. Elle montre l'intérêt
sincère qu'il portait à ce qu'il croyait être vrai-
ment avantageux à cet illustre écrivain. Sans
doute, plus tard, l'opposition d'Erasme à la vérité
le força à le combattre ouvertement; mais il ne le
fit qu'après avoir cherché à éclairer son antago-
niste.
On entendait donc enfin exposer des idées à la
fois claires et profondes sur la nature du bien. On
proclamait donc ce principe, que ce qui fait la
bonté réelle d'une œuvre, ce n'est pas sa forme
extérieure, mais l'esprit dans lequel elle est
accomplie. C'était porter un coup de mort à
toutes les observances superstitieuses, qui de-
puis des siècles étouffaient l'Église et empêchaient
les vertus chrétiennes d'y croître et d'y pros-
pérer.
« Je lis Érasme, écrit encore Luther, mais il perd
I Non cnim jiista agendo justi efficimur : sed justi fiendo
et essendo, opcramur jnsta. (L. Epp. I, p. 22.)
ÉRASME. 281
« de jour en jour de son crédit auprès de moi.
« J'aime à le voir reprendre avec tant de science
a et de fermeté les prêtres et les moines, de leur
« croupissante ignorance; mais je crains qu'il ne
« rende pas de grands services à la doctrine de
« Jésus-Christ. Ce qui est de l'homme lui tient
« plus à cœur que ce qui est de Dieu ^ Nous
« vivons dans des temps dangereux. On n'est pas
a un bon et judicieux chrétien parce qu'on com-
« prend le grec et l'hébreu. Jérôme, qui savait
« cinq langues, est inférieur à Augustin qui n'en
« comprenait qu'une; bien qu'Erasme pense le
« contraire. Je cache avec grand soin mon senti-
« ment touchant Erasme, dans la crainte de dou-
ce ner gain de cause à ses adversaires. Peut-être le
« Seigneur lui donnera-t-il l'intelligence en son
« temps ^. »
L'impuissance de l'homme, la toute-puissance de
Dieu, telles étaient les deux vérités que Luther
voulait rétablir. C'est une triste religion et une
triste philosophie que celles qui renvoient l'homme
à ses forces naturelles. Les siècles les ont essayées,
ces forces si vantées; et tandis que l'homme est
parvenu par lui-même à des choses admirables en
ce qui concerne son existence terrestre, il n'a
jamais pu ni dissiper les ténèbres qui cachent à
sou esprit la connaissance du vrai Dieu, ni chan-
ger un seul penchant de son cœur. Le plus haut
degré de sagesse qu'aient atteint des intelligences
1 Humana praevalent in eo plusquam divina.
2 Dabit ei Doniinus iiiltUectum suo forte tempore. (L. Kpp.
I, p. 52.)
2Sl NÉCESSITÉ DES OEUVRES.
ambitieuses ou des âmes brûlantes du désir de la
perfection, a été de désespérer d'elles-mêmes ^
C'est donc une doctrine généreuse, consolante, et
souverainement vraie que celle qui nous dévoile
notre impuissance, pour nous annoncer une puis-
sance de Dieu par laquelle nous pourrons toutes
choses. Elle est grande cette réformation qui re-
vendique sur la terre la gloire du ciel, et qui
plaide auprès des hommes les droits du Dieu
fort.
Mais personne ne connut mieux que Luther
l'alliance intime et indissoluble qui unit le salut
gratuit de Dieu et les oeuvres libres de l'homme.
Personne ne montra mieux que lui, que ce n'est
qu'en recevant tout de Christ, que l'homme peut
beaucoup donner à ses frères. 11 présentait tou-
jours ces deux actions, celle de Dieu et celle de
l'homme, dans le même tableau. C'est ainsi qu'a-
près avoir exposé au frère Spenlein quelle est la
justice qui sauve, il ajoute : « Si tu crois ferme-
« ment ces choses, comme tu le dois (car maudit est
« quiconque ne les croit pas), accueille les frères
« encore ignorants et errants comme Jésus-Christ
«t'a accueilli toi-même. Supporte- les avec pa-
rt tience; fais de leurs péchés les tiens propres; et
« si tu as quelque chose de bon, communique-le-
« leur. Recevez-vous les uns les autres, dit l'apô-
« tre , comme aussi Christ nous a reçus pour la
« gloire de Dieu. C'est une triste justice que celle
I Tt oOv; ouva-ôv àva[j(.âpTr|TOv etvai r^or,; Quoi! est-il possible
de ne pas pécher? demande Épictète. (IV, 12, 19.) 'Afji>];/(avov.
Impossible! répond-il.
PRATIQUE DES OEUVRES. 283
«qui ne veut pas supporter les autres, parce
« qu'elle les trouve mauvais , et qui ne pense qu'à
« chercher la solitude du désert, au lieu de leur
o faire du bien par la patience , la prière et l'exem-
« pie. Si tu es le lis et la rose de Christ, sache que
« ta demeure est parmi les épines. Seulement
« prends garde que par ton impatience, tes juge-
« nients téméraires et ton orgueil caché, tu ne
« deviennes toi-même une épine. Christ règne au
« milieu de ses ennemis. S'il n'avait voulu vivre
« que parmi les bons, et ne mourir que pour ceux
« qui l'aimaient, pour qui, je te le demande, fût-il
« mort, et au milieu de qui eût-il vécu? »
Il est touchant de voir comment Luther mettait
lui-même en pratique ces préceptes de charité.
Un augustin d'Erfurt, George Leiffer, était en
butte à plusieurs épreuves. Luther l'apprit, et,
huit jours après avoir écrit la lettre à Spenlein ,
il vint à lui avec compassion : « J'apprends que
« vous êtes agité par bien des tempêtes, et que
« votre esprit est poussé çà et là par les flots
« La croix de Christ est divisée par toute la terre,
« et il en revient à chacun sa part. Vous donc, ne
« rejetez pas celle qui vous est échue. Recevez-la
(c plutôt comme une relique sainte, non dans un
« vase d'or ou d'argent , mais, ce qui est bien pré-
« férable, dans un cœur d'or, dans un cœur plein
« de douceur. Si le bois de la croix a été tellement
«sanctifié par le sang et la chair de Christ, que
« nous le considérions comme la relique la plus
«auguste, combien plus les injures, les persécu-
«tions, les souffrances, la haine des hommes,
284 PREMIÈRES THKSES.
a doivenl-elles être pour nous de saintes reliques,
« puisqu'elles n'ont pas été seulement touchées
«par la chair de Christ, mais qu'elles ont été
«embrassées, baisées, bénies par son immense
« charité ^ »
IX.
L'enseignement de Luther portait des fruits.
Plusieurs de ses disciples se sentaient déjà pous-
sés à professer publiquement les vérités que les
leçons du maître leur avaient révélées. Parmi ses
auditeurs se trouvait un jeune savant, Bernard de
Feldkirchen , professeur de la physique d'Aristote
à l'université, et qui, cinq ans plus tard, fut le
premier des ecclésiastiques évangéliques qui entra
dans les liens du mariage.
Luther désira que Feldkirchen soutînt, sous sa
présidence, des thèses dans lesquelles ses princi-
pes étaient exposés. Les doctrines professées par
Luther acquéraient ainsi une publicité nouvelle.
La dispute eut lieu en i5i6.
C'est ici la première attaque de Luther contre
le règne des sophistes et contre la papauté, comme
il s'exprime lui-même. Quelque faible qu'elle fût,
elle lui causa plus d'une inquiétude. « Je permets
«qu'on imprime ces propositions,» dit -il, bien
des années après , en les publiant tlans ses œuvres ,
« principalement afin que la grandeur de ma cause,
I ... Sanctissimae reliquiae. . . deificae volnntatis suae clta-
ritiite ain])lcxa', osciilalae. (L. Epp. I, 18.)
LE VIEIL HOMME ET LA GRACE. ^85
« et le succès dont Dieu l'a couronnée, ne m'élè-
« vent pas. Car elles manifestent pleinement mon
« ignominie, c'est-à-dire, l'infirmité et l'ignorance,
«la crainte et le tremblement, avec lesquels je
« commençai cette lutte. J'étais seul ; je m'étais
«jeté imprudemment dans cette affaire. Ne pou-
ce vaut reculer, j'accordais au pape plusieurs points
« importants, et même je l'adorais '. »
Voici quelques-unes de ces propositions ^ :
« Le vieil homme est la vanité des vanités; il est
«l'universelle vanité; et il rend vaines les autres
« créatures, quelque bonnes qu'elles soient.
« Le vieil homme est appelé la chair, non pas
« seulement parce qu'il est conduit par la convoi-
« tise des sens, mais encore parce que, quand
«même il serait chaste, prudent et juste, il n'est
« pas né de nouveau, de Dieu, par l'Esprit.
« Un homme qui est en dehors de la grâce de
« Dieu , ne peut observer le commandement de
« Dieu, ni se préparer en tout ou en partie à re-
« cevoir la grâce; mais il reste nécessairement sous
« le péché.
« La volonté de l'homme sans la grâce n'est pas
« libre, mais elle est esclave, et elle l'est de son
« propre gré.
«Jésus-Christ, notre force, notre justice, celui
« qui sonde les cœurs et les reins, est seul scruta-
« teur et juge de nos mérites.
« Puisque tout est possible par Christ à celui qui
1 Sed etiam nltrô adorabam. (L. 0pp. lat. I, p. 5o.)
2 L. Opp. (I..) XVII, p. 1^2, et dans les œuvres latines,
tom. I, p. 5i.
286 VISITE DES COUVENTS.
«croit, il est superstitieux de chercher d'autres
« secours, soit dans la volonté humaine, soit dans
« les saints ^ »
Cette dispute fit grand bruit, et on l'a considé-
rée comme le commencement de la réformation.
Le moment approchait où cette réformation
allait éclater. Dieu se hâtait de préparer l'instru-
ment dont il voulait se servir. L'Electeur ayant
bâti à Wittemberg une nouvelle église, à laquelle
il donna le nom d'Eglise de tous les saints , envoya
Staupitz dans les Pays-Bas pour y recueillir les
reliques dont il voulait orner le nouveau temple.
Le vicaire général chargea Luther de le remplacer
durant son absence , et en particulier de faire la
visite de quarante monastères de la Misnie et de
la Thuringe.
Luther se rendit d'abord à Grimma et de là à
Dresde. Partout il s'efforçait d'établir les vérités
qu'il avait reconnues, et d'éclairer les membres
de son ordre. — «Ne vous attachez pas à Aristote
« ou à d'autres docteurs d'une philosophie trom-
« pense, disait-il aux moines; mais lisez assidù-
« ment la Parole de Dieu. Ne cherchez pas votre
« salut dans vos forces et vos bonnes œuvres, mais
« dans les mérites de Christ et dans la grâce di-
« vine ^. »
Un moine augustin de Dresde s'était enfui de
son couvent, et se trouvait à Mayence,où le prieur
1 Cum credenti oninia sint, auctore Christo, possibilia, su-
perslitiosum est, humano arbitrio, aliis sanctis, alia deputari
auxilia. (Ibid.)
2 Hilscher's Luther's Anwesenheit in AU-Dresden. 1728.
DRESDE. ERFURT. 287
des aiieustins l'avait reçu. Luther écrivit à ce
prieur * pour lui redemander cette brebis perdue,
et il ajouta ces paroles pleines de vérité et de cha-
rité : «Je sais, je sais qu'il est nécessaire que des
« scandales arrivent. Ce n'est pas un miracle que
« l'homme tombe; mais c'en est un que l'homme
« se relève et se tienne debout. Pierre tomba afin
<( qu'il sût qu'il était homme. On voit aujourd'hui
« encore tomber les cèdres du Liban. Les anges
« mêmes, ce qui surpasse toute imagination, sont
«tombés dans le ciel, et Adam dans le paradis.
« Pourquoi donc s'étonner si un roseau est agité
« parle tourbillon, et si un lumignon fumant vient
« à s'éteindre? »
De Dresde, Luther se rendit à Erfurt, et repa-
rut, pour remplir les fonctions de vicaire général,
dans ce même couvent où, onze ans auparavant,
il avait remonté l'horloge, ouvert la porte et ba-
layé l'église. Il établit prieur du couvent , son ami
le bachelier Jean Lange , homme savant et pieux,
mais sévère : il l'exhorta à l'affabilité et à la pa-
tience. « Révélez, lui écrivit-il peu après, un es-
« prit de douceur envers le prieur de Nuremberg;
« cela est convenable, puisque le prieur a revêtu
« un esprit âpre et amer. L'amertume ne se chasse
« pas par l'amertume, c'est-à-dire, le diable par le
« diable; mais le doux dissipe l'amer, c'est-à-dire,
« le doigt de Dieu chasse les démons^.» Il faut
I PremieF mai i5i6, Epp. I, p. 20.
t L. Epp. I, p. 36. Non enim asper asperum, id est non
(liabolus diaboliim, sed sviavis asperum, id est digitus Dei
ejicit daemonia.
288 TORXATOR. LA PAIX ET LA CROIX.
peut-être regretter que Luther ne se soit pas
souvenu en diverses occasions de cet excellent
conseil.
A Neustadt sur Orla il n'y avait que divisions.
Les troubles et les querelles régnaient dans îe cou-
vent. Tous les moines étaient en guerre avec leur
prieur. Jls assaillirent Luther de leurs plaintes.
Le prieur, Michel Dressel , ou Tornator, comme
l'appelle Luther, en traduisant son nom en latin,
exposa de son côté au docteur toutes ses angoisses.
« La paix! la paix! » disait-il. — & Vous cherchez la
«paix, répondit Luther; mais vous cherchez la
« paix ihi monde et non celle de Christ. Ne savez-
« vous donc pas que notre Dieu a placé sa paix au
« milieu de la guerre? Il n'a pas la paix, celui que
« personne ne trouble. ]Mais celui qui, troublé par
« tous les hommes et par toutes les choses de la
«vie, supporte tout tranquillement et avec joie,
« celui-là possède la paix véritable. Vous dites avec
« Israël : La paix, la paix ! et il n'y a point de paix.
«Dites plutôt avec Christ : La croix, la croix!
« et il n'y aura point de croix. Car la croix cesse
« d'être croix, dès qu'on dit avec amour : O croix
« bénie! il n'est point de bois semblable au tien *. »
Revenu à Wittemberg, Luther, voulant mettre fin
à ces divisions, permit aux moines d'élire un au-
tre prieur.
Luther fut de retour à Wittemberg, après une
absence de six semaines. Il était attristé de tout
I Tarn cito enim crux cessât esse crux, qnam cito laetiis
dixeris : Cnix benedicta! inter ligtia luiUiim taie. (Epp. I, 27.)
RÉSULTATS DU VOYAGE. 289
ce qu'il avait vu; mais ce voyage lui fit mieux
connaître l'Église et le monde , lui donna plus
d'assurance dans ses rapports avec les hommes,
et lui offrit de nombreuses occasions de fonder
des écoles, de presser cette vérité fondamentale
que, « l'Écriture sainte seule nous montre le che-
« min du ciel , » et d'exhorter les frères à vivre
ensemble saintement, chastement et pacifique-
ment ^ Nul doute qu'une abondante semence fut
répandue dans les divers couvents augustins pen-
dant ce voyage du réformateur. Les ordres mo-
nastiques, qui avaient été longtemps l'appui de
Rome, firent peut-être plus pour la réformation
que contre elle. Cela est vrai surtout de l'ordre
des augustins. Presque tous les hommes pieux,
d'un esprit libre et élevé, qui se trouvaient dans
les cloîtres, se tournèrent vers l'Evangile. Un sang
nouveau et généreux circula bientôt dans ces or-
dres, qui étaient comme les artères de la catho-
licité allemande. On ne savait rien dans le monde
des nouvelles idées de l'augustin de Wiitemberg,
que déjà elles étaient le grand sujet de conversa-
tion des chapitres et des monastères. Plus d'un
cloître fut ainsi une pépinière de réformateurs. Au
moment où les grands coups furent portés, des
hommes pieux et forts sortirent de leur obscurité
et abandonnèrent la retraite de la vie monacale
pour la carrière active de ministres de la Parole de
Dieu. Déjà dans cette inspection de i5i6, Luther
réveilla par ses paroles bien des esprits endor-
I HeiligUch, friedlich und zùchtig. (Matth. , p. 10.)
L 19
290 TRAVAUX. PESTE.
mis. Aussi a-t-on nommé cette année « l'étoile du
« matin du jour évangélique. »
Luther se remit à ses occupations ordinaires. Il
était à cette époque accablé de travail : ce n'était
point assez qu'il fût professeur, prédicateur, con-
fesseur; il était encore chargé d'un grand nombre
d'occupations temporelles se rapportant à son or-
dre et à son couvent. « J'ai besoin presque conti-
« nuellement, écrivait-il, de deux secrétaires ; car je
<c ne fais presque autre chose tout le jour qu'écrire
f( des lettres. Je suis prédicateur du couvent, ora-
« teur de la table , pasteur et prédicateur de la
« paroisse, directeur des études, vicaire du prieur
<f (c'est-à-dire, onze fois prieur!), inspecteur des
« étangs de Litzkau, avocat des auberges de Herz-
« berg à Torgau, lecteur de Saint-Paul, commen-
« tateur des Psaumes.... J'ai rarement le temps de
« dire mes heures et de chanter ; sans parler du
« combat avec la chair et le sang, avec le diable
« et le monde... Apprends par là quel homme oisif
«je suis M »
Vers ce temps, la peste se déclara à Wiltem-
berg. Une grande partie des étudiants et des doc-
teurs quittèrent la ville. Luther resta. « Je ne
« sais trop, écrivait-il à son ami d'Erfurt, si la
« peste me permettra de finir l'Epître aux Gala-
« tes. Prompte et brusque, elle fait de grands ra-
« vages, surtout parmi la jeunesse. Vous me con-
« seillez de fuir. Où fuirai-je? J'espère que le
« monde ne s'écroulera pas, si le frère Martin
I Epp. I , p. 4 ' , à Lange , du a6 octobre 1 5 1 6.
RAPPORTS DE LUTHER AVEC L ÉLECTEUR. 29I
« tombe '. Si la peste fait des progrès, je disper-
« serai les frères de tous côtés; mais moi, je suis
« placé ici; l'obéissance ne me permet pas de fuir,
« jusqu'à ce que celui qui m'a appelé me rap-
« pelle. Non que je ne craigne pas la mort (car
« je ne suis pas l'apôtre Paul, je suis seulement
« son commentateur); mais j'espère que le Sei-
[< gneur me délivrera de la crainte. » Telle était
la fermeté du docteur de Wittemberg. Celui que
la peste ne pouvait faire reculer d'un pas, recu-
lera-t-il devant Rome? cédera-t-il devant la crainte
de l'échafaud?
X
Le même courage que Luther montrait en pré-
sence des maux les plus redoutables, il le dé-
ployait devant les puissants du monde. L'Electeur
était très-content du vicaire général. Celui-ci avait
fait dans les Pays-Bas une bonne récolte de reli-
ques. Luther en rend compte à Spalatin. C'est une
chose singulière que cette affaire de reliques, qui
se traite au moment où la réformation va com-
mencer. Certes, les réformateurs savaient peu où
ils en devaient venir. Un évéché semblait à l'Elec-
teur être seul une récompense digne du vicaire
général. Luther, à qui Spalatin en écrivit, désap-
prouva fort cette idée. « Il y a bien des choses qui
« plaisent à votre prince, répondit-il, et qui pour-
1 Quo fugiam? spero quod non corruet oi'bis, ruente fratre
Marlino. (Epp. I , p. t^2., dm 26 octobre i5i6.)
19-
292 LUTHER ET l'^LECTEUR.
« tant déplaisent à Dieu. Je ne nie pas qu'il ne
a soit habile dans les choses du monde; mais en
« ce qui concerne Dieu et le salut des âmes, je le
« regarde comme sept fois aveugle, ainsi que
« Pfeffinger son conseiller. Je ne dis pas cela par
« derrière, comme un calomniateur ; ne le leur
« cachez pas, car je suis prêt moi-même, et en
« toute occasion, à le dire en face à l'un et à Tau-
ce tre. Pourquoi voulez-vous, continue-t-il, entou-
« rer cet homme (Staupitz), de tous les tourbillons
« et de toutes les tempêtes des soucis épisco-
« paux ^ ? »
L'Électeur ne prenait pas en mauvaise part la
franchise de Luther. « Le prince, lui écrivait Spa-
« latin, parle souvent de vous et avec beaucoup
« d'honneur. » Frédéric envoya au moine de quoi
se faire un froc de très-beau drap. « Il serait trop
« beau , dit Luther , si ce n'était pas un don de
« prince. Je ne suis pas digne qu'aucun homme se
« souvienne de moi, bien moins encore un prince,
« et un si grand prince. Ceux qui me sont le plus
« utiles sont ceux qui pensent le plus mal de
« moi ^. Rendez grâces à notre prince de sa fa-
ce veur; mais sachez que je désire n'être loué ni
« de vous, ni d'aucun homme, toute louange
ce d'homme étant vaine, et la louange qui vient de
« Dieu étant seule vraie. »
L'excellent chapelain ne voulait pas se borner
I Multa placent principi tuo, quse Deo displicent. (L. Epp.
I, 25.)
7. li inihi maxime prosutit, qui mei pessime meminerint.
(Ibicl., /i5.)
CONSEILS AU CHAPELAIN. ÎÏQS
à ses fonctions de cour. Il désirait se rendre utile
au peuple; mais comme plusieurs dans tous les
temps, il voulait le faire sans blesser les esprits,
sans irriter personne, en se conciliant la faveur
générale. « Tndiquez-moi, écrivait-il à Luther,
« quelque écrit à traduire en langue vulgaire, mais
« un écrit qui plaise généralement et qui en même
« temps soit utile. » — « Agréable et utile! répondit
« Luther : cette demande surpasse mes forces. Plus
«les choses sont bonnes, moins elles plaisent.
« Qu'y a-t-il de plus salutaire que Jésus-Christ?
« Et pourtant, il est pour la plupart une odeur de
« mort. Vous me direz que vous ne voulez être
« utile qu'à ceux qui aiment ce qui est bon. Alors
« faites seulement entendre la voix de Jésus-Christ :
« vous serez agréable et utile, n'en doutez pas,
« mais au très-petit nombre ; car les brebis sont
« rares dans cette région de loups ^ »
Luther recommanda cependant à son ami les
sermons du dominicain Tauler. « Je n'ai jamais vu,
« dit-il, ni en latin ni dans notre langue, une théo-
« logie plus saine et plus conforme à l'Évangile.
« Goûtez donc et voyez combien le Seigneur est
« doux, mais lorsque vous aurez d'abord goûté
« et vu combien est amer tout ce que nous sora-
« mes ^. »
Ce fut dans le courant de l'année i 5 1 7 que Lu-
ther entra en rapport avec le duc George de Saxe.
La maison de Saxe avait alors deux chefs. Deux
I Quô sunt aliqiia salubriora, eô minus placent. (L. Epp.
I,p.46.)
•i. Qiiàm amaruin est, qiiicquid nos sumtis. (Ibid. , p. A&-)
294 LE DUC GEORGE.
princes, Ernest et Albert, enlevés, dans leur jeu-
nesse, du château d'Altenbourg par Runz de Rau-
fungen, étaient devenus, par le traité de Leipsig,
les fondateurs des deux maisons qui portent encore
leur nom. L'électeur Frédéric, fils d'Ernest, était à
l'époque dont nous écrivons l'histoire, le chef de
la branche Ernestine; et son cousin le duc George,
étaitcelui de la branche Albertine. Dresdeet Leipsig
se trouvaient dans les États du duc, et il résidait
dans la première de ces villes. Sa mère, Sidonia,
était fille du roi de Bohême, George Podiebrad.
Lalongue lutte que la Bohême avait soutenue avec
Rome, depuis les temps de Jean Hus, avait eu
quelque influence sur le prince de Saxe. Il s'était
souvent montré désireux d'une réformation. « Il
« l'a sucée au sein de sa mère, disait-on ; il est de
« sa nature ennemi du clergés » Il tourmentait
de plusieurs manières les évéques, les abbés, les
chanoines et les moines, et son cousin l'électeur
Frédéric dut plus d'une fois intervenir en leur fa-
veur. Il semblait que le duc George dût être le
plus chaud partisan d'une réformation. Le dévot
Frédéric, au contraire, qui avait naguère revêtu,
dans le saint sépulcre, les éperons de Godefroy,
qui avait ceint la grande et pesante épée du con-
quérant de Jérusalem, et prêté le serment de com-
battre pour l'Eglise, comme autrefois le preux
chevalier, paraissait devoir être le plus ardent
champion de Rome. Mais, quand il s'agit de l'Évan-
gile, toutes les prévisions de la sagesse humaine
1 L. 0pp. (W.) XXII, p. 1849.
SON CARACTkfiE. U9S
sont souvent trompées. Le contraire de ce qu'on
devait supposer arriva. Le duc eût pris plaisir à
humilier l'Église et les gens d'église, à abaisser
des évèques dont le train de prince surpassait
beaucoup le sien; mais recevoir dans son cœur
la doctrine évangélique qui devait l'humilier, se
reconnaître pécheur, coupable, incapable d'être
sauvé si ce n'est par grâce, c'était tout autre chose.
Il eut volontiers réformé les autres, mais il ne se
souciait point de se réformer lui-même. Il eût
peut-être mis la main à l'œuvre pour obhger l'évè-
que de Mayence à se contenter d'un seul évêché,
et à n'avoir que quatorze chevaux dans ses écu-
ries, comme il le dit plus d'nne fois ' ; mais quand
il vit un autre que lui paraître comme réforma-
teur, quand il vit un simple moine entreprendre
celte œuvre, et la réformation gagner de nombreux
partisans parmi les gens du peuple, l'orgueilleux
petit-fils du roi hussite devint le plus violent ad-
versaire de la réforme, dont il s'était montré par-
tisan.
Au mois de juillet iSiy, le duc George demanda
à Staupitz de lui envoyer un prédicateur savant
et éloquent. Celui-ci envoya Luther, le recomman-
dant comme un homme d'une grande science et
d'une conduite irréprochable. Le prince l'invita à
prêcher à Dresde dans la chapelle du château, le
jour de Jacques le Majeur.
Ce jour arrivé, le duc et sa cour se rendirent à
la chapelle, pour entendre le prédicateur de Wit-
I L. 0pp. (W.) XXII, p. 1849.
agÔ LUTHER DEVANT LA COUR.
temberg. Luther saisissait avec joie l'occasion de
rendre témoignage à la vérité devant une telle as-
semblée. 11 prit pour texte l'Evangile du jour :
Alors la mère des fils de Zébédée s'approcha de lui
auec ses/ils, etc. (Saint Matth., ch. 20, v, 20 à 23.)
Il prêcha sur les désirs et les prières insensées des
hommes; puis il parla avec force de l'assurance
du salut. Il la fit reposer sur ce fondement, que
ceux qui entendent la Parole de Dieu avec foi sont
les vrais disciples de Jésus-Christ, élus pour la vie
éternelle. Ensuite il traita de l'élection gratuite; il
montra que cette doctrine, si on la présente dans
son union avec l'œuvre de Christ, a une grande
force pour dissiper les terreurs de la conscience,
en sorte que les hommes au lieu de s'enfuir loin
du Dieu saint, à la vue de leur indignité, sont
amenés avec douceur à chercher en lui leur refuge.
Enfin, il raconta une parabole de trois vierges,
dont il tira d'édifiantes instructions.
La Parole de la vérité fit une impression pro-
fonde sur les auditeurs. Deux d'entre eux surtout
paraissaient faire une attention particulière au dis-
cours du moine de Wittemberg. C'était d'abord une
dame d'un extérieur respectable , qui se trouvait
dans les bancs de la cour, et sur les traits de la-
quelle on eût pu lire une émotion profonde. Elle
se nommait madame de la Sale, et était grande
maîtresse de la duchesse. C'était ensuite un licencié
en droit canon, secrétaire et conseiller du duc,
Jérôme Emser. Emser était doué de talents et de
connaissances étendues. Homme de cour, politi-
que habile, il eût voulu contenter^à la fois les deux
LK DINKR A LA COUR. 297
partis opposés : passer à Rome pour défenseur de
la papauté, et en même temps briller en Allema-
gne parmi les savants du siècle. Mais sous cet es-
prit flexible se cachait un caractère violent. Ce fut
dans la chapelle du château de Dresde que se
rencontrèrent pour la première fois Luther et
Eraser, qui, plus tard, devaient rompre pUis d'une
lance.
L'heure du dîner sonna pour les habitants du
château, et bientôt la famille ducale et les person-
nes attachées à la cour furent réunies à table. La
conversation tomba naturellement sur le prédica-
teur du matin. « Comment le sermon vous a-t-il
« plu? dit le duc à madame de la Sale. — Si je pou-
« vais entendre encore un tel discours, répondit-
« elle, je mourrais en paix. — Et moi, répondit
« George avec colère, je donnerais beaucoup d'ar-
« gent pour ne l'avoir pas entendu; car de tels
« discours ne sont bons qu'à faire pécher les gens
« avec assurance. »
Le maître ayant ainsi fait connaître son opinion,
les courtisans se livrèrent sans gêne à leur mécon-
tentement. Chacun avait sa remarque toute prête.
Quelques-uns prétendirent que dans sa parabole
des trois vierges, Luther avait eu en vue trois
dames de la cour; sur quoi interminables causeries.
On plaisante les trois dames que le moine de Wit-
•temberg a ainsi, assure-t-on, publiquement dési-
gnées ^ C'est un ignorant, disent les uns; c'est un
I Has tresposteà in aula principisamenotatas j^arrieriint.
(L. Epp.I, 85.)
298 L'^ SOIRÉE CHEZ KSMER.
moine orgueilleux, disent les autres. Chacun com-
mente le sermon à sa manière et fait dire au pré-
dicateur ce qu'il lui plaît. La vérité était tombée au
milieu d'une cour peu préparée à la recevoir. Cha-
cun la déchira à plaisir. Mais tandis que la Parole
de Dieu était ainsi une occasion de chute pour
plusieurs , elle était pour la grande maîtresse une
pierre de relèvement. Un mois après elle devint
malade; elle embrassa avec confiance la grâce du
Sauveur, et elle mourut dans la joie ^
Quant au duc, ce ne fut peut-être pas en vain
qu'il entendit rendre témoignage à la vérité. Quelle
qu'ait été son opposition à la réformation pendant
sa vie, on sait qu'au moment de sa mort, il déclara
n'avoir d'espérance que dans les mérites de Jésus-
Christ.
Il était naturel qu'Emser fît les honneurs à Lu-
ther au nom de sou maître. Il l'invita à souper.
Luther refusa; mais Emser insista et le contraignit
à veni r. Luther pensait ne se trouver qu'avec quel-
ques amis; mais il s'aperçut bientôt qu'on lui avait
tendu un piège ^. Un maître es arts de Leipsig et
plusieurs dominicains étaient chez le secrétaire du
prince. Le maître es arts, plein d'une haute idée
de lui-même et de haine contre Luther, l'aborda
d'un air amical et mielleux; mais bientôt il s'em-
porta et se mit à crier de toutes ses forces ^. Le
combat s'engagea. La dispute roula, dit Luther,
sur les niaiseries d'Aristote et de saint Thomas ^.
I Keith , Leb. Luth., p. 32.
a Iriter médias me insidias conjectiim. (L. Epp. I, 85.)
i lu me acritei- et clamosè inveclus est. (Ibid.)
4 Super Aristotelis et Thonite niigis. (Ibid.)
RETOUR A WlTTEMBEftG. 2Ç)9
A la fin, Luther défia le maître es arts de définir
avec toute l'érudition des thomistes ce que c'était
qu'accomplir les commandements de Dieu. Le
maître es arts embarrassé fit bonne contenance.
« Payez-moi mes honoraires, dit-il, en tendant la
a main, da pastam, »On eût dit qu'il voulait com-
mencer à donner une leçon dans les formes, pre-
nant les convives pour ses écoliers. A cette folle
réponse, ajoute le réformateur, nous nous mîmes
tous à rire, et puis nous nous quittâmes.
Pendant cette conversation, un dominicain avait
écouté à la porte. Il eût voulu entrer et cracher au
visage de Luther '. li se retint néanmoins; mais
il s'en vanta plus tard. Emser, charmé de voir ses
hôtes se battre, et de paraître lui-même garder un
juste milieu, mit un grand empressement à s'ex-
cuser auprès de Luther sur la manière dont la
soirée s'était passée'. Celui-ci retourna à Wittem-
berg.
XL
Il se remit avec zèle au travail. 11 préparait six
ou sept jeunes théologiens qui devaient incessam-
ment subir un examen pour obtenir la licence
d'enseigner. Ce qui le réjouissait le plus, c'est que
cette promotion devait être à la honte d'Aristote.
« Je voudrais le plus tôt que possible multiplier
« ses ennemis ^, » disait-il. A cet effet il publia alors,
des thèses qui méritent notre attention.
I ]>Je prodiret et in faciera meam spueret. (L. Epp. I, 85.)
% Enixe sese excusavit. (Ibid.^
H Ciijiis vellem liustes cilô quampliirimos Heri. (Ibid., 5g.)
3oO THÈSES.
La liberté, tel fut le grand sujet qu'il traita. 11
l'avait déjà effleuré dans les thèses de Feldkirchen;
il l'approfondit maintenant davantage. Il y a eu ,
dès le commencement du christianisme, une lutte
plus ou moins vive entre les deux doctrines de la
liberté de l'homme et de son asservissement. Quel-
ques scolastiques avaient enseigné, comme Pelage
et d'autres docteurs, que l'homme possédait de
lui-même la liberté ou la puissance d'aimer Dieu
et de faire le bien. Luther nia cette liberté; non
pas pour en priver l'homme, mais au contraire
pour la lui faire obtenir. La lutte dans cette grande
question n'est donc point, comme on le dit ordi-
nairement, entre la liberté et la servitude : elle est
entre une liberté provenant de l'homme et une
liberté provenant de Dieu. Les uns, qui s'appellent
les partisans de la liberté, disent à l'homme : « Tu
« as le pouvoir de faire le bien, tu n'as pas besoin
<f d'une liberté plus grande. » Les autres, que l'on
a nommés les partisans de la servitude, lui disent
au contraire : « La véi itabie liberté te manque, et
« Dieu te l'offre dans l'Évangile. » D'un côté, on
parle de liberté pour maintenir la servitude; de
l'autre, on parle de servitude pour doimer la li-
berté : telle a été la lutte au temps de saint Paul ,
au temps d'Augustin, au temps de Luther. Les uns
qui disent: Ne changez rien! sont des champions
de servitude. Les autres qui disent : Que vos fers
tombent! sont des champions de liberté.
Mais ce serait se tromper que de résumer toute
la réformation dans cette question particulière.
Elle est l'une des nombreuses doctrines que main-
THÈSES. 3o I
tint le docteur de Wittemberg : voilà tout. Caserait
surtout se faire une illusion étrange, que de pré-
tendre que la réformation fut un fatalisme, une
opposition à la liberté. Elle fut une magnifique
émancipation de l'esprit de l'homme. Rompant les
cordes nombreuses dont la hiérarchie avait lié la
pensée humaine; réintégrant les idées de liberté,
de droit, d'examen, elle affranchit son siècle, nous-
mêmes et la plus lointaine postérité. Et que l'on ne
dise pas que la réformation affranchit, il est vrai,
l'homme de tout despotisme humain, mais qu'elle
le rendit esclave, en proclamant la souveraineté
de la grâce. Sans doute, elle voulut ramener la vo-
lonté humaine à la volonté divine , la lui soumettre
pleinement, la confondre avec elle; mais quel est
le philosophe qui ignore que la pleine conformité
à la volonté de Dieu est la seule, la souveraine, la
parfaite liberté, et que l'homme ne sera vraiment
libre que quand la suprême justice et l'éternelle
vérité régneront seules en lui?
Voici quelques-unes des 99 propositions que
Luther lança dans l'Église contre le rationaUsme
pélagien de la théologie scolastique :
« Il est vrai que l'homme, qui est devenu un
« mauvais arbre, ne peut que vouloir et faire ce qui
« est mal.
« Il est faux que la volonté laissée à elle-même
« puisse faire le bien comme le mal ; car elle n'est
a pas libre, mais captive.
« 11 n'est pas au pouvoir de la volonté de l'homme
« de vouloir ou de ne pas vouloir tout ce qui lui
« est offert.
3o2 THÈSES.
« L'homme ne peut de sa nature vouloir que
« Dieu soit Dieu. Il préférerait être lui-même Dieu,
« et que Dieu ne fût pas Dieu.
« L'excellente, l'infaillible, l'unique préparation
«à la grâce, est l'élection et la prédestination
« éternelle de Dieu ^.
« Il est faux de dire que si l'homme fait tout ce
« qu'il peut, il dissipe les obstacles à la grâce.
«En un mot, la nature ne possède ni une raison
«c pure, ni une volonté bonne *.
« Du côté de l'homme il n'y a rien qui devance
« la grâce, si ce n'est l'impuissance et même la
a rébellion.
« Il n'y a point de vertu morale sans orgueil ni
« sans tristesse, c'est-à-dire, sans péché.
« Du commencement jusqu'à la fin, nous ne som-
« mes pas les maîtres de nos actions, mais nous en
« sommes les esclaves.
« Nous ne devenons pas justes en faisant ce qu*
« est juste; mais étant devenus justes, nous faisons
« ce qui est juste.
« Celui qui dit qu'un théologien qui n'est pas
« logicien est un hérétique et un aventurier, tient
« un propos aventurier et hérétique.
« 11 n'y a pas de forme de raisonnement (de syl-
« logisme) qui s'accorde avec les choses de Dieu ^.
1 Optima et infaillibllis ad gratiam praeparatio et unica dis-
positio , est a;tema Dei electio et praedestinatio. (L. Opp. lat.
1, 56.)
2 Brevitcr , nec rectum dictamen habet natura, iiec bonam
voliintalem. (Ibid.)
3 Nulla forma syllogistica tenet in tcrminis divinis. (Ibid.)
THÈSES. 3o3
« Si la forme du syllogisme pouvait s'appliquer
« aux choses clivines,on saurait l'article de la sainte
« Trinité, et on ne le croirait pas.
(f En un mot, Aristote est à la théologie comme
« les ténèbres à la lumière.
« L'homme est plus ennemi de la grâce de Dieu
« qu'il ne Test de la loi elle-même.
« Celui qui est hors de la grâce de Dieu, pèche
« sans cesse, quand même il ne tue, ni ne vole, ni
« ne commet adultère.
« Il pèche, car il n'accompht pas la loi spirituel-
« lement.
« Ne pas tuer, ne pas commettre adultère, exté-
« rieurement seulement et quant aux actions, c'est
« la justice des hypocrites.
a La loi de Dieu et la volonté de Thomme sont
« deux adversaires qui, sans la grâce de Dieu, ne
« peuvent être mis d'accord \
a Ce que la loi veut, la volonté ne lèvent jamais,
« à moins que par crainte ou par amour elle ne
« fasse semblant de le vouloir.
«La loi est le bourreau de la volonté; mais
« celle-ci ne reçoit pour maître que l'Enfant qui
« nous est né =^. (Ésaïe , IX, 6.)
« La loi fait abonder le péché, car elle irrite et
« repousse la volonté.
a Mais la grâce de Dieu fait abonder la justice
« par Jésus-Christ, qui fait aimer la loi.
1 Lex et voluntas sunt adversarii duo, sine gratia Dei im-
placabiles. (L. Opp. lat. 1,57.)
2 Lex est exactor voluntalis, qui non superatur nisi per
Parviilum qui natus est nobis. (Ibid.)
3o4 WATURF. DE l'hOMME.
« Toute œuvre de la loi paraît bonne au dehors ;
c< mais elle est péché au dedans.
« La volonté, quand elle se tourne vers la loi
« sans la grâce de Dieu, ne le fait que pour son
« intérêt propre.
a Maudits sont tous ceux qui font les œuvres de
« la loi.
« Bénis sont tous ceux qui font les œuvres de la
« grâce de Dieu.
« La loi qui est bonne et dans laquelle on a la
« vie, c'est l'amour de Dieu qui est répandu dans
« nos cœurs par le Saint-Esprit. (Rom. V, 5.)
« La grâce n'est pas donnée pour que l'œuvre
« se fasse plus souvent et plus aisément, mais parce
<f que sans la grâce il ne peut se faire aucune œu-
« vre d'amour.
« Aimer Dieu, c'est se haïr soi-même et ne savoir
« rien hors de Dieu '. »
Ainsi Luther attribue à Dieu tout le bien que
l'homme peut faire. 11 ne s'agit pas de refaire, de
rapiéceter, si l'on peut ainsi dire, la volonté de
l'homme; il faut lui en donner une toute neuve.
Dieu seul a pu dire cela parce que Dieu seul peut
l'accomplir. Voilà l'une des plus grandes et des
plus importantes vérités que l'esprit humain puisse
reconnaître.
Mais Luther, en proclamant l'impuissance de
l'homme , ne tombait pas dans l'autre extrême. Il
dit, dans la thèse huitième : « 11 ne résulte pas de
I L. Opp. Lips. XVII, p. 143, et 0pp. lat. I.
RATIONALISME.
3()5
« là que la volonté soit de sa nature mauvaise ,
« c'est-à-dire, que sa nature soit celle du mal
« même, comme les manichéens l'ont enseigné ^»
La nature de l'homme était originairement essen-
tiellement bonne : elle s'est détournée du bien qui
est Dieu, et inclinée vers le mal. Cependant son
origine sainte et glorieuse demeure, et elle est
capable, par la puissance de Dieu, de recouvrer
cette origine. L'œuvre du christianisme est de la
lui rendre. L'Évangile nous montre, il est vrai,
l'homme dans un état d'humiliation et d'impuis-
sance, mais entre deux gloires et deux grandeurs :
une gloire passée, dont il a été précipité, et une
gloire future, à laquelle il est appelé. C'est là la
vérité : l'homme le sait, et pour peu qu'il y pense,
il découvre facilement que tout ce qu'on lui dit
sur sa pureté, sa puissance et sa gloire actuelles,
n'est qu'un mensonge dont on veut bercer et en-
dormir son orgueil.
Luther, dans ses thèses, s'éleva, non-seulement
contre la prétendue bonté de la volonté de l'homme,
mais encore contre les prétendues lumières de son
entendement en ce qui regarde les choses divines.
Eu effet, la scolastique avait exalté la raison aussi
bien que la volonté. Cette théologie, telle que l'a-
vaient faite quelques-uns de ses docteurs , n'était
dans le fond qu'une espèce de rationalisme. Les
propositions que nous avons rapportées l'indi-
quent. On pourrait les croire dirigées contre le
I Nec ideo sequitur quod sil naturaliter mala , id est na-
tura mali, secundum manichaeos. (L, 0pp. Lips. XVII, p. i43,
et 0pp. lat. I.)
L ^o
3oG DEMANDE A ERFURT.
rationalisme de nos jours. Dans les thèses qui fu-
rent le signal de la réformation, Luther s'en prit
à l'Eglise et aux superstitions populaires qui avaient
ajouté à l'Evangile les indulgences, le purgatoire
et tant d'autres abus. Dans celles que nous venons
de rapporter , il s'en prit à l'école et au rationa-
lisme qui avaient ôté de ce même Évangile la
doctrine de la souveraineté de Dieu, de sa révéla-
tion et de sa grâce. La réformation s'attaqua au
rationalisme avant de s'attaquer à la superstition.
Elle proclama les droits de Dieu avant de retran-
cher les excroissances de l'homme. Elle fut positive
avant que d'être négative. C'est ce que l'on n'a
pas suffisamment reconnu; et cependant si on ne
le remarque, on ne peut parvenir à une juste ap-
préciation de cette révolution religieuse et de sa
nature.
Quoi qu'il en soit , c'étaient des vérités bien
neuves que celles que Luther venait d'exprimer
avec tant d'énergie. Soutenir ses thèses à Wittem-
berg eût été chose ^cile. Son influence y dominait.
On eût dit qu'il se choisissait un champ de ba-
taille où il savait qu'aucun combattant ne pouvait
paraître. En offrant le combat dans une autre
université, c'était leur donner une plus grande
publicité; et c'est par la publicité que la réforma-
tion s'est opérée. Il jeta les yeux sur Erfurt, dont
les théologiens s'étaient montrés si irrités con-
tre lui.
11 envoya donc ses thèses à Jean Lange, prieur
d'Erfurt, et lui écrivit : « Mon attente de ce que
« vous déciderez sur ces paradoxes est grande ,
ECR. 3o7
« extrême, trop grande peut-être, et pleine d'in-
« quiétude. Je soupçonne fort que vos théologiens
« considéreront comme paradoxe, et même kako-
« doxe\ ce qui ne peut être pour moi que très-
ce orthodoxe. Apprenez-moi donc ce qui en est, le
« plus tôt que vous le pourrez. Veuillez déclarer
« à la faculté de théologie, et à tous, que je suis
« prêt à me rendre vers vous, et à soutenir publi-
« quement ces propositions, soit dans l'université,
« soit dans le monastère. » Il ne paraît pas que le
défi de Luther fut accepté. Les moines d'Erfurt se
contentèrent de lui faire connaître que ses thèses
leur avaient hautement déplu.
Mais il voulut les envoyer aussi dans une autre
partie de l'Allemagne. Il jeta pour cela les yeux sur
un homme qui joue un grand rôle dans l'histoire
de la réformation, et qu'il faut apprendre à con-
naître.
Un professeur distingué, nommé Jean Meyer,
enseignait alors à l'université d'Ingolstadt, en Ba-
vière. Il était né à Eck, village de Souabe, et on
l'appelait communément le docteur Eck. Il était
ami de Luther, qui estimait ses talents et ses con-
naissances. Plein d'esprit, il avait beaucoup lu, et
était doué de beaucoup de mémoire. A l'érudition
il joignait l'éloquence. Son geste et sa voix déce-
laient la vivacité de son génie. Eck était dans le
midi de l'Allemagne, sous le rapport du talent, ce
que Luther était dans le nord. C'étaient les deux
1 Imo cacodoxa (mauvaise doctrine) videri suspicor. (L.
Epp. I, 60.)
20,
3o8 URBAIN R]ÉGIIJS.
théologiens les plus marquants cle l'époque, quai-
queayant des tendancesbien différentes. Ingolstadt
était presque la rivale de Wittemberg. La réputa-
tion de ces deux docteurs attirait de toutes parts,
dans les universités où ils enseignaient, une foule
d'étudiants avides d'écouter leurs leçons. Leurs
qualités personnelles, non moins que leur science,
les rendaient chers à leurs disciples. On a attaqué
le caractère du docteur Eck. Un trait de sa vie
montrera, qu'à cette époque du moins, son cœur
n'était pas fermé à de généreuses impuisions.
Parmi les étudiants que son nom avait attirés à
Tngolstadt, se trouvait un jeune homme, nommé
Urbain Régius, né sur les bords d'un lac des Alpes.
Il avait d'abord étudié à l'université de Fribourg
en Brisgau. Arrivé à Ingolstadt, où l'avait attiré le
nom du docteur Eck, Urbain y suivit ses cours de
philosophie, et se concilia sa faveur. Appelé à pour-
voir lui-même à ses besoins, il se vit obligé de se
charger de la direction de quelques jeunes nobles.
Il devait non-seulement surveiller leur conduite
et leurs études, mais encore acheter lui-même les
livres et les vêtements dont ils avaient besoin. Ces
jeunes gens s'habillaient avec recherche et faisaient
bonne chère. Régius, embarrassé, suppliait les
parents de rappeler leurs fds. — «Prenez courage,»
lui répondait-on. Ses dettes augmentaient; ses
créanciers le pressaient : il ne savait que devenir.
L'Empereur assemblait alors une armée contre les
Turcs. Des recruteurs arrivèrent à Ingolstadt.
Dans son désespoir Urbain s'enrôla. Revêtu de
l'habit militaire, il parut dans les rangs, au mo-
URBAIN RÉGIUS. do^
ment où l'on passait la revue du départ. Le doc-
teur Eck arriva justement alors sur la place,
avec plusieurs de ses collègues. A sa grande sur-
prise, il reconnut son étudiant au milieu des re-
crues, a Urbain Régius ! lui dit-il en fixant sur lui
« un œil perçant. — Me voici, répondit le conscrit.
« — Quelle est, je vous prie, la cause de ce chan-
« gement? » Le jeune homme raconta son histoire.
— «Je me charge de la chose, » répondit Eck.
Puis il lui enleva sa hallebarde et le racheta des
mains des recruteurs. Les parents, menacés par le
docteur de la disgrâce du prince, envoyèrent
l'argent nécessaire pour payer les dépenses de
leurs enfants. Urbain Régius fut sauvé, pour de-
venir plus tard l'un des appuis de la réformation.
Ce fut au docteur Eck que Luther pensa pour
faire connaître dans le midi de l'Empire ses thèses
sur le pélagianisme et le rationalisme scolastique.
Il ne les envoya pourtant pas directement au pro-
fesseur d'ingolstadt , mais il les adressa à leur ann
commun, à l'excellent Christophe Scheurl, secré-
taire de la ville de Nuremberg, le priant de les
envoyer à Eck, à Ingolstadt, ville qui n'est pas
très-éloignée de Nuremberg. « Je vous envoie, lui
«dit-il, mes propositions entièrement paradoxa-
« les, et même kakistodoxales (y.axKjTooo^aç), comme
« il paraît à plusieurs. Communiquez-les à notre
« cher Eck, à cet homme très-érudit et très-spiri-
« tuel, afin que j'apprenne et que je sache ce qu'il
« en pense'. » C'est ainsi que Luther parlait alors
I Eccionostro, cruditissimo et ingeniosissimo viro cxhi-
bete, ul audiam et videain qnid vocel illas. (L. Kpp. I, p. 6 i.)
3rO MODESTIK DE LUTHER.
du docteur Eck ; telle était l'amitié qui les unissait.
Ce ne fut pas Luther qui la rompit.
Mais ce n'était pas sur ce champ-là que le com-
bat devait s'engager. Ces thèses roulaient sur des
doctrines d'une plus haute importance peut-être
que celles qui, deux mois plus tard, vinrent met-
tre l'Eglise en flammes ; et cependant, malgré les
provocations de Luther, elles passèrent inaper-
çues. On les lut tout au plus dans le giron de
l'Ecole, et elles ne firent point de sensation au
dehors. C'est qu'il n'y avait ici que des proposi-
tions d'université et des doctrines de théologie;
tandis que les thèses qui suivirent se rappor-
taient à un mal qui avait grandi au milieu du peu-
ple , et qui débordait alors de toutes parts en Al-
lemagne. Tant que Luther se contenta de relever
des doctrines oubliées, on se tut. Quand il signala
des abus qui blessaient tout le monde, chacun
prêta l'oreille.
Néanmoins, Luther ne se proposa, dans l'un et
l'autre de ces cas , que de susciter une de ces dis-
cussions théologiques alors si fréquentes dans les
universités. C'était le cercle dans lequel se ren-
fermait sa pensée. Il ne songeait point à devenir
réformateur. Il était humble, et son humilité allait
jusqu'à la défiance et à l'anxiété. « Je ne mérite,
a vu mon ignorance, disait-il, que d'être caché
« dans un coin, sans être connu de personne sous
«le soleil'. » Mais une main puissante le tira de
ce coin , où il eût voulu demeurer inconnu du
I L. Opp. (W.) XVIII , 19/,/,.
MODESTIE DE LUTHER. 311
monde. Une circonstance indépendante de la vo-
lonté de Luther vint le jeter sur le champ de
bataille, et la guerre commença. C'est cette cir-
constance providentielle que la suite des événe-
ments nous appelle à rapporter.
LIVRE IIL
LES INDULGENCES ET LES THÈSES.
i5i7 — mai i5i8.
1.
Une grande agitation régnait alors en Allema-
gne parmi le peuple. L'Église avait ouvert un
vaste marché sur la terre. A la foule des chalands,
aux cris et aux plaisanteries des vendeurs, on eut
dit une foire, mais une foire tenue par des moines.
La marchandise qu'ils faisaient valoir et qu'ils
offraient au rabais, c'était, disaient-ils, le salut
des âmes.
Les marchands parcouraient le pays dans une
belle voiture, accompagnés de trois cavaliers,
menant grand train et faisant de fortes dépenses.
On eût dit quelque Éminence en tournée, avec
sa suite et ses officiers, et non un débitant vul-
gaire ou un moine quêteur. Le cortège appro-
chait-il d'une ville , un député se rendait auprès
du magistrat : « La grâce de Dieu et du saint Père
«est devant vos portes,» disait l'envoyé. Aussi-
tôt tout était en mouvement dans l'endroit. I^e
CORTEGE.
3i3
clergé, les prêtres, les nonnes, le conseil, les
maîtres d'école, les écoliers, les corps de métier
avec leurs drapeaux, hommes et femmes, jeunes
et vieux, allaient à la rencontre des marchands,
tenant en main des cierges allumés , s'avançaat au
son de la musique et de toutes les cloches, « de
« manière, dit un historien, que l'on n'eût pu re-
« ce voir plus grandement Dieu lui-même. » Les sa-
lutations faites, tout le cortège se dirigeait vers
l'église. La bulle de grâce du pontife était portée
en tête sur un coussin de velours, ou sur un drap
d'or. Le chef des marchands d'indulgences venait
ensuite, tenant en main une grande croix rouge
en bois. Toute la procession cheminait ainsi au
milieu des chants, des prières et de la fumée des
parfums. Le son des orgues et une musique re-
tentissante recevaient dans le temple le moine dé-
bitant et ceux qui l'accompagnaient. La croix
qu'il portait était placée devant l'autel : on y sus-
pendait les armes du pape, et pendant tout le
temps qu'elle demeurait là, le clergé du lieu, les
pénitenciers et les sous-commissaires venaient
chaque jour, après les vêpres ou avant le salut,
lui rendre honneur, en portant à la main de pe-
tits bâtons blancs ^ Cette grande affaire excitait
une vive sensation dans les tranquilles cités ger-
maniques.
Ln personnage attirait surtout l'attention des
spectateurs dans ces ventes. C'était celui qui por-
I Mit iveissen Staeblein. (Instmction de l'archevêque de
Mayence aux sous -commissaires de l'indulgence, etc., art. 8.)
3l4 TEZEL.
tait la grande croix rouge et qui était chargé du
principal rôle. Revêtu de l'habit des dominicains,
il se présentait avec arrogance. Sa voix était re-
tentissante, et il semblait encore plein de force,
quoiqu'il eût déjà atteint sa soixante-troisième an-
née '. Cet homme, fils d'un orfèvre de Leipsig
nommé Diez, s'appelait Jean Diezel ou Tezel. Il
avait étudié dans sa ville natale, avait été fait
bachelier en 1487, et était entré, deux ans après,
dans l'ordre des dominicains. De nombreux hon-
neurs s'étaient accumulés sur sa tête. Bachelier en
théologie, prieur des dominicains, commissaire
apostolique, inquisiteur, hœreticœ prauitatis in-
quisitoi\ il n'avait cessé depuis l'an 1 5o2 de rem-
plir l'office de marchand d'indulgences. L'habi-
leté qu'il avait acquise comme subordonné l'avait
bientôt fait nommer commissaire en chef. Il avait
quatre-vingts florins par mois; tous ses frais étaient
payés; on lui fournissait une voiture et trois che-
vaux; mais ses gains accessoires, on le comprend
sans peine , dépassaient de beaucoup son traite-
ment. En i5o7, il gagna en deux jours, à Frei-
berg, deux mille florins. S'il avait les fonctions
d'un charlatan , il en avait aussi les mœurs. Con-
vaincu à Inspruck d'adultère et de conduite dé-
boutée , il fut près d'expier ses vices par sa mort.
L'empereur Maximilien avait ordonné qu'il fût
mis dans un sac et jeté à la rivière. L'électeur
Frédéric de Saxe étant survenu , obtint sa grâce ^.
1 Ingenio ferox et corpore robuslus. (Cochl. 5.)
2 Welchen Churfiirst Fricderich vom Sack zu Inspruck
crbelen hattc. (Mathes. 10.)
LE DISCOURS DE TEZEL.
3l5
Mais la leçon qu'il avait reçue ne lui avait pas
donné plus de modestie. 111 menait avec lui deux
de ses enfants. Miltitz, légat du'pape, cite ce fait
dans une de ses lettres ^ Il eût été difficile de
trouver dans tous les cloîtres de l'Allemagne un
homme plus propre que lui au commerce dont
on le chargea. A la théologie d'un moine, au zèle
et à l'esprit d'un inquisiteur, il unissait la plus
grande effronterie; et ce qui lui facilitait surtout
sa tâche, c'était l'art d'inventer de ces histoires
bizarres par lesquelles on captive l'esprit du peu-
ple. Tout moyen lui était bon pour remplir sa
caisse. Enflant la voix et se livrant à une élo-
quence de tréteaux, il offrait à tout venant ses
indulgences, et savait mieux qu'aucun marchand
de foire faire valoir sa marchandise ^.
Quand la croix avait été élevée et que les armes
du pape y étaient suspendues, Tezel montait en
chaire, et d'un ton assuré il se mettait à exalter la
valeur des indulgences, en présence de la foule que
la cérémonie avait attirée dans le lieu saint. Le
peuple Técoutait, et ouvrait de grands yeux, à
l'ouïe des vertus admirables qu'il armoncait. Un
historien jésuite dit, en parlant des religieux do-
minicains que Tezel s'était associés : « Quelqucs-
« uns de ces prédicateurs ne manquèrent pas,
« comme d'ordinaire, d'outrer le sujet qu'ils trai-
« talent, et d'exagérer tellement le prix des indul-
1 L. 0pp. (W.) XV, 862.
2 Circuinferuntur vénales indulgentise in liis rci^ionibiis a
Tecelio Dominicano inipuclenlissimo sycoplianta. (Mclanclit.
Vita Lulh.)
3l6 LE DISCOURS DE TF.ZEL.
« gences, qu'ils donnèrent occasion au peuple de
« croire qu'on était assuré de son salut et de la
« délivrance des âmes du purgatoire aussitôt qu'on
« avait donné l'argent'. » Si" tels étaient les disci-
ples, on peut penser ce qu'était le maître. Écou-
tons l'une des harangues qu'il prononça après l'é-
lévation de la croix.
« Les indulgences, dit-il, sont le don le plus
<c précieux et le plus sublime de Dieu.
«Cette croix (en montrant la croix rouge) a
« autant d'efficace que la croix même de Jésus-
« Christ ^.
« Venez, et je vous donnerai des lettres munies
« de sceaux, par lesquelles les péchés mêmes que
« vous auriez envie de faire à l'avenir, vous seront
« tous pardonnes.
« Je ne voudrais pas échanger mes privilèges
« contre ceux de saint Pierre dans le ciel; car j'ai
« sauvé plus d'âmes par mes indulgences que l'a-
« pôtre par ses discours.
« Il n'y a aucun péché si grand que l'indidgence
« ne puisse le remettre; et même, si quelqu'un,
« ce qui est impossible sans doute, avait fait vio-
« lence à la sainte Vierge Marie , mère de Dieu ,
« qu'il paye, qu'il paye bien seulement, et cela lui
« sera pardonné^.
1 Hist. du Luthéranisme par le P. Maimbonrg, de la com-
pagnie de Jésus, i68i,p. 21.
2 L. Opp. (W.) XXII, p. 1393.
3 Tezel défend et maintient cette assertion dans ses anti-
thèses, publiées la même année. Th. 99, 100 et 101. « Sub
'< commissariis insuper ac pra'dicatoribus veniarum imponere,
LK DISCOURS DT TEZEL. ^l']
« Pensez donc que pour chaque péché mortel
« il vous faut, après la confession et la contrition,
« faire pénitence pendant sept ans, soit dans cette
« vie, soit dans le purgatoire : or, combien de pé-
« chés mortels ne sont pas commis dans un jour,
«combien dans une semaine, combien dans un
« mois, combien dans une année, combien dans
« toute la vie '!... Ah! ces péchés sont presque in-
fi finis, et ils font subir une peine infinie dans les
« flammes du purgatoire. Et maintenant, au moyen
« de ces lettres d'indulgence, vous pouvez une
« fois dans votre vie, dans tous les cas, sauf qua.
« tre qui sont réservés au siège apostolique, et en-
« suite à l'article de la mort, obtenir une pleine
« rémission de toutes vos peines et de tous vos
« péchés!... »
Tezel entrait même dans des calculs de finance :
« Ne savez-vous pas , disait-il , que si quelqu'un
« veut aller à Rome, ou dans tel autre pays où les
« voyageurs courent des dangers, il envoie son
« argent à la banque, et pour chaque cent florins
« qu'il veut avoir, il en donne cinq ou six ou dix
«de plus, afin qu'au moyen des lettres de cette
« banque, on lui paye sûrement son argent à Rome
« ou ailleurs... Et vous, pour le quart d'un florin,
« vous ne voulez pas recevoir ces lettres d'indul-
« ut si quis per impossibile Dei genitricem semper viri^Mnem
«violasset, quod euiudem indulgentiarum vigore absolverc
'< possent, luce clarius est. »(Positiones fratris J. Tezelii quibus
défendit indiilgentias contra Lutherum.)
I Quot peccata mortalia committuntur in die.... ^Loscher's
Reformations acten I, p. 418.)
3l8 LE DISCOURS DE TEZEL.
a gence, au moyen desquelles vous pourrez intro-
(c duire dans la patrie du paradis, non un vil ar-
« gent, mais l'âme divine et immortelle, sans qu'elle
« ait aucun danger à courir^... »
Tezel passait ensuite à un autre sujet.
« Mais il y a plus, disait-il : les indulgences ne
« sauvent pas seulement les vivants, elles sauvent
« aussi les morts.
« Pour cela la repentance n'est même pas né-
a cessaire.
« Prêtre! noble! marchand! femme! jeune fille!
« jeune homme! entendez vos parents et vos au-
« très amis qui sont morts et qui vous crient du
« fond de l'abîme : « Nous endurons un horrible
«martyre! Une petite aumône nous délivrerait;
« vous pouvez la donner , et vous ne le voulez
« pas ! »
On frémissait à ces paroles, prononcées par la
voix formidable du moine charlatan.
« A l'instant même, continuait Tezel, où la pièce
« de monnaie retentit au fond du coffre-fort, l'âme
« part du purgatoire et s'envole délivrée dans le
« ciel ^.
« O gens imbéciles et presque semblables aux
« bêtes, qui ne comprenez pas la grâce qui vous
« est si richement présentée!... Maintenant le ciel
I Si contingat aliquem ire Romam, vel ad alias periciilo-
sas partes, mittat pecuiiias suas in banco, et ille pro quo-
libet centum dat quinque, aut sex, aut decem. . . . (Loscher's
Reformations acten 1 , p. 4 18.)
1 Thèse 56. (Positiones fratris J. Tezelii qnibus derendit
induleentias contra Lutlicrum.\
Li: DISCOURS DE TEZEL. 3 K)
«est partout ouvert!... Refuses-tu à cette heure
« d'y entrer? Quand donc y entreras-tu?... Main-
ce tenant tu peux racheter tant d'âmes!... Homme
« dur et inattentif! avec douze gros tu peux tirer
«ton père du purgatoire, et tu es assez ingrat
« pour ne pas le sauver! Je serai justifié au jour
« du jugement; mais vous, a^ous serez punis d'au-
« tant plus sévèrement, pour avoir négligé un si
« grand salut. — Je te le déclare, quand tu n'au-
« rais qu'un seul habit, tu serais obligé de l'oter
« et de le vendre, afin d'obtenir cette grâce... Le
« Seigneur notre Dieu n'est plus Dieu. 11 a remis
« tout pouvoir au pape. »
Puis, cherchant à faire usage d'autres armes
encore, il ajoutait : « Savez-vous pourquoi notre
« très-saint Seigneur distribue une si grande grâce?
« H s'agit de relever l'église détruite de Saint-
« Pierre et Saint-Paul , en sorte qu'elle n'ait pas
« sa pareille dans l'univers. Cette église contient
fc les corps des saints apôtres Pierre et Paul et ceux
«d'une multitude de martyrs. Ces corps saints,
« par l'état actuel de l'édifice, sont maintenant,
«hélas!... continuellement battus, inondés, souil-
« lés, déshonorés, réduits en pourriture par la pluie,
« par la grêle... Âh! ces cendres sacrées resteront-
« elles plus longtemps dans la boue et dans l'op-
« probre * ?»
Cette peinture ne manquait pas défaire impres-
sion sur plusieurs. On brûlait du désir de venir à
l'aide du pauvre Léon X, qui n'avait pas de quoF
i Insti'uction de l'arch. de Mayencc, etc.
320 CONFESSION.
mettre à l'abri de la pluie les corps de saint Pierre
et de saint Paul.
Alors l'orateur s'élevait contre les ergoteurs et
les traîtres qui s'opposaient à son œuvre ; « Je les
« déclare excommuniés! » s'écriait-il.
Ensuite, s'adressant aux âmes dociles, et faisant
un usage impie de l'Écriture : « Bienheureux sont
« les yeux qui voient ce que vous voyez, car je
« vous dis que plusieurs prophètes et plusieurs
« rois ont désiré de voir les choses que vous voyez,
« et ils ne les ont pas vues , et d'ouïr les choses que
« vous entendez, et ils ne les ont point entendues ! »
s'écriait-il. Et pour terminer , montrant le coffre-
fort où l'on recevait l'argent, il concluait d'ordi-
naire son pathétique discours , en adressant à trois
reprises au peuple cet appel : «Apportez! appor-
« tez! apportez! » — « Il criait ces mots avec un si
« horrible beuglement, écrit Luther, qu'on eût dit
« un bœuf furieux qui fondait sur les gens et les
«frappait de ses cornes ^ » Quand son discours
était fini, il descendait de chaire, courait vers la
caisse, et, en présence de tout le peuple, y jetait
une pièce d'argent, qu'il avait soin de faire son-
ner bien fort ^.
Tels étaient les discours que l'Allemagne étonnée
entendait aux jours où Dieu préparait Luther.
Le discours terminé, l'indulgence était consi-
dérée comme « ayant établi son trône en. ce lieu
I Résolut, sur la thèse Sa.
1 Tentzel, Reformationsgesch. — Myconii Réf. Hist. — Ins-
truction de l'archevêque de Mayence aux sous-commis'^airos
do l'indulgence. — Thèses de Luther.
CONFESSION. 3a I
« (l'une manière solennelle. » Des confessionnaux,
ornés des armes du pape, étaient disposés. Les
sous-commissaires, et les confesseurs qu'ils choisis-
saient, étaient censés représenter les pénitenciers
apostoliques de Rome dans le temps d'un grand
jubilé; et sur chacun de leurs confessionnaux on
lisait en grands caractères leurs noms, leurs pré-
noms et leurs titres ^
Alors on se pressait en foule vers les confesseurs.
On venait avec une pièce de monnaie dans la
main. Hommes, femmes, petits, pauvres, ceux
même qui vivaient d'aumônes, chacun trouvait de
l'argent. Les pénitenciers, après avoir exposé de
nouveau à chacun en particulier la grandeur de
l'indulgence, adressaient aux pénitents cette de-
mande : « De combien d'argent pouvez - vous en
<c conscience vous priver pour obtenir une si par-
« faite rémission?» Cette demande, dit l'instruc-
tion de l'archevêque de Mayence aux commissaires,
cette demande doit être faite dans ce moment,
afin que les pénitents soient parla mieux disposés
à contribuer.
Quatre grandes grâces étaient promises à ceux
qui voulaient aider à élever la basilique de Saint-
Pierre. « La première grâce que nous vous annon-
ce rons, disaient les commissaires, d'après la lettre
«de leur instruction, est le pardon complet de
« tous les péchés ^. » Venaient ensuite trois autres
grâces: l'une, le droit de se choisir un confes-
I Instruction, eto., 5, 6f).
X Ibid., 19.
L 2 1
39.2 QUATRE GRACF.S.
seur qui, toutes les fois que l'heure de la mort sem-
blerait sonner, donnerait l'absolution de tous les
péchés et même des plus grands crimes réservés
au siège apostolique ^ ; l'autre était la participa-
tion à tous les biens, œuvres et mérites de l'Eglise
catholique, prières, jeûnes , aumônes, pèlerina-
ges^; la dernière enfin était la rédemption des
âmes qui sont dans le purgatoire.
Pour obtenir la première de ces grâces, il était né-
cessaire d'avoir la contrition du cœur et la confes-
sion de la bouche, ou du moins l'intention de se
confesser. Mais, quant aux trois autres, on pouvait
les obtenir sans contrition, sans confession, uni-
quement en payant. Déjà Christophe Colomb,
exaltant le prix de l'or, avait dit très-sérieusement :
(' Qui le possède peut introduire les âmes dans le
.c paradis. » Telle était la doctrine enseignée par
l'archevèque-cardinal de Ma} ence et par les com-
missaires du pape. « Quant à ceux, disaient -ils,
« qui veulent délivrer des âmes du purgatoire et
« leur procurer le pardon de toutes leurs offenses,
t( qu'ils mettent de l'argent dans la caisse; mais il
« n'est pas nécessaire qu'ils aient la contrition du
K cœur ou la confession de la bouche '^. Qu'ils se
« hâtent seulement d'apporter leur argent; car ils
« feront ainsi une œuvre très-utile aux âmes des
« trépassés et à la construction de l'église de Saint-
I
1 Instruction de l'arclievcque, 3o.
2 Ihid. , 35.
?i Aiich ist nlcht nothig dass sie in dem Herztn zerknirscht
sind , iind mit doin MiiihI geheichtet habon. (Ibid. , 38.)
VF.NTE.
3u3
« Pierre.» De plus grands biens ne pouvaient être
offerts à plus bas prix.
La confession finie, et c'était bientôt fait, les
fidèles se hâtaient de se rendre vers le vendeur.
Un seul était chargé de la vente. Il tenait son
comptoir près de la croix. Il jetait des regards
scrutateurs sur ceux qui s'approchaient de lui. Il
examinait leur air, leur port, leurs habits; et il
demandait une somme proportionnée à l'appa-
rence de celui qui se présentait. Les rois, les rei-
nes, les princes, les archevêques, les évèques,
devaient, selon le règlement, payer pour une in-
dulgence ordinaire vingt-cinq ducats. Les abbés,
les comtes, les barons, en payaient dix. Les autres
nobles, les recteurs et tous ceux qui avaient un
revenu de cinq cents florins en payaient six. Ceux
qui avaient deux cents florins par an en payaient
un, d'autres seulement un demi. Du reste, si cette
taxe ne pouvait être suivie à la lettre, de pleins
pouvoirs étaient donnés au commissaire aposto-
lique; et le tout devait être arrangé d'après les
données de la « saine raison » et la générosité du
<)onateur'. Pour des péchés particuliers, Tezel
avait une taxe particulière. La polygamie se payait
six ducats; le vol d'église et le parjure, neuf ducats ;
le meurtre, huit ducats; la magie, deux ducats.
Samson, qui faisait en Suisse le même commerce
que Tezel en Allemagne, avait une taxe un peu
différente. Il faisait payer pour un infanticide
i Nach den Satzen der gcsuiiden Verniinft, nach ifirrrAîa-
ijnifirrn/ iind FrrigoliigVcit. (Instrnr tioii , clr. , 26.^
a I.
3'i4 PKNITl NCR l'iJBI.lQUi-.
quatre livres tournois ; pour un parricide ou un
fratricide, un ducat \
Les commissaires apostoliques rencontraient
quelquefois des difficultés dans leur négoce. Il ar-
rivait souvent, soit dans les villes, soit dans les
villages, que les maris étaient opposés à tout ce
trafic, et défendaient à leurs femmes de rien porter
à ces marchands. Qu'avaient à faire leurs dévotes
épouses? « N'avez-vous pas votre dot ou d'autres
« biens à votre disposition? )j leur disaient les ven-
deurs. «Dans ce cas, vous pouvez en disposer
« pour une œuvre si sainte , contre le gré de vos
« maris ^. »
La main qui avait donné l'indulgence ne pouvait
pas recevoir l'argent; cela était défendu sous les
peines les plus sévères : on avait de bonnes rai-
sons pour craindre que cette main ne fût pas fidèle.
Le pénitent devait déposer lui-même le prix de
son pardon dans la caisse ^. On montrait un visage
irrité à ceux qui tenaient audacieusement leurs
bourses fermées 4,
Si, parmi ceux qui se pressaient dans les con-
fessionnaux, se trouvait quelque homme dont le
crime eût été public, sans que les lois civiles l'eus-
sent atteint, il devait faire avant tout pénitence
publique. On le conduisait d'abord dans une cha-
pelle ou dans une sacristie; là, on le dépouillait
de ses vêtements, on lui ôtait ses souliers et on ne
I Mùller's Reliq. III, p. .>C/|.
1 Instr. 27. WictU'r tien Willen ilires Miuiiies.
3 Ib. 87, 90 et 91.
/, Luth. Opp. Lcif.z. XVII, 79.
UNE LETTUE D IKDUI.GiliyCE.
3u5
lui laissait que sa chemise. On lui croisait les bras
sur la poitrine; on lui plaçait une lumière dans
une main, un cierge clans l'autre. Puis le pénitent
marchait en tête de la procession qui se rendait à
la croix rouge. 11 se mettait à genoux jusqu'à ce
que le chant et la collecte fussent terminés. Alors
le commissaire entonnait le psaume Miserere ineil
Les confesseurs s'approchaient aussitôt du péni-
tent et le conduisaient à travers la station vers le
commissaire, qui, prenant la verge de sa main et
l'en frappant à trois reprises doucement sur le
dos% lui disait : « Que Dieu ait pitié de toi et te
'f pardonne ton péché! » Il entonnait ensuite le
Kyrie eleison. Le pénitent était ramené devant la
croix et le confesseur prononçait sur lui l'absolu,
tion apostolique et le déclarait réintégré dans la
compagnie des fidèles. Tristes momeries terminées
par une parole sainte, qui, dans un tel moment,
était une profanation!
Voici l'une des lettres d'absolution. Il vaut la
peine de connaître le contenu de ces diplômes qui
furent l'occasion de la réforme de l'Eglise.
« Que Notre -Seigneur Jésus-Christ ait pitié de
« toi, N. N**, et t'absolve par les mérites de sa
« très-sainte passion! Et moi, en vertu de la puis-
ce sauce apostolique qui m'a été confiée, je t'absous
« de toutes les censures ecclésiastiques, jugements
« et peines que tu as pu mériter; de plus, de tous
« les excès, péchés et crimes que tu as pu com-
« mettre , quelque grands et énormes qu'ils puis-
« sent être et pour quelque cause que ce soit, fus-
I Dreimal crclind auf den Riickcn. (Instruction.)
3aG EXCEPTIOJVS.
« sent-ils même réservés à notre très-saint père le
« pape et au siège apostolique. J'efface toutes les
« taches d'inhabilité et toutes les notes d'infamie
« que tu aurais pu t'attirer à cette occasion. Je te
« remets les peines que tu aurais dû endurer dans
« le purgatoire. Je te rends de nouveau participant
« des saci^ements de l'Église. Je t'incorpore derechef
« dans la communion des saints, et je te rétablis
« dans l'innocence et la pureté dans laquelle tu as
« été à l'heure de ton baptême. En sorte qu'au
« moment de ta mort, la porte par laquelle on.
« entre dans le lieu des tourments et des peines
« te sera fermée, et qu'au contraire la porte qui
« conduit au paradis de la joie te sera ouverte.
« Et si tu ne devais pas bientôt mourir, cette grâce
« demeurera immuable pour le temps de ta fin
« dernière.
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
« Amen.
« Frère Jea.n Tezel, commissaire, l'a signé de sa
« propre main. »
Avec quelle habileté des paroles présomptueu-
ses et mensongères sont ici intercalées entre des
paroles saintes et chrétiennes !
Tous les fidèles devaient venir se confesser dans
le lieu même où la croix rouge était plantée. Il
n'y avait (l'exception que pour les malades, les
vieillards et les femmes enceintes. Si cependant il
se trouvait dans le voisinage quelque noble en
son château, quelque grand personnage en son
palais, il y avait aussi exemption pour lui ' ; car il
j Instr. f).
DIVERTISSEMENTS ET DEBAUCHES. '61']
pouvait ne pas se soucier d'être mêlé à tout ce
peuple, et son argent valait bien la peine qu'on
allât le chercher dans sa maison.
Y avait-il quelque couvent dont les chefs, oppo-
sés au commerce de Tezel, défendissent à leurs
moines de visiter les lieux où l'indulgence avait
érigé son trône, on trouvait encore moyeti de re-
médier au mal en leur envoyant des confesseurs
chargés de les absoudre, contre les règles de leur
ordre et la volonté de leurs chefs '. On ne laissait
pas un filet de la mine sans trouver moyen de
l'exploiter.
Puis arrivait ce qui était le but et la fin de toute
l'affaire : la supputation des deniers. Pour plus de
sûreté, le coffre avait trois clefs : l'une était dans
les mains de Tezel ; la seconde, dans celles du tré-
soiier délégué de la maison Fugger d'Angsbourg, à
qui l'on avait commis cette vaste entreprise; la
troisième était confiée à l'autorité civile. Quand
le moment était venu, les caisses étaient ouvertes
en présence d'un notaire public, et le tout était
dûment compté et enregistré. Christ ne devait-il
pas se lever pour chasser du sanctuaire ces ven-
deurs profanes?
La mission terminée , les marchands se délas-
saient de leurs peines. L'instruction du com-
missaire général leur défendait, il est vrai, de
fréquenter les cabarets et les lieux suspects * ;
mais ils se souciaient peu de cette interdiction. Les
1 Iiiit. , 6[).
■i Ibitl. , 4.
3a8 LE CONFESSEUR FKAWCISCAm .
pécliés (ievaient paraître bien peu redoutables à
des gens qui en faisaient un si facile trafic. « Les
« quêteurs menaient une mauvaise vie, dit un his-
« torien catholique romain ; ils dépensaient dans
« les cabarets, dans les brelans et dans les lieux
rt infâmes, tout ce que le peuple retranchait de
« ses nécessités ^ :» On assure même que lorsqu'ils
étaient dans les cabarets, il leur arrivait de jouer
aux dés le salut des âmes 2.
n.
Mais voyons à quelles scènes cette vente du
pardon des péchés donnait alors lieu en Alle-
magne. Il est des traits qui à eux tout seuls pei-
gnent les temps. Nous aimons à laisser parier les
hommes dont nous racontons l'histoire.
A Magdebourg, Tezel refusait d'absoudre une
femme riche, à moins, lui disait-il, qu'elle ne lui
payât à l'avance cent florins. Elle demanda conseil
à son confesseur ordinaire qui était franciscain :
« Dieu donne gratuitement la rémission des péchés,
« lui répondit cet homme, il ne la vend pas. » Ce-
pendant il la pria de ne point dire à Tezel l'avis
qu'elle avait reçu de lui. Mais le marchand ayant
pourtant entendu rapporter cette parole si con-
traire à son intérêt : « Un tel conseiller, s'écria-t-
« il, mérite qu'on le chasse ou qu'on le brùle^. »
Tezel ne trouvait que rarement des hommes
1 Sarj)! , Coiic. (!c Tienlc, p. 5.
2 Schrock, K. G. v. d. R. I, 1 16.
'3 S<'iiltcH Annal, evangel., p. IV.
l'amii du cimetière. 329
assez éclairés, et plus rarement encore des hommes
assez courageux pour lui résister. D'ordinaire il
avait bon marché de la fonle superstitieuse. Il avait
érigé à Zw^ickau la croix ronee des indulo;ences,
et les bons paroissiens s'étaient hâtés de faire son-
ner au fond de la caisse l'argent qui devait les
délivrer. Il s'en allait la bourse pleine. La veille
de son départ, les chapelains et leurs acolytes lui
demandent un repas d'adieu. La demande était
juste. Mais conuuent faire? l'argent était déjà
compté et scellé. Le lendemain matin, il fait son-
ner la grosse cloche. La foule se précipite dans le
temple; chacun pense qu'il est arrivé quelque
chose d'extraordinaire, puisque la station était
terminée. <c J'étais résolu, dit-il, à partir ce niatin;
« mais la luiit dernière j'ai été réveillé par des
« gémissements : j'ai prêté l'oreille. . . . c'était du
« cimetière qu'ils venaient. . . Hélas! c'est une pau-
« vre âme qui m'appelle et qui me supplie instam-
« ment de la délivrer du tourment qui la consume!
a Je suis donc resté un jour de plus, afin d'émou-
« voir à compassion les cœurs chrétiens eu faveur
« de cette âme malheureuse. Moi-même je veux
«être le premier à donner; mais qui ne suivra
« pas mon exemple sera digne de la condamna-
«tion.» Quel cœur n'eût pas répondu à un tel
appel? Qui sait, d'ailleurs, quelle est cette âme
qui crie dans le cimetière? On donne avec abon-
dance, et Tezel offre aux chapelains et à leurs
acolytes un joyeux repas dont les offrandes pré-
sentées en faveur de l'âme de Zwickau servent à
payer les frais '.
l Lôschcrs Ri-f. Act.i, I, 40.',. L. Opp. XV, 443, etc.
33o LK COHDONNIER d'hAGENAU.
I.es marchands d'indulgences s'étaient établis à
Hagenau en i 5 1 7. La femme d'un cordonnier, pro-
fitant de Tautorisalion que donnait l'instruction
du commissaire^ général, s'était procuré, malgré la
volonté de son niari , une lettre (Tindulgence, et
l'avait payée un florin d'or. Elle mourut peu après.
Le mari n'ayant pas fait dire de messe pour le
repos de son âme, le curé l'accusa de mépris pour
la religion, et le juge d'Hagenau le son)ma de com-
paraître. Le cordonnier prit en poche l'Huinlgence
de sa femme et se rendit à l'atidience. — «Votre
« femme est-elle morte? » lui demanda le juge. —
« Oui, » répondit-il. — « Qu'avez-vous fait pour
« elle? » — J'ai enseveli son corps et j'ai recom-
<( mandé son âme à Dieu. » — « Mais avez-vous fait
« dire une messe pour le salut de son âme? « —
«Je ne l'ai point fait; c'était inutile; elle est entrée
« dans le ciel au moment de sa mort. « — « D'où
« savez-vous cela? » — « En voici la preuve. » En
disant ces mots, il tire l'indulgence de sa poche,
et le juge, en présence du curé, y lit en autant de
mots, qu'au moment de sa mort, la femme qui l'a
reçue n'ira |)as dans le purgatoire, mais entrera
tout droit dans le ciel. «Si monsieur le curé pré-
« tend qu'une messe est encore nécessaire, ajonte-
«t-il, ma femme a été trompée par notre très-
« saint père le pape; si elle ne l'a pas été, c'est
« alors monsieur le curé qui me trompe. » Il n'y
avait rien à ré()ondre ; l'accusé fut renvoyé absous.
Ainsi le bon sens du peuple faisait justice de ces
fraudes pieuses'.
I Musculi TiOci roiDmiiiH's, p. '^f^7.,
LES ÉTUDIANTS. 3IYCONILS. 33l
Un jour que Tezel prêchait à Leipsig, et qu'il
mêlait à sa prédication quelques-unes de ces his-
toires dont nous avons donné un échantillon, deux
étudiants indignés sortirent de l'église, en s'écriant:
« Il nous est impossible d'entendre plus longtemps
« les facéties et les puérilités de ce moine'. )>L'un
d'eux, assure-t-on, était le jeune Camérarius, qui
fut plus tard Tintime ami de 3Iélancliton , et qui
écrivit sa vie.
Mais celui de tous les jeunes gens de l'époque
sur lequel ïezel fit le pius d'impression fut sans
doute Myconiiis, célèbre plus tard comme réfor-
mateur et comme historien de la réformation. Il
avait reçu une éducation chrélierme. «c Mon fils,
« lui disait souveiit son père, homme pieux de la
« Franconie, prie fréquemment; car toutes choses
« nous sont données gratiiitement de Dieu seul.
« Le sang de Christ, ajoutait-il, est la seule rançon
« pour les péchés de tout le monde. O mon fils,
« quand il n'y aurait que trois hommes qui dussent
a être sauvés par le sang de Christ, crois, et crois
« avec assurance que tu es l'un de ces trois hom-
« mes-là 2. C'est un affront fait an sang du Sauveur
«que de douter qu'il sauve. » Puis, mettant son
fils en garde contre le commerce qui commençait
alors à s'établir en Allemagne: «Les indidgences
«romaines, lui disait-il encore, sont des filets à
« pêcher l'argent, qui servent à tromper les sim-
1 Hoffmann's Reformationsgesch. v. Lcipz., p. 82.
2 Si tantum très liomines essent salvandi per sangiiineiii
Chiisti , certo statueret iinmn se cs:-;c ex liih'.is iliis. Meloh,
Adam. Vita Mvcou.i
302 CO.NVEliSATlO^.' AVEC ÏLZKL.
« pies. La rémission des péchés et la vie éternelle
« ne s'achètent pas. »
A l'âge de treize ans, Frédéric fut envoyé à l'é-
cole d'Annaberg pour terminer ses études. Peu
après, ïezel arriva dans cette ville, et y séjourna
deux ans. On accourait en foule à ses prédications.
« Il n'y a, s'écriait Tezel de sa voix de tonnerre, il
« n'y a d'autre moyen d'obtenir la vie éternelle
« que la satisfaction des œuvres. Mais cette satis-
« faction est impossible à l'homme. Il ne peut donc
(f que l'acheter du pontife romain '.»
Quand Tezel dut quitter Annaberg, ses discours
devinrent plus pressants, a Bientôt, s'écriaitil avec
« l'accent de la menace, je mettrai bas la croix, je
«fermerai la porte du ciei^, j'éteindrai l'éclat de
« ce soleil de grâce qui reluit à vos veux, w Puis,
reprenant la voix tendre de l'exhortation : «Voici
« le jour du salut, disait-il; voici le temps favora-
(c ble ! » Hai'ssant de nouveau la voix, le Stentor
pontifical ^, qui s'adressait aux habitants d'un pays
dont les raines faisaient la richesse, s'écriait avec
force : «Apportez, bourgeois d'Annaberg! contri-
« buez largement en faveur des indulgences, et vos
« mines et vos montagnes seront remplies d'argent
« pur! « Enfin, à la Pentecôte, il déclara qu'il dis-
tribuerait ses lettres aux pauvres gratuitement et
pour l'amour de Dieu.
Le jeune Myconius se trouvait au nombre des
auditeurs de Tezel. Il sentit en lui un ardent désir
I Si miîiiniis redimatur a pontificc romano. (Mclch. Adam.)
■j. Clausiiiiini januain rœli. (^Ibid.)
3 Steiitor ooiitilicius. f'll)id.!
CONVr.nSATlO-N AVFC TIZKI. 333
de profiter de cette offre. « Je suis, » dit-il en la-
tin aux commissaires vers lesquels il se rendit,
«je suis un pécheur pauvre, et j'ai besoin d'un
« pardon gratuit.» — «Ceux-là seuls, répondirent les
« marchands, peuvent avoir part aux mérites de
'< Christ, qui tendent à l'Église des maiîis secou-
« râbles, c'est-à-dire, qui donnent de l'argent. » —
« Que siguihent donc, dit Myconius, ces promes-
« ses de don gratuit affichées aux portes et aux
(c murs des temples? » — « Donnez au moins un
« gros,» disent les gens de Tezel, après avoir en
vain intercédé auprès de leur maître en faveur
du jeune homme. — «Je ne le puis.)^ — «Seule-
« ment six deniers. » — « Je ne les ai pas même. »
Les dominicains craignent alors qu'il ne soit venu
pour les surprendre. « Écoute, lui disent-ils, nous
« voulons te faire cadeau des six deniers. » Alors
le jeune homme, élevant la voix avec indignation,
répondit : « Je ne veu.i pas d'indulgences qu'on
« achète. Si je voulais en acheter, je n'aurais qu'à
« vendre un de mes livres d'école. Je veux un par-
« don gratuit et pour l'amour de Dieu seul. Vous
« rendrez compte à Dieu d'avoir, pour six deniers,
« laissé échapper le salut d'une âme. » — « Qui t'a
«envoyé pour nous surprendre? » s'écrient les
marchands. — « Le désir seul de recevoir la grâce
« de Dieu a pu me faire paraître devant de si
« grands seigneurs, » répond le jeune homme, et
il se retire.
« J'étais fort attristé, dit-il, d'être ainsi renvoyé
« sans pitié. Mais je sentais cependant en moi un
« consolateur qui me disait qu'il y avait un Dieu
'^3/4 RUSE d'lW gentilhomme.
« dans le ciel, qui pardonnait, sans argent et sans
« aucun prix, aux âmes repentantes, pour l'amour
« de son Fils Jésus-Christ. Comme je prenais congé
«de ces gens, le Saint-Esprit toucha mon cœur.
« Je fondis en larmes, et je priai ie Seigneur avec
« sanglots : O Dieu! m'écriai-je, puisque ces hom-
« mes m'ont refusé la rémission de mes péchés,
« parce que je manquais d'argent pour la payer,
« toi, Seigneur, aie pitié de moi et me les remets
v( par pure grâce. Je me rendis dans ma chambre,
«je pris mon crucifix qui se trouvait sur mou
«pupitre, je le mis sur ma chaise et je me pros-
« ternai devant lui. Je ne saurais pas décrire ce
« que j'éprouvai. Je demandai à Dieu d'être mon
« père et de faire de moi tout ce qu'il lui plairait.
«Je sentis ma nature changée, convertie, trans-
« formée. Ce qui me réjouissait auparavant devint
« pour moi un objet de dégoût. Vivre avec Dieu
« et lui plaire était mon plus ardent, mon unique
« désir ^ »
Ainsi Tezel préparait lui-même la réformation.
Par de criants abus il frayait la voie à une doc-
trine plus pure; et l'indignation qu'il excitait dans
une jeunesse généreuse devait éclater un jour
avec puissance. On en peut juger par le trait sui-
vant:
Un gentilhomme saxon, qui avait entendu Tezel
à Leipsig, avait été indigné de ses mensonges. Il
s'approche du moine et lui demande s'il a le droit
I LcUre de Mycon. à Ebcriis dans Hcrlitii Vita Tezclii ,
Wiltcml»., p. 1 i/j.
DISCOURS l)rs SAGES ET DU PELPLF. ÔJJ
tle pardoîjner les péchés qu'on a Tintention de
commettre. Assurément, répond Tezel, j'ai reçu
pour cela plein pouvoir du pape. « Eh bien, re-
« prend le chevalier, je voudrais exercer sur l'un
« de mes ennemis une petite vens^eance, sans por-
« fer atteinte à sa vie. Je vous donne dix écus si
« vous voidez me remettre une lettre d'indulgence
« qui m'en justifie*pleinement. » Tezel fit quelques
dif6cultés : ils tombèrent cependant d'accord de la
chose, moyennant trente écus. Bientôt après, le
moine part de Leipsig. Le gentilhomme, accom-
pagné de ses valets, l'attendait dans un bois entre
Jiiterbock et Treblin; il fond sur lui, lui fait don-
ner quelques coups de bâton et enlevé la riche
caisse des indulgences que l'inquisiteur emportait
avec lui. Tezel crie à la violence et porte plainte
devant les tribunaux. Mais le gentilhomme mon-
tre la lettre que Tezel a signée lui-même, et qui
l'exempte à l'avance de toute peine. Le duc George,
que cette action avait d'abord fort irrité, ordonna,
à la vue de cet écrit, qu'on renvoyât l'accusé ab-
sous '.
Partout ce commerce agitait les esprits, partout
on s'en entretenait. C'était le sujet des conversa-
tions dans les châteaux, dans les académies, dans
les maisons des bourgeois, comme dans les au-
berges, dans les cabarets et dans tous les lieux de
rassemblement du peuple =*. Les opinions étaient
partagées; les uns croyaient, les autres s'indi-
1 Albimis. Meissn. Ciironik. L. W. (W.) XV, 446, etc.
Hochtius in Vit. Tezelii.
2 L. Opp. (Leipz.) XYIT, p. m et 11 G.
3H6 DISCOURS DF.S SAGKS ET DC. PErPLF.
gnaient. Quant à la partie saine de la nation, elle
rejetait avec dégoût le système des indulgences.
Cette doctrine était tellement contraire à l'Écri-
ture sainte et à la morale, que tous les hommes
qui avaient quelque connaissance de la Bible ou
quelque lumière naturelle, la condamnaient inté-
rieurement et n'attendaient qu'un signal pour s'y
opposer. D'un autre côté, les moqueurs trouvaient
ample matière de raillerie. Le peuple, que la mau-
vaise conduite des prêtres irritait depuis bien des
années, et que la crainte des punitions retenait
seule encore dans un certain respect, se laissait
aller à toute sa liaine. Partout ou entendait des
plaintes et des sarcasmes sur l'amour de Tarifent
qui dévorait le clergé.
On ne s'en tenait pas là. On attaquait la puis-
sance des clefs et l'autorité du souverain pontife.
«Pourquoi, disait-on, le pape ne délivre-t-il pas
« à la fois toutes les âmes du purgatoire, par une
(t sainte charité et à cause de la grande misère de
« ces âmes, puisqu'il en délivre un si grand nombre
« pour l'amour d'un argent périssable etdelacathé-
« drale de Saint-Pierre? Pourquoi célèbre-t-on tou-
cc jours les fêtes et les anniversaires pour les morts ?
« Pourquoi le pape ne rend-il pas, ou ne permet-
te il pas que l'on reprenne les bénéfices et les pré-
ce bendes qui or;t été fondés en faveur des morts,
« puisque maintenant il est inutile et même ré-
« préhensible de prier pour ceux que les indui-
te gences ont à jamais délivrés? Quelle est donc
« cette nouvelle sainteté de Dieu et du pape, que,
« pour l'amour de l'argent , ils accordent à un
UN MINEUR DE SCHNEEBERG. SSy
« homme impie et ennemi de Dieu , de délivrer
« du purgatoire une âme pieuse et aimée du Sei-
« gneur, plutôt que de la délivrer eux-mêmes gra-
« tuitement par amour, et à cause de sa grande
« misère ^ ? w
On racontait la conduite grossière et immorale
des traficants d'indulgences. Pour payer, disait-
on , ce qu'ils doivent aux voituriers qui les trans-
portent avec leurs marchandises, aux aubergistes
chez lesquels ils logent, ou à quiconque leur rend
quelque service, ils donnent une lettre d'indul-
gence pour quatre âmes, pour cinq âmes, ou pour
tel autre nombre d'âmes, selon les cas. Ainsi les
brevets de salut avaient cours dans les hôtelleries
et sur les marchés , comme des billets de banque
ou comme du papier-monnaie. « Apportez! appor-
te tezî disaient les gens du peuple; voilà la tète,
« le ventre , la queue et tout le contenu de leur
rt sermon*. »
Un mineur de Schneeberg rencontra un ven-
deur d'indulgences : « Faut-il ajouter foi, lui dit-
il, à ce que vous avez souvent dit de la force de
l'indulgence et de l'autorité du pape , et croire
qu'on peut, en jetant un denier dans la caisse,
racheter une âme du purgatoire? » Le marchand
d'indulgences l'affirme. « Ah ! reprend le mineur,
quel homme impitoyable doit donc être îe pape ,
qu'il laisse ainsi, pour un misérable denier, une
pauvre âme crier si longtemps dans les flammes!
1 Luther, thèses sur les indulgences. Th. 82, 83 et 84.
a L. Opp. (Leips.) XVII , 79.
I- 22
338 LiéoN X.
S'il n'a pas d'argent comptant, qu'il amasse quel-
que cent milliers d'écus, et qu'il délivre tout d'une
fois toutes ces âmes. Nous autres pauvres gens ,
nous lui en payerions volontiers les intérêts et le
capital. »
Ainsi l'Allemagne était lasse du trafic honteux
qui se faisait au milieu d'elle. On ne pouvait plus
y supporter les impostures de ces maîtres fripons
de Rome, comme dit Luther \ Cependant aucun
évêque , aucun théologien n'osait s'opposer à leur
charlatanisme et à leurs fraudes. Les esprits étaient
en suspens. On se demandait si Dieu ne suscite-
rait pas quelque homme puissant pour l'œuvre
qu'il y avait à faire ; mais on ne voyait paraître cet
homme nulle part.
III.
Le pape qui occupait alors le trône pontifical,
n'était pas un Borgia : c'était Léon X, de l'illustre
famille des Médicis. Il était habile , sincère , plein
de bonté et de douceur. Son commerce était affa-
ble, sa libéralité sans bornes, ses mœurs person-
nelles supérieures à celles de sa cour; le cardinal
Pallavicini reconnaît cependant qu'elles ne furent
pas à l'abri de tout reproche. A ce caractère aima-
ble il joignait plusieurs des qualités d'un grand
prince. Il se montrait l'ami des sciences et des
arts. C'est en sa présence que furent représentées
I Fessi erant Germani omnes, ferendis explicationibus ,
nundinationibus , et infinitis imposturis Romanensium nebu-
lonum. (L. Opp. lat. in praef.)
LEON X. 33g
les premières comédies italiennes ; il en est peu
de celles de son temps qu'il n'ait vu jouer. Il était
passionné pour la musique ; chaque jour son pa-
lais retentissait du son des instruments et on l'en-
tendait souvent lui-même fredonner les airs qu'on
avait exécutés devant lui. Il aimait la magnificence,
et il n'épargnait rien quand il s'agissait de fêtes,
de jeux, de théâtre, de présents ou de récom-
penses. Aucune cour ne surpassait en éclat et en
plaisirs celle du souverain pontife. Aussi , quand
on apprit que Julien Médicis pensait à fixer sa ré-
sidence à Rome avec sa jeune épouse : « Loué soit
« Dieu! s'écria le cardinal Bibliena, leplus influent
« des conseillers de Léon X; car il ne nous man-
te quait rien ici qu'une cour de dames '. « Une cour
de dames était le complément nécessaire de la
cour du pape. Mais le sentiment religieux était une
chose complètement inconnue à Léon. « Il avait
« tant d'agréments dans ses manières, qu'il eût été
« un homme accompli , s'il avait eu quelque con-
« naissance des choses de la religion et un peu plus
« d'inclination à la piété, de laquelle il ne se mit
«jamais guère en peine, dit Sarpi 2. »
Léon avait besoin de beaucoup d'argent. Il de-
vait pourvoir à ses vastes dépenses, suffire à toutes
ses libéralités, remplir la bourse d'or qu'il jetait
chaque jour au peuple , entretenir les spectacles
1 Ranke, Rœnaische Paebste 1,71.
2 Concile de Trente, p. 4. Pallavicini, en prétendant réfuter
Sarpi, confirme et même aggrave son témoignage : Suo plane
ofBciodefuit (Léo).... venationes, facetias, pompas adeo fré-
quentes.... (Conc. Trid. Hist. I, p. 8, g.)
11.
34o BESOINS DU PAPE ALBERT,
licencieux du Vatican , satisfaire aux nombreuses
demandes de ses parents et de ses courtisans
adonnés aux voluptés, doter sa sœur, qui avait
épousé le prince Cibo, fils naturel du pape Inno-
cent VIII , et suffire aux dépenses occasionnées
par son goût pour les lettres , les arts et les plai-
sirs. Son cousin, le cardinal Pucci, aussi habile
dans l'art d'amasser que Léon dans celui de pro-
diguer, lui conseilla de recourir à la ressource des
indulgences. Le pape publia donc une bulle, an-
nonçant une indulgence générale, dont le produit
serait destiné, disait-il, à la construction de l'église
de Saint-Pierre , ce monument de la magnificence
sacerdotale. Dans une lettre donnée à Rome, sous
l'anneau du pécheur, en novembre iSiy, Léon
demande à son commissaire des indulgences 147
ducats d'or, pour payer un manuscrit du trente-
troisième livre de Tite-Live. De tous les usages
qu'il fit de l'argent des Germains, ce fut sans doute
là le meilleur. Mais encore était-il étrange de dé-
livrer les âmes du purgatoire pour acheter le ma-
nuscrit de l'histoire des guerres du peuple ro-
main.
Alors se trouvait en Allemagne un jeune prince
qui était, à beaucoup d'égards, une image vivante
de Léon X : c'était Albert , frère cadet de l'électeur
Joachim de Brandebourg. Ce jeune homme, âgé de
vingt-quatre ans, avait été fait archevêque et élec-
teur de Mayence et de Magdebourg ; deux ans plus
tard, il fut nommé cardinal. Albert n'avait ni les
vertus ni les vices qu'on rencontre souvent chez
les hauts dignitaires de l'Église. Jeune, léger,
ALBERT. SON CARACTERE. 34 ï
mondain, mais non sans quelques sentiments gé-
néreux, il voyait fort bien plusieurs des abus de
la catholicité, et se souciait peu des moines fana-
tiques qui l'entouraient. Son équité le portait à
reconnaître, au moins en partie, la justice de ce
que demandaient les amis de l'Évangile. Dans le
secret de son cœur, il n'était pas très-opposé à
Luther. Capiton, l'un des réformateurs les plus
distingués, fut longtemps son chapelain, son con-
seiller et son confident intime. Albert assistait ré-
gulièrement à ses prédications. « Il ne méprisait
•(pas l'Évangile, dit Capiton; il l'estimait beau-
" coup au contraire, et pendant longtemps il ém-
et pécha les moines d'attaquer Luther. » Mais il eût
vouhi que celui-ci ne le compromît pas, et que,
tout en signalant les erreurs de doctrine et les
vices des membres inférieurs du clergé, il se gar-
dât bien de mettre au grand jour les fautes des
évéqueset des princes. Il craignait par-dessus tout
de voir son nom mêlé à cette affaire. « Voyez, »
disait plus tard à Luther le confiant Capiton, porté
à se faire illusion, comme on l'est souvent dans
des situations semblables à la sienne, « voyez l'exem-
« pie de Jésus-Christ et des apôtres : ils ont repris
«les pharisiens, l'inceste de Corinthe; mais ils
« n'ont jamais nommé les coupables. Vous ne savez
« pas ce qui se passe dans le cœur des évêques. Il
« s'y trouve plus de bien que vous ne le pensez
« peut-être. » Mais l'esprit léger et profane d'Al-
bert devait, encore plus que les susceptibilités et
les craintes de son amour-propre, l'éloigner de Ir.
réformation. Affable, spirituel, bien fait, somp-
34^ ttKAli; DES INDlJLGEiNCKS.
tiieux, dissipateur, se plaisant dans les délices de
la table, dans les riches équipages, dans la magni-
ficence des édifices, dans les plaisirs licencieux et
dans la société des gens de lettres, ce jeune arche-
vêque-électeur était en Allemagne ce que Léon X
était à Rome. Sa cour était l'une des plus magnifi-
ques de l'Empire. Il était prêt à sacrifier aux plai-
sirs et aux grandeurs tous les pressentiments de
vérité qui pouvaient s'être glissés dans son cœur.
Néanmoins on vit en lui, jusqu'à la fin, une cer-
taine résistance et des convictions meilleures ; plus
d'une fois il donna des preuves de sa modération
et de son équité.
Albert avait besoin d'argent, comme Léon. De
riches négociants d'Augsbourg, les Fugger, lui
avaient fait des avances. Il fallait payer ses dettes.
En outre, bien qu'il eut su accumuler deux ar-
chevêchés et un évêché , il n'avait pas de quoi
payer à Rome son pallium. Cet ornement, de laine
blanche, semé de croix noires et bénit par le pape,
qui l'envoyait aux archevêques comme marque de
leur dignité, leur coûtait 26,000, quelques-uns
disent 3o,ooo florins. Albert eut tout naturelle-
ment l'idée de recourir, pour obtenir de l'argent,
aux mêmes moyens que le pape. Il lui demanda la
ferme générale des indulgences, ou, comme l'on
disait à Rome, des « péchés des Germains. »
Quelquefois les papes les exploitaient eux-mê-
mes; d'autres fois ils les affermaient, comme quel-
ques gouvernements afferment encore aujour-
d'hui les maisons de jeu. Albert offrit à Léon de
partager avec lui les profits de l'affaire. Léon, en
LES FRANCISCAINS ET LES DOMINICAINS. 34^
acceptant le bail, exigea qu'il payât immédiatement
le prix du pallium. Albert, qui comptait précisé-
ment sur les indulgences pour l'acquitter, s'adressa
de nouveau aux Fugger, qui, jugeant l'affaire
bonne, firent à certaines conditions l'avance de-
mandée, et furent nommés caissiers de l'entre-
prise. C'étaient les banquiers des princes de cette
époque. Plus tard on les fit comtes, pour les ser-
vices qu'ils avaient rendus.
Le pape et l'archevêque s'étant ainsi partagé à
l'avance les dépouilles des bonnes âmes de l'Alle-
magne, il s'agissait de trouver ceux qui seraient
chargés de réaliser l'affaire. On l'offrit d'abord à
l'ordre des Franciscains, et leur gardien fut adjoint
à Albert. Mais ces moines ne s'en souciaient pas,
parce qu'elle était déjà en mauvaise réputation
auprès des honnêtes gens. Les Augustins , parmi
lesquels se trouvaient plus de lumières que dans
les autres ordres reUgieux, s'en fussent moins sou-
ciés encore. Cependant les Franciscains craignaient
de déplaire au pape, qui venait d'envoyer à leur
général de Forli le chapeau de cardinal , chapeau
qui avait coûté 3o,ooo florins à ce pauvre ordre
mendiant. Le gardien jugea plus prudent de ne
pas refuser ouvertement; mais il suscita à Albert
toutes sortes de difficultés. Jamais ils ne pouvaient
s'entendre; aussi l'Électeur accepta-t-il avec em-
pressement la proposition qui lui fut faite de se
charger seul de l'affaire. Les Dominicains , de leur
coté, convoitaient une part dans l'exploitation gé-
nérale qui allait commencer. Tezel, déjà fameux
dans le métier, accourut à Mayence pour offrir ses
344 TEZEL s'aPPROCHK.
services à l'Électeur. On se rappelait le talent dont
il avait fait preuve en publiant les indulgences
pour les chevaliers de l'ordre Teutonique de la
Prusse et de la Livonie ; on accepta donc ses pro-
positions, et tout ce trafic passa ainsi dans les
mains de son ordre '.
IV.
Luther entendit, autant que nous le savons,
parler pour la première fois de Tezel à Grimma,
en i5i6, au moment où il commençait sa visite
des églises. On vint rapporter à Staupitz, qui se
trouvait encore avec Luther, qu'il y avait à Vûr-
zen un marchand d'indulgences nommé Tezel, qui
faisait grand bruit. On cita même quelques-unes
de ses paroles extravagantes. Luther s'en indigna
et s'écria : « Si Dieu le permet , je ferai un trou
« à son tambour ^. »
Tezel revenait de Berlin, où il avait reçu l'ac-
cueil le plus amical de l'électeur Joachim, frère
du fermier général, lorsqu'il vint s'établir à Jûter-
bock. Staupitz, profitant de la confiance qu'avait
en lui l'électeur Frédéric, lui avait souvent repré-
senté les abus des indulgences et les scandales des
quêteurs ^. Les princes de Saxe , indignés contre
ce commerce honteux, avaient interdit au mar-
chand l'entrée de leurs provinces. Il devait donc
demeurer sur les terres de son patron l'archevêque
1 Seckendorf, 42.
a Lingke, Reisegesch. Luthers , p. 27.
3 Instillans ejus pectori fréquentes indulgentiarum abusus.
((^ochlœus, /j.)
LUTHER A.U CONFESSIONNAL. 34^
de Magdebourg; mais il approchait de la Saxe au-
tant qu'il le pouvait : Jûterbock n'était qu'à quatre
milles de Wittemberg. « Ce grand batteur de bour-
« ses, dit Luther, se mit à battre' bravement le
« pays, en sorte que l'argent commença à sauter, à
« tomber et à sonner dans les caisses. » Le peuple
accourut en foule de Wittemberg au marché d'in-
dulgences de Jûterbock.
Luther était encore, à cette époque, rempli de
respect pour l'Église et pour le pape. « J'étais alors,
« dit-il, un moine, un papiste des plus insensés,
K tellement enivré et même tellement noyé dans
« les doctrines de Rome , que j'aurais volontiers
« aidé, si je l'avais pu, à tuer quiconque eût eu
« l'audace de refuser le moins du monde obéis-
« sance au pape ^.J'étais un véritable Saul, comme
« il en est encore plusieurs. «Mais en même temps
son cœur était prêt à s'embraser pour tout ce qu'il
reconnaissait être la vérité , et contre tout ce qu'il
croyait être l'erreur. « J'étais un jeune docteur
«sorti récemment de la forge, ardent et joyeux
« dans la Parole du Seigneur ^. ->
Luther était un jour assis dans le confessionnal
à Wittemberg. Plusieurs bourgeois de la ville se
présentent successivement ; ils se confessent cou-
pables de grands désordres. Adultère, libertinage,
usure, bien mal acquis, voilà ce dont viennent
I En aUemand, battre en grange, dreschen. Luthers Opp.
XVII.
1 In praef. Opp. Witt. I. Motiachum, et papislum insanissi-
miim , ita ebrium, iiiio subinersum in dogmatibus papae , etc.
3 L. Opp. (W.) XXII.
346 COLÈRE DE TEZEL.
entretenir le ministre de la Parole, ces âmes dont
un jour il devra rendre compte. Il reprend, il
corrige, il éclaire. Mais quel est son étonnement
quand ces gens lui répondent qu'ils ne veulent
point abandonner leurs péchés !... Tout épouvanté,
le pieux moine leur déclare que puisqu'ils ne veu-
lent point promettre de se convertir, il ne peut
leur donner l'absolution. Les malheureux en ap-
pellent alors à leurs lettres d'indulgences; ils les
exhibent, et ils en revendiquent la vertu. Mais
Luther répond qu'il s'embarrasse peu du papier
qu'on lui montre, et ajoute : Si vous ne vous con-
vertissez, vous périrez tous. On se récrie, on ré-
clame; le docteur est inébranlable : il faut qu'on
cesse de mal faire, qu'on apprenne à bien faire;
autrement point d'absolution. « Gardez -vous,
«t ajoute-t-il , de prêter l'oreille aux clameurs des
« vendeurs d'indulgences : vous avez de meilleures
« choses à faire que d'acheter ces licences qu'ils
« vous vendent au prix le plus vil ^ »
Très-alarmés , ces habitants de Wittemberg se
hâtent de retourner vers Tezel; ils lui racontent
qu'un moine Augustin ne fait aucun cas de ses
lettres. Tezel, à cette nouvelle, rugit de colère. Il
crie en chaire, il insulte, il maudit*; et pour frap-
per davantage le peuple de terreur, il fait allumer
à plusieurs reprises un feu sur la grande place, et
1 Cœpi dissuadeie populis et eos dehortari ne indulgen-
tiariorum clamoribus aureni praeberent. ... (L. Opp. lat. in
praef.)
2 Wiitet , schilt und maledeit graeulich auf dem Predigt-
stuhl. (Mvcoiiius , Refoiinationsgcsch.)
LllTHI'R SANS PLAN. '5^']
déclare qu'il a reçu du pape l'ordre de brûler les
hérétiques qui oseraient s'élever contre ses très-
saintes indulgences.
Tel est le fait qui fut, non la cause, mais l'occa-
sion première de la réformation. Un pasteur,
voyant les brebis de son troupeau dans une voie
où elles doivent se perdre, cherche à les en tirer.
Il ne pense point encore à réformer l'Eglise et le
monde. Il a vu Rome et sa corruption ; mais il ne
s'élève point contre Rome. Il pressent quelques-
uns des abus sous lesquels la chrétienté gémit;
mais il ne pense pas à corriger ces abus. Il ne
veut pas se faire réformateur'. Il n'a pas plus un
plan pour la réformation de l'Église, qu'il n'en a
eu un pour la sienne propre. Dieu veut la réforme,
et Luther pour la réforme. Ce même remède, qui
s'est montré si efficace pour le guérir de ses pro-
pres misères, la main de Dieu l'appliquera par
lui aux misères de la chrétienté. Il demeure tran-
quille dans le cercle qui lui est assigné. Il marche
simplement où son maître l'appelle. 11 remplit à
Wittemberg ses devoirs de professeur, de prédi-
cateur, de pasteur. Il est assis dans le temple où
les membres de son église viennent lui ouvrir leur
cœur. C'est là, c'est sur ce terrain que le mal vient
l'attaquer et que l'erreur vient le chercher elle-
même. On veut l'empêcher de s'acquitter de sa
charge. Sa conscience liée à la Parole de Dieu se
soulève. N'est-ce pas Dieu qui l'appelle? Résister
I Haec initia fuerunt hujus controversiœ , in qua Lutheius,
niliil adhuc suspicans aut somnians de futura nnitatione ri-
tiium. (Melanoht. Vita Luth.)
348 UNE JALOUSIE d'oRDRE.
est un devoir : c'est donc aussi un droit. Il doit
parler. Ainsi furent ordonnés les événements par
ce Dieu qui voulait restaurer la chrétienté par le
fils d'un maître de forges, et faire passer par ses
fourneaux, la doctrine impure de l'Église, afin de la
purifier, dit Mathesius '.
Après cet exposé, il n'est pas nécessaire sans
doute de réfuter une imputation mensongère, in-
ventée par quelques-uns des ennemis de Luther,
mais seulement après sa mort. Une jalousie d'or-
dre, a-t-on dit, la douleur de voir un commerce
honteux et réprouvé confié aux Dominicains plu-
tôt qu'aux Augustins, qui en avaient joui jusqu'à
cette heure, portèrent le docteur de Wittemberg
à attaquer ïezel et ses doctrines. Le fait bien éta-
bli, que ce trafic avait d'abord été offert aux Fran-
ciscains , qui n'en avaient pas voulu , suffit pour
réfuter cette fable répétée par des écrivains qui
se sont copiés les uns les autres. Le cardinal Pal-
lavicini lui-même affirme que les Augustins n'a-
vaient jamais rempli cette charge =*. Au reste, nous
avons vu le travail de l'âme de Luther. Sa con-
duite n'a pas besoin d'une autre explication. Il
fallait qu'il confessât hautement la doctrine à la-
quelle il devait son bonheur. Dans le christia-
nisme, quand on a trouvé un bien pour soi-même,
on veut aussi le communiquer aux autres De
nos jours on doit abandonner ces explications
I Die veiseurte Lehr durch den Ofen gehen. (p. lo.)
2, Falsuni est coiisuevisse hoc munus injungi EremitaDis
S. Augustini. . . . (p. lA.)
DISCOURS DE LL'THF.K. 349
puériles et indignes de la grande révolution du
seizième siècle. Il fallait un levier plus puissant
pour soulever un monde. La réformation n'était
pas dans Luther seulement; son siècle la devait
enfanter.
Luther, que l'obéissance à la vérité de Dieu et
la charité envers les hommes appelaient également,
monta en chaire. 11 prémunit ses auditeurs, mais
avec douceurs ainsi qu'il le dit lui-même. Son
prince avait obtenu du pape pour l'église du châ-
teau àWittemberg des indulgences particulières.
Quelques-uns des coups dont il allait frapper lesin-
dulgences de l'inquisiteur pourraient bien tomber
sur celles de l'Électeur. IS'importe! il s'exposera
à sa disgrâce. S'il cherchait à plaire aux hommes,
il ne serait pas serviteur de Christ.
«Nul ne peut prouver par l'Écriture, que la
«justice de Dieu demande une peine ou une sa-
« tisfaction au pécheur, « dit le fidèle ministre de
la Parole au peuple de Wittemberg. <^ Le seul
«devoir qu'elle lui impose, c'est une vraie re-
« pentance, une sincère conversion, la résolution
« de porter la croix de Jésus-Christ et de s'appli-
« quer aux bonnes œuvres. C'est une grande er-
« reur que de prétendre satisfaire soi-même pour
«ses péchés à la justice de Dieu; car Dieu les
« pardonne toujours gratuitement, par une grâce
« inestimable.
« L'Église chrétienne, il est vrai, demande quel-
ce que chose au pécheur, et par conséquent elle
Sàubèrlich.
35o DISCOURS DE LUTHER.
«peut Je lui remettre. Mais c'est là tout... Et en-
« core, ces indulgences de l'Eglise ne sont tolérées
« qu'à cause des chrétiens paresseux et imparfaits,
« qui ne veulent pas s'exercer avec zèle aux bonnes
« œuvres; car elles n'excitent personne à la sanc-
vc tification, mais elles laissent chacun dans l'im-
« perfection. »
Puis, abordant le prétexte sous lequel les indul-
gences sont publiées : « On ferait beaucoup mieux,
« continue-t-il, de contribuer pour l'amour de
« Dieu à la construction de l'église de Saint-Pierre,
« que d'acheter dans ce but des indulgences... —
« Mais, dites-vous, n'en achèterons-nous donc ja-
« mais? — Je l'ai déjà dit et je le répète, mon cou-
rt seil est que personne n'en achète. Laissez-les aux
« chrétiens qui dorment : mais vous, marchez à
« part et pour vous-mêmes! Il faut détourner les
« fidèles des indulgences et les exciter aux œuvres
« qu'ils négligent. »
Enfin, jetant un coup d'œil sur ses adversaires,
Luther termine en disant : « Et si quelques-uns
« crient que je suis un hérétique (car la vérité que
u je prêche est très-nuisible à leur coffre- fort) , je
« m'inquiète peu de leurs criailleries. Ce sont des
« cerveaux sombres et malades, des hommes qui
« n'ont jamais senti la Bible, jamais lu la doctrine
« chrétienne, jamais compris leurs propres doc-
« teurs, et qui pourrissent enveloppés dans les
« lambeaux troués de leurs vaines opinions ^
I Sondern in ihren locherichen und zerrissenen Opinien,
viel nahe veiwcsen. (L. 0pp. (L.) XVJI , p. 119.)
SONGE DE l'Électeur. 35 i
(f Que Dieu leur donne à eux et à nous un sens
« droit!... Amen.» Après ces mots le docteur des-
cend de chaire, laissant ses auditeurs tout émus
de son hardi langage.
Ce sermon fut imprimé; il fit une profonde
impression sur tous ceux qui le lurent. Tezel y
répondit, et Luther répliqua; mais ces discussions
n'eurent lieu que plus tard, en i5i8.
La fête de tous les saints approchait. Des chro-
niques du temps racontent ici une circonstance
qui, bien que peu importante pour l'histoire de
cette époque, peut servir cependant à la caracté-
riser. C'est un songe de l'Électeur, dont le fond
est sans doute véritable, bien que quelques cir-
constances puissent avoir été ajoutées par ceux
qui l'ont rapporté. Seckendorf en fait mention ^
La crainte de faire dire aux adversaires que la
doctrine de Luther était fondée sur des songes,
a peut-être empêché divers historiens d'en parler,
remarque ce respectable écrivain.
L'électeur Frédéric de Saxe était à son château
de Schweinitz, à six lieues de Wittemberg, disent
les chroniques du temps. Le 3i octobre, vers le
matin , se trouvant avec son frère le duc Jean ,
qui était alors co-régent et qui régna seul après
I II se trouve aussi dans Loscher, I, 46, etc. , Teiizels Anf.
und Forlg. der Réf. — Jùnkers Ehrenged. p. 148. — Lehmanns
Beschr. d. Meissn. Erzgeb., etc. ; et dans un manuscrit des ar-
chives deWeimar, écrit d'après le récit de Spalatin. C'est d'a^
près ce manuscrit, publié à l'époque du dernier jubilé de la
réformation (1817) , que nous rapportons ce songe.
35a SONGE DE l'électeur.
sa mort, et avec son chancelier, l'Électeui dit au
duc :
«Il faut, mon frère, que je vous raconte un
rêve que j'ai fait cette nuit et dont je voudrais bien
savoir la signification. Il m'est si bien gravé dans
l'esprit que je ne l'oublierais pas, dussé-je vivre
mille ans ; car je l'ai eu par trois fois, et toujours
avec des circonstances nouvelles.
LE DUC JEAN.
« Est-ce un bon ou un mauvais rêve ?
l'électeur.
« Je ne sais : Dieu le sait.
LE DUC JEA.N.
«Ne vous en inquiétez pas; mais veuillez me
le raconter.
l'électeur.
« M'étant mis au lit hier soir, fatigué et abattu,
je m'endormis bientôt après ma prière, et je re-
posai doucement environ deux heures et demie.
M'étant alors réveillé, j'eus jusqu'à minuit toutes
sortes de pensées. Je réfléchissais comment je vou-
lais fêter tous les saints, je priais pour les pauvres
âmes dans le purgatoire, et je demandais à Dieu
de me conduire , moi , mes conseils et mon peu-
ple, selon la vérité. Je m'endormis de nouveau ;
et alors je rêvai que le Dieu tout-puissant m'en-
voyait un moine qui était le fils véritable de l'apô-
tre saint Paul. Tous les saints l'accompagnaient,
d'après l'ordre de Dieu, afin de lui rendre témoi-
gnage auprès de moi, et de déclarer qu'il ne venait
point machiner quelque fraude, mais que tout ce
SONGE DE l'électeur. 353
qu'il faisait était selon la volonté de Dieu. Ils me
demandèrent de vouloir bien permettre gracieu-
sement qu'il écrivît quelque chose à la porte de
l'église du château de Wittemberg , ce que j'accor-
dai par l'organe du chancelier. Là-dessus le moine
s'y rendit et se mit à écrire : il le fit en si grosses
lettres que je pouvais de Schweinitz lire ce qu'il
écrivait. La plume dont il se servait était si grande
que l'extrémité atteignait jusqu'à Rome; elle y
perçait les oreilles d'un lion qui y était couché ^ ,
et faisait chanceler sur la tête du pape la triple
couronne. Tous les cardinaux et les princes, ac-
courant en toute hâte, s'efforçaient de la soute-
nir. Moi-même et vous, mon frère, nous voulions
aider aussi : j'étendis le bras;. . . mais en ce mo-
ment je me réveillai , le bras en l'air, tout épou-
vanté et fort en colère contre ce moine qui ne savait
pas mieux gouverner sa plume. Je me remis un
peu. . . ce n'était qu'un songe.
« J'étais encore à moitié endormi et je fermai
de nouveau les yeux. Le rêve recommença. Le
lion, toujours inquiété par la plume, se mita
rugir de toutes ses forces, en sorte que toute la
ville de Rome et tous les Etats du saint Empire
accoururent , s'informant de ce que c'était. Le
pape demanda qu'on s'opposât à ce moine, et
s'adressa surtout à moi , parce que c'était dans
mon pays qu'il se trouvait. Je me réveillai encore ;
je récitai « Notre Père, w je demandai à Dieu de
préserver sa Sainteté, et je me rendormis de nou-
veau ....
I Léon X.
1. i5
354 SONGE TE l'électeur.
« Alors je rêvai que tous les princes de l'Em-
pire, et nous avec eux, accouraient à Rome, et
s'efforçaient les uns après les autres de rompre
cette plume ; mais plus on faisait d'efforts , plus
elle se roidissait; elle craquait comme si elle eût
été de fer : nous nous lassâmes enfin. Je fis alors
demander au moine (car j'étais tantôt à Rome et
tantôt à Wittemberg), d'où il tenait cette plume et
pourquoi elle était si forte. « La plume, répondit-
« il , a appartenu à une vieille oie de Bohême, âgée
{< de cent ans ^ Je la tiens d'un de mes anciens
« maîtres d'école. Quant à sa force, elle provient
« de ce qu'on ne peut pas lui ôter l'âme ou la
« moelle, et j'en suis moi-même tout étonné «
Tout à coup j'entendis un grand cri : de la longue
plume du moine étaient sorties un grand nombre
d'autres plumes. ... Je me réveillai une troisième
fois : il faisait jour....
LE DUC JEAN.
« Monsieur le chancelier, que vous en semble?
Que n'avons-nous ici un Joseph ou un Daniel éclairé
de Dieu!....
LE CHANCELIER.
« Vos Altesses connaissent le proverbe popu-
laire , que les songes des jeunes filles , des savants
et des grands seigneurs, ont ordinairement quelque
signification cachée. Mais on ne saura celle de ce
songe-ci que dans quelque temps, lorsque les choses
auxquelles il a rapport seront arrivées. C'est pour-
I Jean Hus. C'est ici une circonstance qu'on a peut-être
ajoutée plus tard , pour faire allusion à la parole de Jean Hus
que nous avons citée. Voyez le premier livre.
SONGK DE l'électeur. 355
quoi confiez-en l'accomplissement à Dieu , et re-
mettez tout en sa main.
LE DUC JEAN.
« Je pense comme vous, monsieur le chancelier;
il n'est pas à propos que nous nous creusions la
tête pour découvrir ce que ceci peut signifier. Dieu
saura tout diriger pour sa gloire.
l'électeur.
« Que noire Dieu fidèle le fasse! Cependant je
n'oublierai jamais ce rêve. J'ai bien pensé à une
interprétation.... mais je la garde pour moi. Le
temps montrera peut-être si j'ai bien deviné. »
Ainsi se passa, selon le manuscrit de Weimar,
la matinée du 3i octobre à Schweinitz : voyons
quel en fut le soir à Wittemberg. Nous revenons
ici tout à fait sur le terrain de l'histoire.
V.
Les paroles de Luther avaient produit peu d'ef-
fet. Tezel, sans se troubler, continuait son com-
merce et ses discours impies'. Luther se résignera-
t-il à ces criants abus, et gardera -t-il le silence?
Pasteur, il a vivement exhorté ceux qui avaient
recours à son ministère ; prédicateur , il a fait re-
tentir du haut de la chaire une voix d'avertisse-
ment. Il lui reste encore à parler comme théolo-
gien; il lui reste à s'adresser, non plus à quelques
âmes dans le confessionnal , non plus à l'assemblée
I Cujus impiis et nefariis concionibus iricitatiis Liitherus,
studio pietatis ardens, edidit propositiones de indulgentiis.
(Meiancht. Vita Luth.)
23.
356 f£ïE de tous les SAIJN'TS.
des fidèles de Wittemberg dans le temple, mais à
tous ceux qui sont, comme lui, docteurs de la Pa-
role de Dieu. Sa résolution est prise.
Ce n'est pas l'Eglise qu'il pense attaquer; ce
n'est pas le pape qu'il va mettre en cause : au con-
traire, c'est son respect pour le pape qui ne lui
permet pas de se taire plus longtemps sur des
prétentions par lesquelles on l'offense. Il faut
prendre le parti du pape contre des hommes au-
dacieux qui osent mêler son nom vénérable à leur
honteux trafic. Bien loin de penser à une révolu-
tion qui renverse la primauté de Rome, Luther
croit avoir le pape et la catholicité pour alliés con-
tre des moines impudents '.
La fête de tous les saints était un jour très-im-
portant pour Wittemberg, et surtout pour l'église
que l'Électeur y avait construite, et qu'il avait rem-
plie de reliques. On sortait alors ces reliques or-
nées d'argent, d'or et de pierres précieuses, et on
les étalait aux yeux du peuple étonné et ébloui
de tant de magnificence*. Quiconque visitait ce
jour-là cette église et s'y confessait, obtenait une
riche indulgence. Aussi dans ce grand jour les
pèlerins arrivaient-ils en foule à Wittemberg.
Luther, déjà décidé, s'achemine courageuse-
ment, le 3i octobre i5i7, vers l'église où se por-
tait la foule superstitieuse des pè-lerins, et affiche
1 Et in lis certiis mihi videbar, me habituriim patronum
papam , cujus fiducia tune fortiter nitebar. (L. 0pp. lat. in
praef.)
2 .... Quas magnifico apparatii publiée populis ostendi
curavit. (Cochlœus, 4)
LES THESÏÏS. 0'J~
à la porte de ce temple quatre-vingt-quii-ze thèses
ou propositions contre la doctrine des indulgen-
ces. Ni l'Électeur, ni Staupitz, ni Spalatin, ni
aucun de ses amis, même les plus intimes, n'a-
vaient été instruits de cette démarche ^
Luther y déclare, dans une espèce de préam-
bule , qu'il a écrit ces thèses avec le désir exprès
d'exposer la vérité au grand jour. Il s'annonce prêt
à les défendre le lendemain, à l'université même,
envers et contre tous. L'attention qu'elles excitent
est grande: on les lit, on se les répète. Bientôt les pè-
lerins, l'université, toute la ville sont en rumeur.
Voici quelques-unes de ces propositions écrites
de la plume du moine et affichées à la porte de
l'église de Wittemberg :
I.. «Lorsque notre Maître et Seigneur Jésus-
« Christ dit : Repentez-vons , il veut que toute la
« vie de ses fidèles sur la terre soit une constante
« et continuelle repentance.
1. « Cette parole ne peut être entendue du sacrc-
« ment de la pénitence (c'est-à-dire de la confession
« et de la satisfaction), ainsi qu'il est administré
« par le prêtre.
3. « Cependant le Seigneur ne veut pas seule-
« ment parler ici de la repentance intérieure : la
« repentance intérieure est nulle, si elle ne produit
« pas extérieurement toutes sortes de raortifica-
« tiens de la chair.
I Ciiin hiijus dispiitationis nullus etiam intimorum amico-
riim fiierit conscius. (L. Epp. I, p. 186)
358 LES thI:ses.
4. « La repenlance et la douleur, c'est-à-dire, la
ic vraie pénitence, durent aussi longtemps qu'un
ce homme se déplaît en lui-même, c'est-à-dire, jus-
te qu'à ce qu'il passe de cette vie dans la vie éter-
« nelle.
5. «Le pape ne peut, ni ne veut remettre au-
« cune autre peine que celle qu'il a imposée selon
« son bon plaisir, ou conformément aux canons,
a c'est-à-dire, aux ordonnances papales.
C. «Le pape ne peut remettre aucune condam-
« nation, mais seulement déclarer et confirmer la
« rémission que Dieu lui-même en a faite; à moins
« qu'il ne le fasse dans les cas qui lui appartien-
« nent. S'il fait autrement, la condamnation reste
« entièrement la même.
8. « Les lois de la pénitence ecclésiastique ne
« doivent être imposées qu'aux vivants et ne re-
« gardent nullement les morts.
11. «Les commissaires d'indulgences se trom-
« pent quand ils disent que, par l'indulgence du
«pape, l'homme est délivré de toute punition et
« sauvé.
i5. «Le même pouvoir que le pape a sur le pur-
« gatoire dans toute l'Eglise , chaque évêque l'a
« en particulier dans son diocèse et chaque curé
« dans sa paroisse.
27. « Ceux-là prêchent des folies humaines qui
« prétendent qu'au moment même où l'argent
« sonne dans le coffre-fort , l'âme s'envole du pur-
« gatoire.
28. «Ceci est sûr, savoir qu'aussitôt que l'ar-
« gcnt sonne, l'avarice et l'amour du gain arrivent,
LES THÈSES. SSq
« croissent et se multiplient. Mais le secours et les
i< prières de l'Église ne dépendent que de la vo-
M lonté et du bon plaisir de Dieu.
Sa. « Ceux qui s'imaginent être sûrs de leur sa-
« lut par les indulgences, iront au diable avec ceux
« qui le leur enseignent.
35. « Ils enseignent des doctrines antichrétien-
« nés, ceux qui prétendent que pour délivrer une
« âme du purgatoire, ou pour acheter une indui-
re gence, il n'est besoin ni de tristesse, ni de re-
« peatir.
36. « Chaque chrétien qui éprouve une vraie
« repentance pour ses péchés, a une entière ré-
« mission de la peine et de la faute, sans qu'i ait
« besoin pour cela d'indulgence.
37. «Chaque vrai chrétien, mort ou vivant, à
« part à tous les biens de Christ ou de l'Église, par
« le don de Dieu et sans lettre d'indulgence.
38. « Cependant il ne faut pas mépriser la dis-
« tribjition et le pardon du pape; car son pardon
«est une déclaration du pardon de Dieu.
4o. « La repentance et la douleur véritables
« cherchent et aiment la punition ; mais la douceur
« de l'indulgence délie de la punition, et fait que
« l'on conçoit de la haine contre elle.
42. «Il faut apprendre aux chrétiens, que le
« pape ne pense ni ne veut que l'on compare en
« rien l'action d'acheter des indulgences à une œu-
« vre quelconque de miséricorde.
43. « Il faut apprendre aux chrétiens, que celui
« qui donne aux pauvres ou qui prête aux néces-
36o LES THÈSES.
« siteux, fait mieux que celui qui achète une in-
« dulgence.
44- « Car l'œuvre de la charité fait croître la
« charité et rend l'homme plus pieux ; tandis que
« l'indulgence ne le rend pas meilleur, mais seu-
« lement plus assuré en lui-même, et mieux à l'a-
« bri de la punition.
45. « Il faut apprendre aux chrétiens, que celui
ce qui voit son prochain dans le besoin, et qui
« malgré cela achète une indulgence, n'achète pas
« l'indulgence du pape, mais charge sur lui -la co-
« 1ère de Dieu.
46. « 11 faut apprendre aux chrétiens, que s'ils
« n'ont pas du superflu, ils sont obligés de garder
« pour leurs maisons de quoi se procurer le né-
« cessaire , et ne doivent point le prodiguer en in-
« dulgences.
47. ce II faut apprendre aux chrétiens, qu'ache-
(c ter une indulgence est une chose libre , et non
« de commandement.
48. « Il faut apprendre aux chrétiens , que le
« pape, ayant plus besoin d'une prière faite avec
« foi que d'argent, désire la prière plus que l'ar-
« gent, quand il distribue les indulgences.
49. « Il faut apprendre aux chrétiens, que l'in-
« dulgence du pape est bonne , si l'on ne met pas
c( sa confiance en elle; mais qu'il n'y a rien de plus
« nuisible, si elle fait perdre la piété.
50. :c II faut apprendre aux chrétiens, que si le
« pape connaissait les exactions des prédicateurs
a d'indulgences, il aimerait mieux que la métro-
LES THESES.
36 l
« pôle de Saint-Pierre fût brûlée et réduite en
ce cendres , que de la voir édifiée avec la peau , la
« chair et les os de ses brebis.
5i. «Il faut apprendre aux chrétiens, que le
« pape, ainsi que c'est son devoir, distribuerait de
« son propre argent aux pauvres gens que les pré-
« dicateurs d'indulgences dépouillent maintenant
« de leur dernier sou , dùt-il même pour cela ven-
« dre la métropole de Saint-Pierre.
5^. « Espérer être sauvé par les imlulgences est
K une espérance de mensonge et de néant, quand
« même le commissaire d'indulgences, et que dis-
« je? le pape lui-même, voudrait, pour l'assurer,
« mettre son âme en gage.
53. '<■ Ils sont les ennemis du pape et de Jésus-
ce Christ ceux qui, à cause de la prédication des
ce indulgences, défendent de prêcher la Parole de
c< Dieu.
55. ce Le pape ne peut avoir d'autre pensée que
ce celle-ci : Si l'on célèbre l'indulgence, qui est
ce moindre, avec une cloche, une pompe et une
ce cérémonie, il faut, et à bien plus forte raison,
ce honorer et célébrer l'Evangile, qui est plus
ce grand , avec cent cloches , cent pompes et cent
ce cérémonies.
62. ce Le véritable et précieux trésor de l'Eglise
ce est le saint Évangile de la gloire et de la grâce
ce de Dieu.
65. ce Les trésors de l'Évangile sont des filets
ce dans lesquels il est arrivé de pêcher autrefois dfes
te gens riches et à leur aise.
66. ce Mais les trésors de l'indulgence sont des
302 LES THÈSES.
« filets avec lesquels on pèche à cette heure les ri-
« chesses des gens.
67. «Il est du devoir des évéques et des pas-
« leurs de recevoir avec tout respect les commis-
« saires des indulgences apostoliques.
68. « Mais il est bien plus encore de leur devoir
« de s'assurer, des yeux et des oreilles, que lesdits
« commissaires ne prêchent pas les rêves de leur
« propre imagination, au lieu des ordres du pape.
7(. « Que celui qui parle contre l'indulgence
« du pape, soit maudit.
72. «Mais que celui qui ^arle contre les pa-
H rôles folles et imprudentes des prédicateurs
« d'indulgences , soit béni.
76. « L'indulgence du pape ne peut pas ôter le
« moindre péché journalier, pour ce qui regarde
« la coulpe ou l'offense.
79. « Dire que la croix ornée des armes du pape
« est aussi puissante que la croix de Christ, est un
« blasphème.
80. « Les évéques, pasteurs et théologiens qui
« permettent que l'on dise de telles choses au
« peuple, devront en rendre compte.
81. «Cette prédication déboutée, ces éloges
« impudents des indulgences, font qu'il est difli-
« cile aux savants de défendre la dignité et Fhon-
« neur du pape contre les calomnies des prédica-
« teurs et les questions subtiles et rusées des gens
« du peuple.
86. « Pourquoi, disent-ils, le pape ne bâtit -il
« pas la métropole de Saint-Pierre de son propre
« argent, plutôt que de celui des chrétiens pauvres.
LEUR FORCE. 363
« lui dont la fortune est plus grande que celle du
« plus riche Crassus?
92. «Puissions-nous donc être débarrassés de
« tous les prédicateurs qui disent à l'Église de
« Christ ; Paix ! paix ! et il n'y a point de paix.
94. «Il faut exhorter les chrétiens à s'appliquer
« à suivre Christ, leur chef, à travers les croix,
« la mort et l'enfer.
95. « Car il vaut mieux qu'ils entrent par beau-
ce coup de tribulations dans le royaume des cieux,
« que d'acquérir une sécurité charnelle par les con-
« solations d'une fausse paix. »
Voilà donc le commencement de l'œuvre. Les
germes de la réformation étaient renfermés dans
ces thèses de Luther. Les abus des indulgences y
étaient attaqués , et c'est ce qui frappa le plus ;
mais sous ces attaques se trouvait, en outre, un
principe qui, quoique attirant beaucoup moins
l'attention de la multitude, devait un jour renverser
l'édifice de la papauté. La doctrine évangélique
d'une rémission libre et gratuite des péchés y
était pour la première fois publiquement profes-
sée. Maintenant l'œuvre devait grandir. En effet ,
il était évident que quiconque aurait cette foi à
la rémission des péchés annoncée par le docteur
de Wittemberg, que quiconque aurait cette re-
pentance, cette conversion et cette sanctification
dont il pressait la nécessité, ne se soucierait plus
des ordonnances humaines, échapperait aux lan-
ges et aux liens de Rome , et acquerrait la liberté
des enfants de Dieu. Toutes les erreurs devaient
^D4 LECR FORCE.
tomber devant cette vérité. C'est jDar elle que la
lumière avait commencé à entrer dans l'âme de
Luther; c'était de même par elle que la lumière
devait se répandre dans l'Église. Une connaissance
claire de cette vérité était ce qui avait manqué
aux précédents réformateurs. De là la stérilité de
leurs efforts. Luther reconnut lui-même, plus
tard, qu'en proclamant la justification par la foi,
il avait mis la hache à la racine de l'arbre. « C'est
« la doctrine, que nous attaquons dans les secta-
« leurs de la papauté, dit-il. Hus et Wiclef n'ont
« attaqué que leur vie ; mais en attaquant leur
<c doctrine, nous saisissons l'oie par la gorge. Tout
« dépend de la Parole, que le pape nous a ôtée et
« a falsifiée. J'ai vaincu le pape , parce que ma doc-
« trine est selon Dieu, et que la sienne est selon
« le diable ^ »
Nous avons aussi oublié de nos jours cette
doctrine capitale de la justification par la foi, quoi-
que en un sens opposé à celui de nos pères. « Du
« temps de Luther, a dit l'un de nos contempo-
« rains*^, la rémission des péchés coûtait au moins
'< de l'argent; mais, de nos jours, chacun se l'ad-
« ministre gratis à lui-même. » Ces deux travers se
ressemblent fort. Il y a même peut-être plus d'ou-
bli de Dieu dans le nôtre que dans celui du seizième
siècle. Le principe de la justification par la grâce
de Dieu , qui tira l'Église de tant de ténèbres à
l'époque de la réformation, peut seul aussi renou-
1 Wenn inan die Lehre angreilft, so wiid clic Gans ;iin
Krage gogriffeii. (L. 0pp. (W.) XXII, p. i^^fig.;
2 Harius tic Kicl.
LEUR FORCE. , 365
vêler notre génération , mettre fin à ses dontes et
à ses oscillations, détruire l'égoïsme qui la ronge,
établir la moralité et la justice parmi les peuples,
en un mot, rattacher à Dieu le monde qui s'en
est séparé.
Mais si les thèses de Luther étaient fortes de la
force de la vérité qui y était proclamée, elles ne
l'étaient pas moins de la foi de celui qui s'en dé-
clarait le défenseur. Il avait tiré avec courage le
glaive de la Parole. Il avait fait cet acte dans la
foi à la puissance de la vérité. Il avait senti qu'en
s'appuyant sur les promesses de Dieu, on pou-
vait hasarder quelque chose, selon le langage du
monde. « Que celui qui veut commencer quelque
« chose de bon , dit-il en parlant de cette attaque
i< hardie, l'entreprenne en se confiant dans la
u bonté de cette chose, et non pas, qu'il s'en
<( garde! dans le secours et la consolation des
«hommes. De plus, qu'il ne craigne pas les
if hommes ni le monde tout entier. Car cette pa-
ie rôle ne mentira pas : // est bon de se confier dans
« le Seigneur. Et certes^ pas un de ceux qui se con-
« fient en toi ne sera confus. Mais que celui qui ne
« veut , ni ne peut hasarder quelque chose en se
a confiant en Dieu, se garde bien de rien entre-
« prendre ^)) Sans doute Luther, après avoir affi-
ché ses thèses à la porte de l'église de Tous les
saints, se retira dans sa tranquille cellule, rempli
de cette paix et de cette joie que donne une ac-
I L. Opp. Leips. VI, p. 5i8.
366 MODÉRATION. PROVIDENCE.
tien faite au nom du Seigneur et pour la vérité
éternelle.
Quelle que soit la hardiesse qui règne dans ces
thèses, on y retrouve encore le moine qui refuse
d'admettre un seul doute sur l'autorité du siège
de Rome. Mais en attaquant la doctrine des in-
dulgences, Luther s'en était pris, sans s'en aper-
cevoir, à plusieurs erreurs, dont la découverte ne
pouvait être agréable au pape, vu qu'elle devait
conduire tôt ou tard à mettre en question sa su-
prématie. Luther ne vit pas alors si loin; mais il
sentit combien était hardi le pas qu'il venait de
faire, et il crut en conséquence devoir en tempé-
rer l'audace, autant que le comportait le respect
dû à la vérité. Il ne présenta donc ses thèses que
comme des propositions douteuses, sur lesquelles
il sollicitait les lumières des savants; et il y joi-
gnit, se conformant en cela à un usage établi,
une solennelle protestation, par laquelle il dé-
clarait qu'il ne voulait rien dire ou affirmer qui
ne fut fondé dans la sainte Écriture , les Pères de
l'Église et les droits et décrétales du siège de
Rome.
Souvent, dans la suite, Luther, à la vue dés
conséquences immenses et inattendues de cette
courageuse attaque, s'étonna de lui-même, et ne
put comprendre qu'il eût osé la faire. C'est qu'une
main invisible et plus puissante que la sienne te-
nait les fils conducteurs , et poussait le héraut de
la vérité dans un chemin qu'elle lui cachait en-
core, et devant les difficultés duquel il eût reculé
LETTRE A. ALBERT. 867
peut-être, s'il les avait connues et s'il se fût avancé
seul et de lui-même. «Je suis, dit-il, entré dans
«cette dispute sans propos arrêté, sans le savoir
« ni le vouloir; j'ai été pris entièrement au dé-
« pourvu. J'en prends à témoin le Dieu qui sonde
« tous les cœurs ^ . »
J^uther avait appris à connaître la source de
ces abus. On lui avait apporté un livret orné des
armes de l'archevêque de ]Mayence et de Magde-
bourg, qui contenait les règles à suivre dans le
débit des indulgences. C'était donc ce jeune pré-
lat, ce prince élégant, qui avait prescrit ou du
moins sanctionné tout ce charlatanisme. Luther
ne voit en lui qu'un supérieur qu'il doit craindre
et vénérer^. Ne voulant point battre l'air au ha-
sard, mais plutôt s'adresser à ceux qui ont charge
de gouverner l'Église, il lui envoie une lettre
remplie à la fois de franchise et d'humilité. C'est
le jour même où il affiche ses thèses, que Luther
écrit à Albert.
«Pardonnez-moi, très-révérend Père en Christ
«et très-illustre Prince, lui dit-il, si moi qui ne
«suis que la lie des hommes^, j'ai la témérité d'é-
« crire à votre sublime Grandeur. Le Seigneur Jé-
«sus m'est témoin que, sentant combien je suis
«petit et méprisable , j'ai longtemps renvoyé de le
«faire Que Votre Altesse cependant laisse
1 Casu enini, non voluntate nec studio , in has tiirbas in-
cidi , Deum ipsum testor. (L. Opp. lat. in praef.)
1 Domino suo et pastori in Christo venerabiliter metuendo.
Adresse de la lettre. (Epp. I, p. 68.)
3 Fex hominum. (Ibid.)
368 LETTRE A. ALBERT.
«tomber un regard sur un grain de poudre, et ,
«selon sa douceur épiscopale, reçoive gracieuse-
« ment ma requête.
«On transporte çà et là dans le pays l'indul-
« gence papale , sous le nom de Votre Grâce. Je ne
« veux pas tant accuser les clameurs des prédica-
«teurs, je ne les ai pas entendues, que les fausses
«idées des gens simples et grossiers du peuple,
«qui, en achetant des indulgences, s'imaginent
«être sûrs de leur salut
«Grand Dieu! les âmes confiées à vos soins,
« très-excellent Père, sont instruites, non pour la
«vie, mais pour la mort. Le compte juste et sé-
« vère qui vous en sera demandé, croît et aug-
« mente de jour en jour Je n'ai pu me taire
«plus longtemps. Non! l'homme n'est point sauvé
«par l'œuvre ou par l'office de son évêque Le
«juste même est difficilement sauvé, et le chemin
«qui conduit à la vie est étroit. Pourquoi donc
«les prédicateurs d'indulgences, par des fables de
«néant, remplissent-ils le peuple d'une sécurité
«charnelle?
«L'indulgence seule, à les entendre, doit être
«proclamée, doit être exaltée Eh quoi!.... le
«principal et le seul devoir des évêques n'est-il
« pas d'enseigner au peuple l'Evangile et la cha-
arité de Jésus-Christ'? Jésus-Christ lui-même n'a
«nulle part ordonné de prêcher l'indulgence;
« mais il a commandé avec force de prêcher l'E-
1 Ut popiilus Evangelium iliscat atqtie charitatein Cliristi.
(Epp. I,p.68.)
LETTRE A. ALBERT. SÔQ
«vangile ^ Quelle horreur donc et quel danger
«pour un évéque s'il permet qu'on se taise sur
«l'Évangile, et que le bruit des indulgences re-
«tentisse seul et sans cesse aux oreilles de son
«peuple!....
«Très-digne Père en Dieu, dans l'instruction
« des commissaires qui a été publiée sous le nom
« de Votre Grâce (sans doute, sans votre savoir),
« il est dit que l'indulgence est le plus précieux
« trésor, que par elle l'homme est réconcilié avec
« Dieu, et que le repentir n'est pas nécessaire à
« ceux qui l'achètent.
«Que puis-je et que dois-je donc faire, très-
« digne Evêque, sérénissime Prince? Ah! je sup-
« plie Votre Altesse par le Seigneur Jésus-Christ,
« de porter sur cette affaire le regard d'une pater-
« nelle vigilance , de faire entièrement disparaître
« ce livre, et d'ordonner aux prédicateurs de tenir
« au peuple d'autres discours. Si vous ne le faites,
« craignez de voir un jour s'élever quelque voix
« qui réfutera ces prédicateurs, à la grande honte
« de Votre Altesse sérénissime. »
Luther envoyait en même temps à l'archevêque
ses thèses, et l'invitait par post-scriptum à les lire,
afin de se convaincre du peu de certitude qu'avait
la doctrine des indulgences.
Ainsi tout le désir de Luther était que les sen-
tinelles de l'Église se réveillassent et pensassent
enfin à faire cesser les maux qui la désolaient.
Rien de plus noble et de plus respectueux que
I Vehemeiiter prsecipit. (Epp. I, p. 68.)
L 1^
370 INSOUCIANCE DES ÉvigOES.
cette lettre d'un moine à l'un des plus grandie
princes de l'Eglise et de l'Empire. Jamais on n'agit
plus dans l'esprit du précepte de Jésus-Christ :
« Rendez à César ce qui appartient à César, et à
« Dieu ce qui appartient à Dieu. » Ce n'est pas là
la marche des révolutionnaires fougueux qui mé-
prisent les dominations et qui blâment les digni-
tés. C'est le cri de la conscience d'un chrétien et
d'un prêtre qui porte honneur à tous, mais qui
avant tout a la crainte de Dieu. Mais toutes les
prières et les supplications étaient inutiles. Le
jeune Albert, préoccupé de ses plaisirs et de ses
desseins ambitieux, ne fit point de réponse à un
appel si solennel. L'évéque de Brandebourg, or-
dinaire de Luther, homme savant et pieux, auquel
il envoya aussi ses thèses, répondit qu'd attaquait
le pouvoir de l'Eglise ; qu'il s'attirerait à lui-même
beaucoup de tracas et de chagrin ; que la chose
était au-dessus de ses forces , et qu'il lui conseil-
lait fort de demeurer tranquille ^ Les princes de
l'Eglise fermaient l'oreille à la voix de Dieu qui
se manifestait d'une manière si énergique et si
touchante par l'organe de Luther. Ils ne voulaient
point comprendre les signes du temps; ils étaient
frappés de cet aveuglement qui a entraîné déjà
la ruine de tant de puissances et de dignités. « Ils
« pensèrent alors tous deux, dit Luther plus tard,
<f que le pape serait beaucoup trop fort pour un
« misérable mendiant tel que moi. »
Mais Luther pouvait mieux que les évêques
1 Er sollte still haltcn; es wàre citie grosso Sache. (Mattli.
.3.)
DISSÉMINàTlOJN DES THESES. 3'J l
juger de l'effet désastreux des indulgences sur les
mœurs et la vie du peuple; car il était en rapport
direct avec lui. Il voyait constamment et de près
ce que les évéques ne connaissaient que par des
rapports infidèles. Si les évéques lui manquèrent,
Dieu ne lui manqua pas. Le Chef de l'Eglise, qui
siège dans le ciel et à qui seul toute puissance a
été donnée sur la terre , avait lui-même préparé
le terrain et déposé le grain dans la main de son
serviteur ; il donna des ailes à la semence de la
vérité, et il la répandit en un instant sur toute
l'étendue de son Eglise.
Personne ne se présenta le lendemain à l'uni-
versité pour attaquer les propositions de Luther.
Le commerce de Tezel était trop décrié et trop
honteux pour qu'un autre que lui-même ou l'un
des siens osât relever le gant. Mais ces thèses
étaient destinées à retentir ailleurs que sous les
voûtes d'une salle académique. A peine avaient-
elles été clouées à la porte de l'église du château à
Wittemberg , qu'au faible retentissement de ces
coups de marteau, succéda, dans toute TAlie-
magne, un coup tel qu'il atteignit jusqu'aux fon-
dements de la superbe Rome, menaçant d'une ruine
soudaine les murs, les portes et les poteaux de la
papauté, étourdissant et épouvantant ses héros,
et réveillant en même temps plusieurs milliers
d'hommes du sommeil de l'erreur ^
Ces thèses se répandirent avec la rapidité de
l'éclair. Un mois ne s'était pas encore écoulé qu'elles
I Walther, Nachr. v. Luther, p. 45.
372 BISSÉMlNATrON
étaient déjà à Rome. «Dans quinze jours, dit un
(c historien contemporain, elles furent dans toute
cf l'Allemagne, et dans quatre semaines elles eurent
« parcouru à peu près toute Ja chrétienté, comme
« si les anges mêmes en eussent été les messagers
« et les eussent portées devant les yeux de tous les
« hommes. Personne ne saurait croire le bruit
a qu'elles occasionnèrent '. » Elles furent plus tard
traduites en hollandais et en espagnol , et un voya-
geur les vendit à Jérusalem. «Chacun, dit Luther,
« se plaignait des indulgences, et comme tous les
« évéques et les docteurs avaient gardé le silence
« et que personne n'avait voulu attacher le grelot,
« le pauvre Luther devint un fameux docteur,
« parce qu'à la fui pourtant, disait-on, il en était
« venu un qui l'avait osé. Mais je n'aimais pas celte
« gloire, et le chant me paraissait trop haut pour
« les paroles ^. »
Une partie des pèlerins qui étaient accourus de
tous pays à Wittemberg pour la fête de tous les
saints, rapportèrent chez eux, au lieu d'indul-
gences, les fameuses thèses du moine augustin.
Ils contribuèrent ainsi à les répandre. Chacun les
lisait, les méditait, les commentait. On s'en oc-
cupait dans tous les couvents et dans toutes les
universités^. Tous les moines pieux, qui étaient
entrés au cloître pour sauver leur âme, tous les
hommes droits et honnêtes , se réjouissaient de
cette confession simple et frappante de la vérité,
1 Myconius, hist. réf. , p. 7.3.
a Das Lied woUte meiner Stimme zu hoch -w erdcn. (L. 0pp.)
3 In aile hohe Schuleu und KJoster. (Matth. i 3.)
DES THESKS.
s-s
et souhaitaient de tout leur cœur que Luther
continuât l'œuvre qu'il avait commencée. Enfin
un homme avait eu le courage d'entreprendre cette
lutte périlleuse. C'était une réparation accordée
à la chrétienté : la conscience publique était satis-
faite. La piété voyait dans les thèses un coup porté
à toutes les superstitions; la nouvelle tiiéologie
saluait en elle la défaite des dogmes scolastiques ;
les princes et les magistrats les regardaient comme
une barrière élevée contre les envahissements tle
la puissance ecclésiastique, et la nation se réjouis-
sait de voir un non si positif opposé par ce moine
à l'avidité de la chancellerie romaine. «Quand Lu-
« ther attaqua cette fable,» dit, au duc George de
Saxe, un homme très-digne de foi, l'un des prin-
cipaux rivaux du réformateur , Erasme, « le monde
« entier lui applaudit, et il y tut un grand accord. )>
« Je remarque, » disait-il encore au cardinal Cam-
peggi, «que plus on a des mœurs pures et une
«piété évangélique, moins aussi l'on est opposé
« à Luther. Sa vie est louée par ceux mêmes qui
« ne peuvent supporter sa foi. Le monde était en-
« nuyé d'une doctrine où se trouvaient tant de
« fables puériles et d'ordonnances humaines, et il
« avait soif de cette eau vive , pure et cachée , qui
« sort des veines des évangélistes et des apôtres.
« Le génie de Luther était fait pour accomplir ces
« choses, et son zèle devait l'enflammer pour une
« entreprise si belle ^ »
I Ad hoc praestanduin mihi videbatur ille, et nalura ccni-
positus et accciisus studio. (Erasm. Epp. Campegio Cardinali
I, p. 65o.^
374 REUCHLflV. EU ASM F.
VL
Il faut suivre ces propositions partout où elles
pénétrèrent, dans le cabinet des savants, dans la
cellule des moines, dans le palais des princes,
pour se faire quelque idée des effets divers, mais
prodigieux, qu'elles produisirent en Allemagne.
Reuchlin les reçut. Il était las du rude combat
qu'il avait eu à livrer contre les moines. La force
que le nouvel athlète déployait dans ses thèses,
ranima les esprits abattus du vieux champion des
lettres, et rendit la joie à son cœur attristé. «Grâ-
« ces en soient rendues à Dieu ! s'écria-t-il après
« les avoir lues , maintenant ils ont trouvé un
« homme qui leur donnera tant à faire , qu'ils se-
(c ront bien obligés de laisser ma vieillesse s'ache-
cc ver en paix. »
Le prudent Érasme se trouvait dans les Pays-
Bas, lorsque les thèses lui parvinrent. Il se réjouit
intérieurement de voir ses vœux secrets pour le
redressement des abus exprimés avec tant de cou-
rage : il approuva leur auteur, l'exhortant seule-
ment à plus de modération et de prudence. Néan-
moins, quelques-uns reprochant devant lui à
Luther sa violence : «Dieu, dit -il, a donné aux
« hommes un médecin qui tranche ainsi dans les
'( chairs, parce que sans lui la maladie serait da-
te venue incurable. » Et plus tard, l'électeur de
Saxe lui demandant son avis sur l'affaire de Lu-
ther : «Je ne m'étonne pas du tout, répondit-il
« en souriant, qu'il ait occasionné tant de bruit;
FLT'K. BIBRA. S^S
■« car il a commis deux fautes impardonnables, qui
« sont d'avoir attaqué la tiare du pape et le ventre
u des moines*. »
Le docteur Flek, prieur du cloître de Steinlau-
sitz, ne lisait plus la messe depuis longtemps,
mais il n'en avait dit à personne la véritable cause.
Un jour il trouva affichées dans le réfectoire de
son couvent les thèses de Luther : il s'approcha,
il les lut, et il n'en avait encore parcouru que
quelques-unes, que, ne se tenant plus de joie, il
s'écria : « Oh! oh! il est venu enfin celui que nous
« avons si longtemps attendu et qui vous en fera
« voir, à vous autres moines !...» Puis, lisant dans
l'avenir, dit Mathésius, et jouant sur le sens du
mot Wittemberg : « Tout le monde, dit-il , vien-
« dra chercher la sagesse à cette montagne et l'y
« trouvera'.» Il écrivit au docteur de continuer
avec courage ce glorieux combat. Luther l'appelle
un homme plein de joie et de consolation.
Alors se trouvait sur l'antique et célèbre siège
épiscopal de Wûrzbourg un homme pieux , hon-
nête et sage, selon le témoignage de ses contem-
porains, Lorence de Bibra. Lorsqu'un gentilhomme
venait lui annoncer qu'il destinait sa fille au cloî-
tre : «Donnez -lui plutôt un mari, » lui disait- il.
Puis il ajoutait : « Avez-vous besoin d'argent pour
« cela? je vous en prêterai. » L'Empereur et tous
les princes avaient pour lui la plus haute estime.
I MùlItMs Denkw. IV, 256.
X Aile Welt von diesscm Weissenbery, Weisshcit hokn uiid
hokomnion. i j) j3.)
'5']f) l'empkreur, le pape.
Il gémissait sur les désordres de l'Église, et sur-
tout sur ceux des couvents. Les thèses parvinrent
aussi dans son palais : il les lut avec grande joie,
et déclara publiquement qu'il approuvait Luther.
Plus tard , il écrivit à l'électeur Frédéric : « Ne lais-
« sez pas partir le pieux docteur Martin Luther,
« car on lui fait tort.» L'Electeur, réjoui de ce
témoignage, écrivit de sa propre main au réfor-
mateur, pour hii en faire part.
L'empereur Maximilien, prédécesseur de Char-
les-Quint, lut lui-même avec admiration les thèses
du moine de Wittemberg ; il découvrit la portée
de cet homme ; il prévit que cet obscur Augustin
pourrait bien devenir un puissant allié pour l'Alle-
magne dans sa lutte avec Rome. Aussi fit-il dire
à l'électeur de Saxe par un envoyé : « Gardez avec
a soin le moine Luther, car il pourra venir un
« temps où l'on aura besoin de lui '. » Et peu
après, se trouvant en Diète avec Pfeffmger, con-
seiller intime de l'Électeur : «Eh bien! lui dit-il,
« que fait votre Augustin? Vraiment ses proposi-
« tions ne sont pas à mépriser ! Il en fera voir de
(( belles aux moines ^. »
A Rome même, et dans le Vatican, les thèses
ne furent pas aussi mal reçues qu'on pourrait le
croire. Léon X les jugea en ami des lettres plutôt
qu'en pape. Le divertissement qu'elles lui causè-
rent lui fit oublier les vérités sévères qu'elles con-
tenaient; et comme le maître du sacré palais, qui
1 Dass er uns dcn Miinch Luther fleissig beware. (Matth.
13.)
2 Scliniidt, Braiul. Rcloimationsi^fscli. , p. li/»-
MYCONIUS. 3^7
avait la charge d'examiner les livres, Sylvestre
Prierias, l'invitait à traiter Luther en hérétique :
« Ce frère Martin Luther, répondit-il, est un très-
« beau génie, et tout ce qu'on dit contre lui n'est
« que jalousie de moines '. «
Il y eut peu d'hommes sur lesquels les thèses de
Luther eurent plus d'influence que sur l'écolier
d'Annaberg que Tezel avait si impitoyablement
repoussé. Myconius était entré dans un couvent.
La nuit même de son arrivée , il avait cru voir en
songe un champ immense tout couvert d'épis
mûrs. « Coupe , » lui avait dit la voix de celui qui
le conduisait ; et comme il s'était excusé sur son
inhabileté, son guide lui avait montré un mois-
sonneur qui travaillait avec une inconcevable ac-
tivité. «Suis-le et fais comme lui,» avait dit le
guide ^. Myconius, avide de sainteté comme Lu-
ther, se livra dans le couvent aux veilles, aux
jeûnes, aux macérations et à tontes les œuvres
inventées par les hommes. Mais à la fin il déses-
péra d'arriver jamais au but de ses efforts. Il
abandonna les études et ne se livra plus qu'à des
travaux manuels. Tantôt il reliait des livres, tantôt
il tournait, tantôt il faisait quelque autre ouvrage.
Cette activité extérieure ne pouvait néanmoins
apaiser sa conscience troublée. Dieu lui avait parlé,
et il ne pouvait retomber dans son ancien som-
meil. Cet état d'angoisse dura plusieurs années.
1 Che fraie Martine Liithcro haveva un hellissimo inge-
i;no, e che coteste erano invidie fratesche. (Ilrandelli, con-
temporain de Léon et Dominicain , Hist. trag. , pars 3.)
u Melch. Adami Yita Mvconii.
37^ MYCONIUS.
On s'imagine quelquefois que les sentiers des ré-
formateurs furent tout à fait faciles, et qu'en re-
jetant les pratiques de l'Église, il ne leur restait
plus qu'agréments et commodités. On ne sait pas
qu'ils n'arrivèrent à la vérité que par des luttes
intérieures, mille fois plus pénibles que les obser-
vances auxquelles se soumettaient facilement des
esprits serviles.
Enfin, l'an iSi^ arriva; les thèses de Luther
furent publiées; elles parcoururent la chrétienté,
et arrivèrent aussi dans le couvent où se trouvait
alors l'écolier d'Annaberg. Tl se cacha avec un
autre moine, Jean Voit, dans un coin du cloître,
pour les lire tout à son aise '. C'était bien là la
vérité qu'il avait apprise de son père; ses yeux
s'ouvrirent ; il sentit en lui une voix qui répondait
à celle qui retentissait alors dans toute l'Allema-
gne, et une grande consolation remplit son cœur.
«Je vois bien, dit-il, que Martin Luther est le
« moissonneur que j'ai vu en songe, et qui m'a
« enseigné à cueillir les épis, w II se mit aussitôt à
professer la doctrine que I^ulher avait proclamée.
J^es moines s'effrayèrent en l'entendant : ils le
combattirent ; ils s'élevèrent contre Luther et
contre son couvent. « Ce couvent, répondait My-
« conius, est comme le sépulcre du Seigneur : on
«voudrait empêcher que Christ n'y ressuscite;
« mais on n'y parviendra pas. » Enfin , ses supé-
rieurs, voyant qu'ils ne pouvaient le convaincre,
1 Legit tune ciim Joanne Voito, in jingiiluni iilxliliis, libcl-
los Lufhori. (Mcirh. Adam.)
MYCONIUS. LES MOINES. APPRÉHENSIONS. 879
lui interdirent pendant un an et demi tout com-
merce au dehors, ne lui permettant ni d'écrire,
ni de recevoir des lettres , et le menaçant d'une
prison éternelle. Cependant l'heure de la déli-
vrance vint aussi pour lui. Nommé plus tard pas-
teur à Zwickau , il fut le premier qui se prononça
contre la papauté dans les églises de la Thuringe.
« Alors je pus, dit-il, travailler avec mon vénérable
«père Luther, dans la moisson de l'Évangile.»
Jonas l'a nommé un homme qui pouvait ce qu'il
voulait ^
Sans doute il y eut d'autres âmes encore pour
lesquelles les thèses de Luther furent le signal de
la vie. Elles allumèrent une lumière nouvelle dans
bien des cellules, des cabanes, des palais. Tandis
que ceux qui étaient venus chercher dans les cou-
vents une bonne table, une vie fainéante ou de la
considération et des honneurs, dit Mathésius, se
mirent à couvrir d'injures le nom de Luther, les
religieux qui vivaient dans la prière, le jeûne et
les macérations, rendirent grâces à Dieu, dès
qu'ils entendirent le cri de cet aigle , que Jean
Hus avait annoncé un siècle auparavant ^. Le peu-
ple même, qui ne comprenait pas trop la question
théologique, mais qui savait seulement que cet
homme s'élevait contre l'empire des quêteurs et
des moines fainéants, l'accueillit avec des éclats
de joie. Une sensation immense fut produite en
Allemagne par ses propositions hardies. Toutefois,
1 Qui potiiit quod voliiit.
2 Dai'von Macister Johann Hiiss ceweissa^ef. (Math. i3.)
38o AUELMAN.
quelques-uns des contemporains du réformateur
prévirent les suites graves qu'elles pourraient avoir
et les nombreux obstacles qu'elles devaient ren-
contrer. Ils exprimèrent hautement leurs craintes
et ne se réjouirent qu'en tremblant.
« Je crains bien , » écrivait l'excellent chanoine
d'Augsbourg, Bernard Adelman, à son ami Pirck-
heimer, aque le digne homme ne doive enfin céder
« à l'avarice et au pouvoir des partisans des indul-
« gences. Ses représentations ont eu si peu d'effet,
« que l'évéque d'Augsbourg, notre primat et notre
« métropolitain ^ , vient d'ordonner au nom du
« pape, de nouvelles indulgences pour Saint-Pierre
« de Rome. Qu'il se hâte de rechercher le secours
« des princes; qu'il se garde de tenter Dieu; car
« il faudrait être destitué de sens pour méconnaî-
« tre le danger imminent dans lequel il se trouve. »
Adelman se réjouit fort quand le bruit se répandit
que Henri VIII avait appelé Luther en Angleterre.
« Il pourra , pensa-t-il , y enseigner en paix la vé-
« rite. » Plusieurs s'imaginèrent ainsi que la doc-
trine de l'Évangile devait avoir pour appui le pou-
voir des princes. Ils ne savaient pas qu'elle marche
sans ce pouvoir, et que quand il est avec elle,
souvent il l'entrave et il l'affaiblit.
Le fameux historien Albert Kranz se trouvait
à Hambourg sur son lit de mort, lorsqu'on lui
apporta les thèses de Luther: «Tu as raison,
«frère Martin! s'écria le mourant, mais tu n'y
I Totfjue uxonini vir, ajoutc-t-il. (Hoiimani Documciila
litl.,p. 167.)
UN VIKLX PRÉTRK. L ÉVOQUE. 38 r
«parviendras pas... Pauvre moine! va dans ta
« cellule et crie : Dieu 1 aie pitié de moi M »
Un vieux prêtre de Ilexter en Westphalie, ayant
reçu et lu les thèses dans son presbytère , dit en
bas allemand , en branlant la tète : « Cber frère
« Martin ! si tu parviens à renverser ce purgatoire
« et tous ces marchands de papier, vraiment tu es
«un grand monsieur!» Erbénius, qui vivait un
siècle plus tard , écrivit ces rimes au-dessous de
ces paroles :
« Quid vero mine si viveret,
« Bonus iste clericus diceret* ? »
Non-seulement un grand nombre des amis de
Luther conçurent des craintes sur sa démarche;
plusieurs encore lui témoignèrent leur désappro-
bation.
L'évéque de Brandebourg, affligé de voir une si
importante querelle s'engager dans son diocèse ,
eût vonln l'étouffer. Il résolut de s'y prendre par
la douceur. «Je ne trouve, » lit-il dire à Luther par
l'abbé de Lénin , « dans les thèses sur les indal-
« gences, rien qui soit contraire à la vérité catho-
«lique; je condamne moi-même ces indiscrètes
« proclamations; mais pour l'amour de la paix et
« par égard pour votre évéque , cessez d'écrire
« sur ce sujet, v Luther fut confus de ce qu'un si
grand abbé et un si grand évéque s'adressaient à
1 Frater, abi in cellam, et die : Miserere niei. (Lindiicr in
thers Leben, p. gS.)
Que si maintenant il vivait,
Qu'est-ce que le bon rlerc dirait?
38-2 l'électeur.
lui avec tant d'humilité. Touché , entraîné j3ar le
premier mouvement de son cœur, il répondit:
« J'y consens : j'aime mieux obéir que faire même
« des miracles, si cela m'était possible ^ »
L'Electeur vit avec peine le commencement
d'un combat, légitime sans doute, mais dont on
ne pouvait prévoir la fin. Nul prince ne désirait
plus que Frédéric le maintien de la paix publique.
Or, quel immense incendie ce petit feu ne pou-
vait-il pas allumer? quelles grandes discordes ,
quel déchirement des peuples , cette querelle de
moines ne pouvait-elle pas produire? L'Electeur
fit donc signifier à plusieurs reprises à Luther
toute la peine qu'il ressentait ^.
Dans son ordre même et jusque dans son cou-
vent de Wittemberg, Luther rencontra des désap-
probateurs. Le prieur et le sous -prieur furent
épouvantés des hauts cris que poussaient Tezel et
ses compagnons. Ils se rendirent dans la cellule
du frère Martin , émus et tremblants : « De grâce,
«lui dirent -ils, ne couvrez pas notre ordre de
«honte! Déjà les autres ordres, et surtout les
«Dominicains, sautent de joie, de ce qu'ils ne
« sont pas seuls à porter l'opprobre. » Luther fut
ému de ces paroles; mais se remettant bientôt,
il répondit: «Chers Pères î si la chose n'est pas
«faite au nom de Dieu, elle tombera; sinon, lais-
« sez-la marcher. » Le prieur et le sous -prieur se
1 Bene sum contentas : malo obedire quàra miracula facere,
etiam si possem. (Epp. I, 71.)
2 Suumque doloreni ssepè significavit, metuc-ns tlistordias
majores. (Melancht. Vita Luth.)
LES GENS d'eRFURT. RÉPONSE DE LUTHER. SS'^
turent. «La chose marche encore niamtenant,
«ajoute Luther après avoir raconté ce trait, et,
« s'il plait à Dieu, elle ira toujours mieux jusqu'à
« la fin. Amen '. »
Luther eut encore bien d'autres attaques à sou-
tenir. A Erfurt, on l'accusait de violence et d'or-
gueil dans la manière dont il condamnait les opi-
nions des autres; c'est le reproche qu'on fait
d'ordinaire aux hommes qui ont cette force de
conviction que donne la Parole de Dieu. On lui
reprochait aussi de la précipitation et de la lé-
gèreté.
«Ils me demandent de la modestie, répondit
«Luther, et ils la foulent eux-mêmes aux pieds
«dans le jugement qu'ils portent de moi!
« Nous voyons toujours la paille dans l'œil d'au-
« trui, et ne remarquons pas la poutre qui est
« dans le nôtre La vérité ne gagnera pas plus
« par ma modestie , qu'elle ne perdra par ma té-
« mérité. Je désire savoir, continua- t - il, en
« s'adressant à Lange, quelles erreurs vous et vos
« théologiens avez trouvées dans mes thèses? Qui
« ne sait que l'on met rarement en avant une idée
M nouvelle , sans avoir une apparence d'orgueil
« et sans être accusé de chercher des disputes?
« Si l'humilité elle-même voulait entreprendre
« quelque chose de nouveau , ceux qui sont d'une
« autre opinion crieraient qu'elle est une orgueil-
« leuse^! Pourquoi Christ et tous les martyrs ont-
1 L. 0pp. (L.) VI, p. 5 18.
2 Finge enim ipsam humiiitatem nova conari, statim supor-
bise subjicietiir ab iis qui aliter sapiunt. |L. Epp. I, p. 73.)
384 TROUBLE.
« ils été mis à mort? Parce qu'ils ont paru d'or-
« gueilleux contempteurs de la sagesse du temps,
a et qu'ils ont avancé des nouveautés, sans avoir
« auparavant pris humblement conseil des organes
« de l'ancienne opinion.
« Que les sages d'aujourd'hui n'attendent donc
« pas de moi assez d'humilité, ou plutôt d'hypo-
« crisie, pour demander leur avis, avant que de
« publier ce que mon devoir m'appelle à dire. Ce
a que je fais ne se fera pas par la prudence des
« hommes, mais par le conseil de Dieu. Si l'œu-
« vre est de Dieu, qui l'arrêtera? si elle n'est pas
« de lui, qui l'avancera?. . . Non pas ma volonté , ni
«la leur, ni la nôtre, mais ta volonté, ô Père
« saint qui es dans le ciel! » — Quel courage, quel
noble enthousiasme, quelle confiance en Dieu, et
surtout quelle vérité dans ces paroles, et quelle
vérité de tous les temps!
Cependant les reproches et les accusations, qui
arrivaient de tous côtés à Luther, ne laissaient pas
que de faire quelque impression sur son esprit. Il
s'était trompé dans ses espérances. Il s'était at-
tendu à voir les chefs de l'Église , les savants les
plus distingués de la nation, s'unir publiquement
à lui; mais il en fut autrement. Une parole d'ap-
probation échappée dans un premier moment
d'entraînement fut ce que les mieux disposés lui
accordèrent; plusieurs de ceux qu'il avait jus-
qu'alors le plus vénérés, le blâmèrent au contraire
hautement. Il se sentit seul dans toute l'Église ,
seul contre Rome, seul au pied de cet édifice an-
tique et redoutable dont les fondements péné-
TROL'BLE. 385
traient dans les entrailles de la terre, dont les
murailles s'élevaient vers les nues, et sur lequel
il venait de porter un coup audacieux '. Il en fut
troublé, abattu. Des doutes qu'il croyait avoir
surmontés revinrent dans son esprit avec plus de
force. Il tremblait à la pensée qu'il avait contre
lui l'autorité de toute l'Eglise : se soustraire à cette
autorité, récuser cette voix à laquelle les peuples
et les siècles avaient humblement obéi, se mettre
en opposition avec cette Eglise qu'il avait été ac-
coutumé, dès son enfance , à vénérer comme la
mère des fidèles. . . lui moine chétif. . . c'était un
effort au-dessus de la puissance humaine ^! Aucun
pas ne lui coûta plus que celui-là. Aussi fut-ce
celui qui décida de la réformation.
Personne ne peut décrire mieux que lui le
combat qui se livrait dans son âme : « J'ai com-
« mencé cette affaire, dit-il , avec une grande crainte
«et un grand tremblement. Qui étais -je alors,
«moi, pauvre, misérable, méprisable frère, plus
« semblable à un cadavre qu'à un homme ^, qui
«étais -je pour m'opposer à la majesté du pape,
« devant laquelle tremblaient , non-seulement les
« rois de la terre et le monde entier, mais encore ,
« si je puis ainsi dire, le ciel et l'enfer, contraints
«d'obéir à un signe de ses yeux?... Personne ne
« peut savoir ce que mon coeur a souffert dans ces
« deux premières années, et dans quel abattement,
1 Solus primo eram. (L. Opp. lat. in prœf.)
2 Consilium immauis audaciae plénum. (Pallavicini, I, 17.)
3 Miserrimus tune fraterculus , cadaveri similior quàm ho-
mini. (L. Opp. lat. I, p. /jg.)
1- a5
386
TROUBLE.
«je pourrais dire dans quel désespoir, j'ai souvent
cf été plongé. Ils ne peuvent s'en faire une idée',
« ces esprits orgueilleux qui ont ensuite attaqué
« le pape avec une grande hardiesse, bien qu'avec
« toute leur habileté ils n'eussent pu lui faire le
a moindre mal, si Jésus-Christ ne lui eût déjà fait
« par moi, son faible et indigne instrument, une
« blessure dont il ne guérira jamais. . . Mais, tandis
« qu'ils se contentaient de regarder et me laissaient
«seul dans le péril, je n'étais pas si joyeux, si
(c tranquille et si sûr de l'affaire; car je ne savais
« pas alors beaucoup de choses que je sais main-
ce tenant, grâces à Dieu. Il se trouva, il est vrai,
« plusieurs chrétiens pieux à qui mes propositions
«plurent fort et qui en firent grand cas; mais je
« ne pouvais les reconnaître et les considérer
« comme des organes du Saint-Esprit; je ne re-
« gardais qu'au pape, aux cardinaux, aux évéques,
« aux théologiens, aux jurisconsultes, aux moines,
« aux prêtres. .. C'était de là que je m'attendais à
« voir souffler l'Esprit. Cependant, après être de-
ce meure victorieux par l'Écriture de tous les ar-
ec guments contraires, j'ai enfin surmonté par la
ce grâce de Christ, avec beaucoup d'angoisses, de
ce travail , et à grand'peine, le seul argument qui
«m'arrêtât encore, savoir, ce qu'il faut écouter
ec l'Eglise^;» car j'honorais, et du fond du cœur,
ce l'Eglise du pape comme la véritable Eglise; et
I Et cùm omnia argumenta siiperassem per scripturas, hoc
unum cum suinma difficultate et angustia, tandem Chris to fa-
vente, vix superavi, Ecclesiam scilicet esse audieudam. (L.
Opp. lat. I, p. 49.)
MOBIIX DE LUTHER 38^
«je le faisais avec bien plu» de sincérité et de
« vénération que ne le font ces corrupteurs hon-
« teux et infâmes, qui, pour s'opposer à moi, la
a prônent si fort maintenant. Si j'avais méprisé
« le pape , comme le méprisent dans leur cœur
« ceux qui le louent tant des lèvres , j'eusse trem-
« blé que la terre ne se fût entrouverte à l'heure
c( même, et ne m'eût englouti tout vivant comme
« Coré et tous ceux qui étaient avec lui. »
Combien ces combats honorent Luther ! quelle
sincérité , quelle droiture ils nous font découvrir
dans son âme! et que ces assauts pénibles qu'il
eut à soutenir au dedans et au dehors le rendent
plus digne de notre respect que n'eût pu le faire
ane intrépidité sans lutte semblable. Ce travail de
son âme nous montre bien la vérité et la divinité
de son œuvre. On voit que la cause et le princ'pe
en étaient dans le ciel. Qui osera, après tous les
traits que nous avons signalés , dire que la réfcr-
mationfutune affaire de politique ?Non certes, elle
ne fut pas l'eflet de la politique des iiOîT.mes, mais
celui de la puissance de jJieu Si I uthei n'avait
été poussé que par des passions humâmes , il eût
succombé à ses craintes; ses mécomptes, ses scru-
pules eussent étouffé le feu qui avait été allumé
dans son âme, et il n'eût jeté dans l'Église qu'une
lueur passagère , comme l'ont fait tant d'hommes
zélés et pieux dont les noms sont parvenus jus-
qu'à nous. Mais maintenant le temps de Dieu était
arrivé; l'œuvre ne devait pas s'arrtter' Tciff'an-
chissement de l'Eglise devait être accompli. Lu-
ther devait tout au moins préparer ce complet
25.
388 ATTAQUE DE TEZEL,
affranchissement et ces vastes développements
qui sont promis au règne de Jésus-Christ. Aussi
éprouva-t-il la vérité de cette magnifique pro-
messe : Les jeunes gens d'élite se lassent et se
travaillent; même les jeunes gens tombent sans
force : mais ceux qui s'attendent à l'Éternel pren-
nent de nouvelles forces ; les ailes leur reviennent
comme aux aigles. Cette puissance divine qui rem-
phssait le cœur du docteur de Wittemberg , et
qui l'avait jeté dans le combat, lui rendit bientôt
toute sa résolution première.
VII.
Les reproches , la timidité ou le silence de ses
amis avaient découragé Luther; les attaques de
ses ennemis firent sur lui l'effet opposé : c'est ce
qui arrive souvent. Les adversaires de la vérité ,
en croyant par leur violence faire leur œuvre,
font celle de Dieu même*. Tezel releva, mais
d'une main faible, le gant qui lui avait été jeté.
Le sermon de Luther, qui avait été pour le peuple
ce que les thèses avaient été pour les savants, fut
l'objet de sa première réponse. Il réfuta ce dis-
cours point par point et à sa manière; puis il
annonça qu'il se préparait à combattre plus am-
plement son adversaire dans des thèses qu'il sou-
tiendrait à l'université de Francfort-sur-l'Oder.
« Alors , » dit-il , répondant par ces mots à la con-
I Hi furores Tezelii et ejus satellitum imponunt neccssita-
tem Luthero , de rebiis iisdera copiosiùs dissereudi et tuendae
veritatis. (Melancht. Vita Luth.)
RÉPONSE DE LUTHER. SSq
clusioii du sermon de Luther, « alors chacun
« pourra reconnaître qui est hérésiarque, héréti-
«que, schismatique , erroné, téméraire, calom-
« niateur. Alors il paraîtra aux yeux de tous, qui
« a une sombre cervelle , qui n'a jamais senti la
«Bible, lu les doctrines chrétiennes, compris
« ses propres docteurs. . . Pour soutenir les pro-
« positions que j'avance, je suis prêt à souffrir
(c toutes choses , la prison , le bâton , l'eau et le
« feu ...»
Une chose frappe en lisant cet écrit de Tezel,
c'est la différence qui existe entre l'allemand dont
il se sert et celui de Luther. On dirait qu'une
distance de quelques siècles les sépare. Un étran-
ger surtout a quelquefois de la peine à compren-
dre Tezel, tandis que le langage de Luther est
presque entièrement celui de nos jours. Il suffit
de comparer leurs écrits entre eux, pourvoir que
Luther est le créateur de la langue allemande.
C'est sans doute l'un de ses moindres mérites ,
mais c'en est un pourtant.
Luther répondit sans nommer Tezel ; Tezel ne
l'avait point nommé. Mais il n'y avait personne en
Allemagne qui ne put écrire en tête de leurs
publications les noms qu'ils jugeaient convenable
de taire. Tezel cherchait à confondre la repen-
tance que Dieu demande avec la pénitence que
l'Eglise impose , afin de donner un plus haut prix
à ses indulgences. Luther s'attacha à éclaircir ce
point,
« Pour éviter beaucoup de mots , )i dit-il dans son
langage pittoresque, « j'abandonne au vent (^ qiii
390 RÉPONSE DE LUTHER.
a d'ailleurs a plus de loisir que moij ses autres pa-
« rôles, qui ne sont que des fleurs de papier et des
<( feuilles sèches, et je me contente d'examiner les
« bases de son édifice de glouteron.
« La pénitence que !e saint-père impose ne peut
« être celle que uem-^nde Jésus-Christ; car ce que
« le saiut-père impose, il peut en dispenser, et si
« ces deux pénitences étaient une seule et même
<i chose, il s'ensuivrait que le saint-père ôte ce que
« Jésus-Christ met, et qu'il déchire le commande-
« ment de Dieu. , . Ah ! si bon lui semble , qu'il me
« maltraite , continue Luther, après avoir cité d'au-
« très iîiLeipre'tations fausses de Tezel, qu'il m'ap-
« peîie hérétique, schismatique, calomniateur, et
« tout ce qu'il lui plaira; je ne serai pas pour cela
« son enne.ïîi , et je prierai pour lui comme pour
« un ami... Mais il n'es*^ pas possible de souffrir
« qu'il traite l'Ecriture sainte . notre consolation
« (Rom. XV, 4)? comme une truie traite un sac
« d'avoine^..»
11 faut s'accoutumer à voir Luther se servir quel-
quefois d'expressions acerbes et trop familières
pour notre siècle : c'était l'usage du temps; et
Ton trouve d'ordinaire soUs ces paroles, qui de
nos jours choqueraient les convenances du lan-
gage, une force et une justesse qui en font par-
donner la verdeur. Il continue ainsi :
« Celui qui achète des indulgences , disent en-
« core les adversaiies , fait mieux que celui qui
I Dass er die Schrift, ansern Trost, nicht auders behan-
delt wio die Sau eincii Hc.hersack.
BONNKS OEUVRES. Sgi
« donne une aumône à un pauvre qui n'est pas
« réduit à l'extrémité. — Maintenant, qu'on nous
« apporte la nouvelle que les Turcs profanent nos
« églises et nos croix : nous pourrons l'apprendre
« sans frémir ; car nous avons chez nous des Turcs
« cent fois pires, qui profanent et anéantissent le
« seul véritable sanctuaire, la Parole de Dieu, qui
« sanctifie toutes choses... — Que celui qui veut
« suivre ce précepte prenne bien garde de ne pas
« donner à manger à celui qui a faim , ou de ne
« pas vêtir celui qui est nu, avant qu'ils ne rendent
« l'âme et n'aient par conséquent plus besoin de
« son secours. »
11 est important de comparer ce zèle de Luther
pour les bonnes œuvres , avec ce qu'il dit sur la
justification par la foi. Au reste, quiconque a
quelque expérience et quelque connaissance du
christianisme, n'a pas besoin de cette nouvelle
preuve d'une vérité dont il a reconnu l'évidence :
savoir, que plus on est attaché à la justification
par la foi , plus aussi l'on connaît la nécessité des
oeuvres et l'on est attaché à leur pratique ; tandis
que le relâchement quant à la doctrine de la foi
entraîne nécessairement le relâchement quant aux
mœurs. Luther, avant lui saint Paul, après lui Ho-
ward, sont des preuves de la première assertion.
Tous les hommes sans foi , dont le monde est rem-
pli , sont des preuves de la seconde.
Puis Luther, arrivant aux injures de Tezel , les
lui rend à sa manière. «A l'ouïe de ces invectives,
« il me semble, dit-il, entendre braire un grosâtie
« contre moi. Je m'en réjouis fort, et je serais bien
Sgi BONNES OEUVRES.
a triste que de tels gens m'appelassent un bon
« chrétien. . .» Il faut donner Luther tel qu'il est et
avec ses faiblesses. Ce penchant à la plaisanterie
et à une plaisanterie grossière , en était une. Le
réformateur était un grand homme , un homme de
Dieu, sans doute, mais il était homme et non pas
ange , et même il n'était pas un homme parfait.
Qui a le droit de lui demander la perfection?
«Au reste, ajoute-t-il, en provoquant ses adver-
« saires au combat, bien que pour de tels points
«il ne soit pas d'usage de brûler les hérétiques,
«me voici à Wittemberg, moi, le docteur Martin
« Luther! Ya-t-il quelque inquisiteur qui prétende
« mâcher du fer et faire sauter en l'air des rochers?
«je lui fais savoir qu'il a un sauf-conduit pour s'y
« rendre , portes ouvertes , table et logement assu-
« rés , le tout par les soins gracieux du louable
« prince le duc Frédéric, électeur de Saxe , qui ne
« protégera jamais l'hérésie. . . ^ »
On voit que le courage ne manquait pas à Lu-
ther. Il s'appuyait de la Parole de Dieu ; et c'est
un rocher qui ne fait jamais défaut dans la tem-
pête. Mais Dieu dans sa fidélité lui accordait aussi
d'autres secours. Aux éclats de joie avec lesquels
la multitude accueillit les thèses de Luther, avait
succédé bientôt un morne silence. Les savants
s'étaient retirés timidement à l'ouïe des calomnies
et des insultes de Tezel et des Dominicains. Les
évèques, qui avaient auparavant blâmé hautement
les abus des indulgences , les voyant enfin atta-
I L. 0pp. Leips. XVII, i32.
LLTIIER F.T SPALATIIS'. SqS
qiiés, n'avaient pas manqué, par une contradic-
tion dont il n'y a que trop d'exemples, de trou-
ver alors l'attaque inopportune. La plupart des
amis du réformateur s'étaient effrayés. Plusieurs
s'étaient enfuis. Mais quand la première terreur
fut passée, un mouvement contraire s'opéra dans
les esprits. Le moine de Wittemberg, qui pen-
dant quelque temps s'était trouvé presque seul
au milieu de l'Église, se vit bientôt entouré de
nouveau d'un grand nombre d'amis et d'appro-
bateurs.
Il y en eut un qui, quoique timide, lui demeura
pourtant fidèle dans toute cette crise, et dont l'a-
mitié fut pour lui une consolation et un appui.
C'était Spalatin. Leur correspondance ne discon-
tinua pas. «Je te rends grâces,» lui dit -il, en
parlant d'une marque particulière d'amitié qu'il
avait reçue de lui; « mais que ne te dois -je pas^?»
C'est le II novembre i5i7 , onze jours après la
publication des thèses, et par conséquent dans le
moment où la fermentation des esprits était sans
doute la plus grande , que Luther aime ainsi à
épancher sa reconnaissance dans le cœur de son
ami . Il est intéressant de voir, dans cette même
lettre à Spalatin, cet homme fort, qui venait de
faire l'action la plus courageuse , déclarer d'où la
force provient. « Nous ne pouvons rien de nous-
« mêmes ; nous pouvons tout par la grâce de Dieu.
« Toute ignorance est invincible pour nous : nulle
I Tibi gratias ago : imô quid tibi non dcbeo ? (L. Epp. I,
P- 74.)
394 ÉTUDE DE l'Écriture.
« ignorance n'est invincible pour la grâce de
« Dieu. Plus nous nous efforçons de nous-mêmes
«de parvenir à la sagesse, plus nous appro-
« chons de la folie '. Il n'est point vrai que cette
« ignorance invincible excuse le pécheur; car au-
« trement il n'y aurait aucun péché dans le
« monde. »
Luther n'avait envoyé ses propositions ni au
prince ni à aucun de ses courtisans. Il paraît que
le chapelain en témoigna à son ami quelque éton-
nement : « Je n'ai pas voulu , répond Luther, que
«mes thèses parviennent à notre très -illustre
« prince, ou à quelqu'un des siens, avant que ceux
« qui pensent y être désignés les aient eux-mêmes
«reçues, de peur qu'ils ne croient que je les ai
« publiées par ordre du prince , ou pour me con-
« cilier sa faveur, et par opposition à l'évêque de
« Mayence. J'apprends qu'il en est déjà plusieurs
« qui rêvent de telles choses. Mais maintenant, je
«puis jurer en toute sécurité , que mes thèses ont
« été publiées sans la connaissance du duc Fré-
« déric^. »
Si Spalatui consolait son ami et le soutenait de
son influence, Luther de son côté cherchait à ré-
pondre aux demandes que lui adressait le mo-
deste chapelain. Entre autres questions , celui-ci
lui en fît alors une, qui est encore souvent ré-
pétée de nos jours : «Quelle est, lui demanda-
1 Quantô magis conamur ex nobis ad sapientiam, tantô
amplius appropinquamus insipientiae. (L. Epp. I, p- 74)
a Sed salvmn est nunc etiam jurarc, quod sine scitu ducis
frederici exicéiiit. (Ibid. , p. 76.)
lÎTUDE DE l'Écriture. SgS
« t-il , la meilleure manière d'étudier l'Écriture
« sainte ? »
« Jusqu'à présent , répondit Luther , vous ne
«m'avez demandé, très - excellent Spalatin , que
« des choses qui étaient en mon pouvoir. Mais
« vous diriger dans l'étude des saintes Écritures
« est au-dessus de mes forces. Si cependant vous
« voulez absolument connaître ma méthode , je ne
« vous la cacherai point.
« Il est très-certain qu'on ne peut parvenir à
« comprendre les Écritures ni par l'étude , ni par
« l'intelligence. Votre premier devoir est donc de
« commencer par la prière ^ Demandez au Sei-
« gneur qu'il daigne vous accorder , en sa grande
«miséricorde, la véritable intelligence de sa Pa-
« rôle. Il n'y a point d'autre interprète de la Parole
« de Dieu que l'auteur même de cette Parole , selon
« ce qu'il a dit : Ils seront tous enseignés de Dieu.
« IN'espérez rien de vos travaux , rien de votre
« intelligence ; confiez-vous uniquement en Dieu
« et en l'influence de son Esprit. Croyez-en un
« homme qui en a fait l'expérience ^. » On voit ici
comment Luther parvint à la possession de la
vérité, dont il fut le prédicateur. Ce ne fut pas,
comme le prétendent quelques-uns, en se con-
fiant en une raison orgueilleuse; ce ne fut pas,
1 Primùm, id certissimum est, sacras litteras liOnposse vel
studio , vel ingecio penetrari. Ideô primum officium est nt ab
oratione incipias.
2 Igitur de tuo studio desperes oportet onininô , sinuil et
ingenio. Deo autem soli confidas et influxui spiritus. Expei to
crede ista. (L. Epp. I, p. 88, du 1 8 janvier.)
396 SCHEURL ET LUTHER.
comme d'autres le soutiennent, en se livrant à
des passions haineuses. La source la plus pure,
la plus sainte, la plus sublime, Dieu même, inter-
rogé par l'humilité, la confiance et la prière, fut
celle où il puisa. Mais il est peu d'hommes de
notre siècle qui l'imitent , et de là vient qu'il en
est peu qui le comprennent. Ces mots de Luther
sont à eux seuls pour un esprit sérieux une jus-
tification de la réforme.
Luther trouva aussi des consolations dans l'a-
mitié de laïques respectables. ChristophoreScheurl,
l'excellent secrétaire de la ville impériale de Nu-
remberg, lui donna des marques touchantes de
son amitié ^ On sait combien les témoignages
d'intérêt sont doux au cœur de l'homme, quand
il se voit attaqué de toutes parts. Le secrétaire de
Nuremberg faisait plus encore : il eût voulu gagner
à son ami de nombreux amis. Il l'invitait à dédier
1 un de ses ouvrages à un jurisconsulte nurember-
geois alors célèbre, nommé Jérôme Ebner : « Tu
«as une haute idée de mes études, lui répond
« Luther avec modestie; mais je n'en ai que la
« plus abjecte. Néanmoins j'ai voulu me conformer
« à tes désirs. J'ai cherché. .. Mais dans toute ma
« provision, que je n'ai jamais trouvée si chétive,
« il ne s'est rien offert à moi qui ne me parût
« tout à fait indigne d'être dédié à un si grand
« homme par un si petit homme que moi. » Tou-
chante humilité ! C'est Luther qui parle, et c'est
I Littcrœ tiiae, lui écrit Luther le 11 décembre i5i7, ani-
mum tuum erga meam parvitatem candidum et longé iritrà
mérita benevolentissimum probaverunt. (L. Epp. I, p- 79-)
DOUTES SUR LES THESES. 397
avec le docteur Ebner, dont le nom nous est in-
connu , qu'il se compare ainsi. La postérité n'a pas
ratifié ce jugement.
Luther , qui n'avait rien fait pour répandre ses
thèses, ne les avait pas plus envoyées à Scheurl
qu'à l'Électeur et à ses courtisans. Le secrétaire
de Nuremberg lui en témoigna son étonnement.
«Mon dessein, lui répondit-il, n'avait point été
« de donner à mes thèses une telle publicité. Je
« voulais seulement conférer sur leur contenu avec
« quelques-uns de ceux qui demeurent avec nous
«ou près de nous '. S'ils les avaient condamnées,
«je voulais les détruire. S'ils les avaient approu-
« vées, je me proposais de les publier. Mais main-
« tenant elles sont imprimées, réimprimées et ré-
« pandues bien au delà de toutes mes espérances ;
« tellement que je merepensde cette production ^;
« non que je craigne que la vérité soit connue du
«peuple, c'est cela seul que j'ai cherché; mais ce
« n'est pas là la manière de l'instruire. Il s'y trouve
« des questions qui sont encore douteuses pour
« moi , et si j'avais pensé que mes thèses fissent
« une telle sensation , il est des choses que j'eusse
« omises et d'autres que j'eusse affirmées avec une
« plus entière assurance. » Luther pensa autre-
ment plus tard. Loin de craindre d'en avoir trop
dit , il déclara qu'il aurait dû en dire bien plus en-
core. Mais les appréhensions que Luther mani-
1 Non fuit consilium neque votum eas evulgari, sed ciim
paucis apud et circùm nos habitantibus primùm super ipsis
conferri. (L. Epp. I, p. gS.)
2 Ut me pœniteat hujus fœturae. (Ibid.)
398 LUTHER Et SON PEUPLE.
feste à Scheurl honorent sa sincérité. Elles mon-
trent qu'il n'y avait en lui ni plan fait à l'avance ni
esprit de parti, qu'il n'abondait pas dans son sens
et qu'il ne cherchait que la vérité. Quand il l'eut
pleinement trouvée , il changea de langage : «Vous
a trouverez dans mes premiers écrits , dit-il bien
«des années après, que j'ai très-humblement ac-
« cordé au pape beaucoup de choses, et même
«de choses importantes, que maintenant je re-
« garde et je déteste comme abominables et blas-
« phématoires ^ »
Scheurl n'était pas le seul laïque considéré
qui donnât alors à Luther des marques de son
amitié. Le célèbre peintre Albert Durer lui en-
voya un présent, peut-être était-ce un de ses
tableaux, et le docteur lui en fit exprimer toute
sa reconnaissance ^.
Ainsi Luther éprouvait alors pour lui-même la
vérité de cette parole de la sagesse divine : Vin-
time ami aime en tout temps , et il naîtra comme
un frère dans la détresse. Mais il s'en souvenait
aussi pour les autres. Il plaidait la cause de tout
son peuple. L'Électeur venait de lever un impôt,
et on assurait qu'il allait en lever un autre , pro-
bablement d'après l'avis de Pfeffinger, conseiller
du prince, contre lequel Luther lance souvent des
paroles piquantes. Le docteur se mit hardiment à
la brèche : « Que Votro Altesse , dit-il , ne méprise
I Quse istis temporibus pro summa blasphemia et abomi-
nalione habeo et execror. (L. Opp. lat. Wit. in piajf.)
a Accepi simul et donum insignis viri Albcrti Durer.
(L. Epp. 1,95.)
UN HAfilT NEUF. 899
« pas la prière d'un pauvre mendiant. Je vous le
« demande au nom de Dieu , n'ordonnez pas une
« nouvelle taxe. J'ai eu le cœur brisé , ainsi que
« plusieurs de ceux qui vous sont le plus dévoués,
« en voyant combien la dernière avait nui à la
« bonne renommée et à la popularité dont jouis-
« sait Votre Altesse. Il est vrai que Dieu vous a doué
« d'une raison élevée, en sorte que vous voyez en
« ces choses plus loin que moi , et sans doute que
« tous vos sujets. Mais peut-être est-ce la volonté
« de Dieu qu'une petite raison en instruise une
« grande , afin que personne ne se confie en soi-
« même, mais seulement en Dieu notre Seigneur,
« lequel daigne garder pour notre bien votre
cf corps en santé, et votre âme pour la béatitude
« éternelle. Amen. » C'est amsi que l'Évangile ,
qui fait honorer les rois , fait aussi plaider la
cause du peuple. Tl prêche à la nation ses de-
voirs; et les droits qu'elle possède, il les rappelle
au prince. La voix d'un chrétien tel que Luther,
retentissant dans le cabinet d'un souverain , pour-
rait souvent tenir lieu de toute une assemblée de
législateurs.
Dans cette même lettre, où Luther adresse une
sévère leçon à l'Électeur , il ne craint pas de lui
faire une demande, ou plutôt de lui rappeler une
promesse, celle de lui donner un habit neuf. Cette
liberté de Luther , dans un moment où il pouvait
craindre d'avoir offensé Frédéric , honore égale-
ment et le prince et le réformateur. « xMais si
« c'est Pfeffinger qui en est chargé, ajoute-t-il,
^( qu'il me le donne en réalité et non en protesta-
400 DJSPUTE DE FRANCFORT.
« tions d'amitié. Car tisser de bonnes paroles, c'est
«ce qu'il sait faire, mais il n'en sort jamais de
« bon drap. » Luther pensait que par les avis
fidèles qu'il avait donnés à son prince, il avait
bien mérité son habit de cour"'. Quoi qu'il en soit,
deux ans plus tard, il ne l'avait pas reçu, et il le
demandait encore ^. Cela semble indiquer que
Frédéric n'était pas autant qu'on l'a dit à la dis-
position de Luther.
VIIL
Ainsi les esprits étaient peu à peu revenus de
leur premier effroi. Luther lui-même était disposé
à déclarer que ses paroles n'avaient pas la portée
qu'on leur avait attribuée. De nouvelles circons-
tances pouvaient détourner l'attention générale,
et ce coup porté à la doctrine romaine finir par
se perdre dans les airs comme tant d'autres. Mais
les partisans de Rome empêchèrent que l'affaire
n'eût une telle issue. Ils agrandirent la flamme au
lieu de l'étouffer.
Tezel et les Dominicains répondirent fièrement
à l'attaque qu'on leur avait faite. Brûlant du désir
d'écraser le moine audacieux qui était venu trou-
bler leur trafic, et de se concilier la faveur du
pontife romain , ils poussèrent un cri de fureur ; ils
prétendirent qu'attaquer l'indulgence ordonnée
parle pape, c'était attaquer le pape lui-même,
1 Mein Hofkleid verdienen. (Epp. L. I, p. 77 et 78.)
2 Ibid., p. 283.
THÈSKS DE TLZEL. l\0 1
et ils ap(3elèrent à leur aide tous les moines et les
théologiens de leur école*. En effet, Tezel sentit
bien qu'un adversaire tel que Luther était trop
fort pour lui seul. Tout déconcerté de l'attaque du
docteur, mais surtout plein de colère, il quitta les
environs de Wittemberg , et se rendit à Francfort-
sur-l'Oder, où il arriva déjà au mois de novembre
iSi'j. L'université de cette ville était de date ré-
cente comme celle de Wittemberg, mais elle avait
été fondée par le parti contraire. Conrad Wimpina,
homme de beaucoup d'éloquence, ancien rival de
Pollich de ^Mellerstadt , et l'un des théologiens
les plus distingués de ce temps, y était professeur.
Wimpina jetait des regards envieux sur le docteur
et sur l'université de Wittemberg. Leur réputation
l'offusquait. Tezel lui demanda une réponse aux
thèses de Luther, et Wimpina écrivit deux séries
d'antithèses, ayant pour but de défendre, la pre-
mière, la doctrine des indulgences, et la seconde,
l'autorité du pape.
Le 20 janvier i5i8 eut lieu cette dispute pré-
parée longtemps à l'avance , annoncée avec éclat ,
et sur laquelle Tezel fondait tant d'espérances. Il
avait battu le rappel. Des moines avaient été en-
voyés de tous les cloîtres des environs; ils s'y
rencontrèrent au nombre de plus de trois cents.
Tezel lut ses thèses. On y trouvait jusqu'à cette
déclaration , a que quiconque dit que l'âme ne
« s'envole pas du purgatoire aussitôt que le de-
I Suum senatum convocat ; monachos aliquot et theologos
sua sophistica ntciinque tinctos. (Melancht. Vita Luth.^
L 26
4<>^ THKSKS DE TEZEL.
«nier sonne au fond du coffre - fort , est dans
« l'erreur '. »
Mais surtout il établissait des propositions d'a-
près lesquelles le pape semblait vraiment assis
comme Dieu , dans le temple de Dieu , selon le
langage d'un apôtre. Il était commode pour ce
marchand effronté de se réfugier avec tous ses
désordres et ses scandales sous le manteau du
pape.
Voici ce qu'il se déclara prêt à défendre en
présence de la nombreuse assemblée qui l'en-
tourait :
3. «Il faut enseigner aux chrétiens, que le pape,
« par la grandeur de sa puissance , est au-dessus
« de toute l'Église universelle et des conciles , et
« que l'on doit obéir à ses ordonnances en toute
« soumission.
4. « Il faut enseigner aux chrétiens, que le pape
« seul a droit de décider dans les choses de la foi
« chrétienne; que seul il a la puissance, et que
« personne ne l'a excepté lui , d'expliquer d'après
« son sens, le sens de l'Ecriture sainte, et d'ap-
« prouver ou condamner toutes paroles ou oeuvres
« des autres.
5. « Il faut enseigner aux chrétiens, que le juge-
« ment du pape , dans les choses qui concernent
« la foi chrétienne et qui sont nécessaires au salut
« du genre humain , ne peut nullement errer.
6. « Il faut enseigner aux chrétiens , que l'on
I Quisquis ergô dicit, non citiùs posse animam volare,
quàm in fundo cistae denarius possit tinnire, errât. (Positiones
fratris Joh. Tezelii, pos. 56, L. 0pp. I, p. 94)
THÈSES DE TKZEI.. 4^^
« doit plus s'appuyer et se reposer, dans les choses
« de la foi, sur la pensée du pape, telle que ses
«jugements la manifestent, que sur la pensée de
K tous les hommes sages, telle qu'ils la tisent de
« l'Écriture.
8. «Il faut enseigner aux chrétiens, que ceux
« qui portent atteinte à l'honneur et à la dignité
« du pape, se rendent coupables du crime de lèse-
« majesté et méritent la malédiction.
l'y. « Il faut enseigner aux chrétiens, qu'il y a
« beaucoup de choses que l'Eglise regarde comme
« des articles certains de la vérité universelle, iquoi-
« qu'elles ne se trouvent ni dans le canon de la
« Bible, ni dans les anciens docteurs.
/|4- « Il f^"t enseigner aux chrétiens , que l'on
« doit tenir pour hérétiques obstinés, ceux qui sj^
«déclarent par leurs paroles, leurs actions ou "^^
« leurs écrits, qu'ils ne rétracteraient pas leurs
« propositions hérétiques, dût-il pleuvoir ou gré-
« 1er sur eux excommunications sur excommuni-
« cations.
48. «Il faut enseigner aux chrétiens, que ceux
« qui protègent l'erreur des hérétiques , et qui
« empêchent par leur autorité qu'ils ne soient
« amenés par-devant le juge qui a le droit de les
«entendre, sont excommuniés; que si dans l'es-
« pace d'une année ils ne s'abstiennent pas de le
« faire, ils seront déclarés infâmes et cruellement
« punis de plusieurs châtiments , d'après les rè-
« gles du droit et pour l'épouvante de tous les
« hommes ^.
I Pro infamibus sunt tencndi , qui etiam per juris capitui?
26.
4o4 MENACES.
5o. « Il faut enseigner aux chrétiens, que ceux
« qui barbouillent tant de livres et de papier, qui
« prêchent ou disputent publiquement et mécham-
« ment sur la confession de la bouche, sur la sa-
rt tisfaction des œuvres , sur les riches et grandes
« indulgences de l'évéque de Rome et sur son pou-
«voir; que ceux qui se rangent avec ceux qui
« prêchent ou qui écrivent de telles choses, qui
« prennent plaisir à leurs écrits et qui les répan-
« dent parmi le peuple et dans le monde; que ceux
« enfin qui parlent de ces choses en cachette ,
«d'une manière méprisable et sans pudeur, doi-
<.( vent tous trembler d'encourir les peines que
« nous venons de nommer, et de se précipiter
« eux-mêmes , et d'autres avec eux, au jour à ve-
« nir, dans l'éternelle condamnation, et ici-bas déjà
« dans un grand opprobre. Car chaque bête qui
« touche la montagne sera lapidée. »
On voit que Tezel n'attaquait pas Luther seul.
Il avait probablement en vue dans la 4^^ thèse
l'électeur de Saxe. Ces propositions, du reste, sen-
tent bien le dominicain. Menacer tout contra-
dicteur de châtiments cruels, était un argument
d'inquisiteur, auquel il n'y avait guère moyen de
répondre. Les trois cents moines que Tezel avait
rassemblés , ouvraient tous de grands yeux et ad-
miraient ce qu'il avait dit. Les théologiens de
l'université craignaient trop d'être mis au nombre
des fauteurs de l'hérésie , ou étaient trop attachés
terribiliter muUis plectentur pœnis in omnium hominum tei--
rorem. (Positiones fratris Joh. Tezelii, pos. 56 , L. 0pp. I,
p. 98.}
OPPOSITION DE KNIPSTROVV. l\o5
aux principes de Wimpina, pour attaquer franche-
ment les étonnantes thèses qui venaient d'être
lues.
Toute cette affaire, dont on avait fait si grand
bruit, semblait donc ne devoir être qu'un combat
simulé ; mais parmi la foule des étudiants qui as-
sistaient à la dispute, était un jeune homme d'en-
viron vingt ans, nommé Jean Knipstrow^. Il avait
lu les thèses de Luther et les avait trouvées con-
formes aux doctrines de l'Écriture. Indigné de
voir la vérité foulée publiquement aux pieds, sans
que personne se présentât pour la défendre, ce
jeune homme éleva la voix , au grand étonnement
de toute l'assemblée, et attaqua le présomptueux
Tezel. Le pauvre dominicain, qui n'avait pas
compté sur une telle opposition, en fut tout trou-
blé. Après quelques efforts, il abandonna le champ
de bataille et céda la place à Wimpina. Celui-ci
résista avec plus de vigueur; mais Rnipstrow le
pressa de telle sorte que, pour mettre fin à une
lutte si inconvenante à ses yeux, Wimpina, qui
présidait, déclara la discussion close, et passa sans
autres à la promotion de ïezel au grade de doc-
teur, récompense de ce glorieux combat. Wim-
pina, pour se débarrasser du jeune orateur, le fil
envoyer dans le couvent de Pyritz en Poméranie,
avec l'ordre de l'y garder sévèrement. Mais cette
lumière naissante ne fut enlevée des bords de
l'Oder que pour répandre plus tard en Poméra-
nie une grande clarté ^ Dieu, quand il le trouve
I Spieker, Gesch. Dr. M. Ltithcrs. Beckmani Notifia Univ.
Francofurt. VIII , etc.
4o6 THÈSKS DE LUTHER BRULÉliS.
bon , emploie des écoliers pour confondre des
docteurs.
Tezel, voulant réparer l'échec qu'il avait reçu,
eut recours à Vultima ratio de E.ome et des inqui-
siteurs , nous voulons dire au feu. Il fit dresser sur
une promenade de l'un des faubourgs de Franc-
fort une chaire et un échafaud. Il s'y rendit en
procession solennelle avec ses insignes d'inquisi-
teur de la foi. Il déchaîna du haut de la chaire
toute sa fureur. Il lança des foudres, et s'écria de
sa puissante voix , que Thérétique Luther devait
être mis à mort par le feu. Puis, plaçant les pro-
positions et le sermon du docteur sur l'échafaud,
il les brûla ^. Il s'entendait mieux à cela qu'à dé-
fendre des thèses. Cette fois il ne trouva point de
contradicteurs; sa victoire fut complète. L'impu-
dent dominicain rentra triomphant dans Franc-
fort. Quand les partis puissants sont vaincus, ils
ont recours à certaines démonstrations qu'il faut
bien leur passer comme une consolation de leur
honte.
Les secondes thèses de Tezel forment une épo-
que importante de la réformation. Elles déplacè-
rent la dispute ; elles la transportèrent des mar-
chés d'indulgences dans les salles du Vatican, et la
détournèrent de Tezel sur le pape. A ce mépri-
sable courtier que Luther avait pi'is à bras-le-
corps, elles substituèrent la personne sacrée du
I Fulmina in Luthciuni torquet : vociferatur ubique hune
hereticum igni perdondum esse : piopositiones eliam Liitheri
et concionem do indiilgentiis publiée conjicit in flanimas. (Me-
laiicht. Vila Luth.)
LES MOINES. 407
chef de l'Église. Luther en fut étonné. 11 est jdio-
bable que plus tard il eiit fait de lui-même ce pas;
mais ses ennemis lui en épargnèrent la peine.
Dès lors il ne fut plus seulement question d'un
commerce décrié , mais de Rome ; et le coup dont
une main courageuse avait voulu abattre la bou-
tique de Tezel, vint ébranler jusque dans ses bases
le trône du pontife-roi.
Les thèses de Tezel ne furent, au reste, que le
signal donné à la troupe de Rome. Un cri s'éleva
contre Luther parmi les moines, furieux de voir
paraître un adversaire plus redoutable que ne l'a-
vaient été Érasme et Reuchlin. Le nom de Luther
retentit du haut des chaires des Dominicains. Ils
s'adressaient aux passions du peuple ; ils appelaient
le courageux docteur un insensé, un séducteur,
un possédé du démon. Sa doctrine était décriée
comme la plus horrible hérésie. « Attendez seule-
« ment encore quinze jours, quatre semaines tout
« au plus, disaient-ils, et cet hérétique insigne sera
« brûlé. » Si cela n'eût dépendu que des Domini-
cains, le sort de Hus et de Jérôme eût bientôt été
celui du docteur saxon ; mais Dieu veillait sur lui.
Sa vie devait accomplir ce que les cendres de Hus
avaient commencé; car chacun sert à l'œuvre de
Dieu, l'un par sa vie, l'autre par sa mort. Plusieurs
s'écriaient déjà que l'université de Wittemberg
tout entière était atteinte d'hérésie, et ils la dé-
claraient infâme*. «Poursuivons ce scélérat et
1 Eô fiirunt usquè, ut Universitalem Wittembeigensein
j)topter me infamem conantur facere et hajretican). (L. Ej)|).
I,p. 92.)
4o8 PAIX DK LUTHER.
« tous ses partisans !» continuaient-ils. En plusieurs
endroits ces cris réussissaient à soulever les pas-
sions du peuple. Ceux qui partageaient les opi-
nions du réformateur étaient signalés à l'attention
publique, et partout où les moines se trouvaient les
plus forts, les amis de l'Evangile éprouvaient les
effets de leur haine. Ainsi commençait à s'accom-
plir pour la réformation cette prophétie du Sau-
veur: On vous itijuriera, on vous persécutera , on
dira faussement contre vous , à cause de rrloi ,
toute sorte de mal. Cette rétribution du monde
ne manque en aucun temps aux disciples décidés
de l'Evangile.
Quand Luther eut connaissance des thèses de
Tezel, et de l'attaque générale dont elles furent le
signai, son courage s'enflamma. 11 sentit qu'il fal-
lait résister en face à de tels adversaires; son âme
intrépide n'eut pas de peine à s'y résoudre. Mais
en même temps leur faiblesse lui révéla sa force,
et lui donna le sentiment de ce qu'il était lui-même.
Il ne se laissa pourtant point aller à ces mouve-
ments d'orgueil si naturels au cœur de l'homme.
« J'ai plus de peine, écrivait-il alors à Spalatin, à
« m'empécher de mépriser mes adversaires et de
« pécher ainsi contre Jésus-Christ, que je n'en
« aurais à les vaincre. Ils sont tellement ignorants
«des choses divines et humaines, que c'est une
« honte que d'avoir à combattre contre eux. Et
« cependant c'est cette ignorance même qui leur
« donne leur inconcevable audace et leur front
a d'airain '.» Mais ce qui fortifiait surtout son cœur
1 Epp. Lulh. I, p. y/.
PÂ.1X DE LUTHER. 4^9
au milieu de ce déchaînement universel, c'était
l'intime conviction que sa cause était celle de la
vérité. «Ne vous étonnez pas, écrivait-il à Spa-
« latin, au commencement de l'année i5i8^dece
« qu'on m'insulte si fort. J'entends avec joie ces
« injures. Si Ton ne me maudissait pas, nous ne
« pourrions pas croire si fermement que la cause
a que j'ai entreprise est celle de Dieu mème^
« Christ a été mis pour être un signe auquel on
« contredira. Je sais, disait-il encore, que la Fa-
ce rôle de Dieu a été dès le commencement du
« monde d'une nature telle, que quiconque a
« voulu la porter dans le monde, a dû, comme
« les apôtres, abandonner toutes choses et atten-
« dre la mort. S'il n'en était pas ainsi , ce ne serait
« pas la Parole de Jésus-Christ ^ » Cette paix au
milieu de l'aeritation est une chose inconnue aux
héros du monde. On voit des hommes qui sont à
la tête d'un gouvernement, d'un parti politique,
succomber sous leurs travaux et sous leurs peines.
Le chrétien acquiert d'ordinaire dans la lutte de
nouvelles forces. C'est qu'il connaît une source
mystérieuse de repos et de courage qu'ignore ce-
lui dont les yeux sont fermés à l'Evangile.
Une chose pourtant agitait quelquefois Luther :
c'était la pensée des dissentiments que sa coura-
geuse opposition pourrait produire. Il savait qu'une
1 Nisi maledicerer, non crederem ex Deo esse qiiae tracto.
(L. Epp. 1 , 85.)
2 Morte emptum est (verbum Dei) , continiie-t-il dans un
langage plein d'énergie, inortibiis vulgatum , mortibiis seiva-
tiini, niortibus quoqne servandiim ant référendum est.
4lO THÈSES DE TI-ZEL BRULEES.
parole peut suffire pour enflammer tout le monde.
Il voyait quelquefois prince contre prince, peut-
être peuple contre peuple. Son cœur allemand en
était attristé; sa charité chrétienne en était ef-
frayée. 11 eût voulu la paix. Cependant il fallait
parler. Ainsi le voulait le Seigneur. « Je tremble,
«disait-il, je frémis à la pensée que je pourrais
« être une cause de discorde entre de si grands
« princes ^ »
Il garda encore le silence sur les propositions
de Tezel concernant le pape. Si la passion l'avait
emporté, il se serait sans doute jeté aussitôt avec
impétuosité sur cette étonnante doctrine à l'abri
de laquelle son adversaire prétendait se cacher. Il
ne le fit point. Il y a dans son attente, dans sa ré-
serve, dans son silence, quelque chose de grave
et de solennel, qui révèle suffisamment l'esprit
qui l'animait. Il attendit, mais non par faiblesse;
car le coup n'en fut que plus fort.
Tezel, après son auto-da-fé de Francfort-sur-
l'Oder, s'était hâté d'envoyer ses thèses en Saxe.
Elles y serviront d'antidote, pensait-il, à celles de
Luther. Un homme arriva de Halle à Wittemberg,
chargé par l'inquisiteur d'y répandre ses proposi-
tions. Les étudiants de l'université, encore tout
indignés de ce que Tezel avait brûlé les thèses de
leur maître, apprirent à peine l'arrivée de son
messager, qu'ils le cherchèrent, l'entourèrent, le
pressèrent, l'effrayèrent : « Comment oses-tu ap-
I Inter tantos principes dissidii origo esse, valtle Iiorreo
<t tiinco. (L. Epp. I, p. y3.)
THÈSES DE TEZEL BRULEES. 4'^
« porter ici de telles choses ? >* lui dirent-ils. Quel-
ques-uns lui achetèrent une partie des exemplaires
dont il était muni ; d'autres se saisirent du reste ;
ils s'emparèrent ainsi de toute sa provision , qui
montait à huit cents exemplaires; puis, à l'insu
de l'Electeur, du sénat, du recteur, de Luther et
de tous les professeurs ^ , ils affichèrent ces mots
aux poteaux de l'université : «Que celui qui a en-
fc vie d'assister à l'embrasement et aux funérailles
« des thèses de Tezel, se trouve à deux heures sur
« la place du marché. »
Ils s'y rassemblèrent en foule à cette heure et
livrèrent aux flammes les propositions du domini-
cain, au milieu de bruyantes acclamations. Un
exemplaire échappa à l'incendie. Luther l'envoya
plus tard à son ami Lange d'Erfurt. Cette jeunesse
généreuse, mais imprudente, suivait le précepte
des anciens : OEi/ pour œil et dent pour dent, et
non celui de Jésus-Christ. Mais quand les docteurs
et les professeurs donnaient un tel exemple à
Francfort, faut-il s'étonner que de jeunes étudiants
le suivissent à Wittemberg? La nouvelle de cette
exécution académique se répandit dans toute l'Al-
lemagne, et y fit grand bruit ^. Luther en ressentit
une vive peine.
«Je m'étonne, écrivit-il à son ancien maître
« Jodocus à Erfurl, que vous ayez pu croire que
« c'était moi qui avais fait brûler les thèses de
« ïezel. Pensez-vous donc que j'aie tellement per-
1 Haec inscio principe, senatn , rectore, denique omnibus
nobis. (L. Epp. I , p. 99.)
2 Fit ex ea le ingens iiudique fabula. ('Ihid.)
4l2 PEIKE DE LUTHER.
« du l'esprit? Mais que puis-je y faire? Quand il
« s'agit de moi, tous croient tout de tous '. Puis-je
« enchaîner les langues du monde entier? Eh hien '
« qu'ils disent, qu'ils écoutent, qu'ils voient, qu'ils
« prétendent ce qu'il leur plaira. J'agirai tant que
« le Seigneur m'en donnera la force, et. Dieu ai-
« dant , je ne craindrai jamais rien. » « Ce qu'il en
«aviendra, dit-il à Lange, je l'ignore, si ce n'est
<( que le péril dans lequel je me trouve devient
« par cela même beaucoup plus grand ^.» Cet acte
montre combien les cœurs des jeunes gens brû-
laient déjà pour la cause que défendait Luther.
C'était un signe d'une haute importance; car un
mouvement qui a lieu dans la jeunesse est bien-
tôt porté nécessairement dans la nation tout en-
tière.
Les thèses de Tezel et de Wimpina , quoique
peu estimées , produisirent un certain effet. Elles
agrandissaient la dispute, elles élargissaient la dé-
chirure faite au manteau de l'Eglise, elles lançaient
dans la querelle des questions du plus haut inté-
rêt. Aussi les chefs de l'Eglise commencèrent -ils
à y regarder de plus près, et à se prononcer avec
force contre le réformateur. « Je ne sais vraiment
« en qui Luther se confie, dit l'évéque de Brande-
« bourg, qu'il ose ainsi porter atteinte à la puis-
« sance des évéques. » Comprenant que cette
nouvelle circonstance demandait de nouvelles dé-
marches, l'évéque vint lui-même à Wittemberg.
I Omnes omnibus omuia credunt de me. (L. Epp. I, p.
J09.)
•1 Ibid. , p. 98.
VISITE Di: LIiViïlQlJE. 4 ' >^
Mais il trouva Luther animé de cette joie inté-
rieure que donne une bonne conscience, et décidé
à livrer le combat. L'évèque sentit que le moine
Augustin obéissait à une puissance supérieure à la
sienne, et il s'en retourna irrité à Brandebourg.
Un jour, c'était encore pendant l'hiver de i5i8,
étant assis devant son lover, il dit, en se tour-
nant vers ceux qui l'entouraient : a Je ne veux pas
« reposer en paix ma tête, que je n'aie jeté Martin
« au feu, comme ce tison; » et il jeta dans le bra-
sier le tison qu'il tenait. La révolution du seizième
siècle ne devait pas plus s'accomplir par les chefs
de l'Église, que celle du premier ne l'avait été par
le sanhédrin et par la synagogue. I>es chefs du
clergé furent opposés, au seizième siècle , à Lu-
ther, à la rélormation , à ses ministres, comme
ils l'avaient été à Jésus-Christ, à l'Évangile, à ses
apôtres , et comme trop souvent, dans tous les
temps , ils le sont à la vérité. — « Les évéqucs , »
dit Luther en parlant de la visite que lui avait
faite le prélat de Brandebourg, a commencent à
« s'apercevoir qu'ils auraient dû faire ce que je
« fais, et ils en sont honteux. Us m'appellent or-
«gueilleux, audacieux, et je ne nie pas que je le
« sois. Mais ils ne sont pas gens à savoir ce que
a Dieu est et ce que nous sommes '. «
IX.
Une résistance plus grave que celle de Tezel
était déjà opposée à Luther. Rome avait lépondu.
1 Quid vel Deiis vel ipsi siimus. (L. Epp. I, aa^)
4^4 PRIEKIO.
Une réplique était partie des murailles du sacré
palais. Ce n'était pas Léon X qui s'était avisé de
parler théologie : « Querelle de moines, avait-il dit
« un jour ; le mieux est de ne pas s'en mêler. » Et
une autre fois: <f C'est un Allemand ivre qui a écrit
« ces thèses; quand son vin aura passé, il parlera
«(tout autrement '.» Un Dominicain de Rome,
Sylvestre Mazolini de Priero ou Prierias, maître
du sacré palais, exerçait les fonctions de censeur
et fut en cette qualité le premier qui eut connais-
sance en Italie des thèses du moine saxon.
Un censeur romain et les thèses de Luther,
quelle rencontre! La liberté de la parole, la li-
berté d'examen, la liberté de la foi viennent
heurter, dans la ville de Rome, ce pouvoir qui
prétend tenir en ses mains le monopole des intel-
ligences, et ouvrir et fermer, comme il lui plaît,
la bouche de la chrétienté. La lutte de la liberté
chrétienne, qui produit des enfants de Dieu, avec
le despotisme pontifical, qui produit des esclaves
de Rome, est comme symbolisée, dès les premiers
jours de la réformation, dans la rencontre de Lu-
ther et de Prierio.
Le censeur romain, prieur général des Domi-
nicains, chargé de décider ce que la chrétienté
doit dire ou taire, et ce qu'elle doit savoir ou
ignorer, se hâta de répondre. Il publia un écrit
qu'il dédia à Léon X. Il y parlait avec mépris du
moine allemand, et déclarait, avec une suffisance
I Eiii voiler trunkencr Deutscher. (L. Opp. (W.) XXII,
p. f^37.)
SYSTÈME I)K ROME. 4 ' ^
toute romaine, « qu'il serait curieux de s'assurer
« si ce Martin-là avait un nez de fer ou une tête
« d'airain, qu'on ne pût le briser M. . .» Puis , sous
la forme du dialogue , il attaquait les thèses de
Luther, en employant tour à tour la moquerie,
les injures et les menaces.
Ce combat entre l'Augustin de Wittemberg et
le Dominicain de Rome se livra sur la question
même qui est le principe de la réforme, savoir:
« Quelle est pour les chrétiens la seule autorité
« infaillible? » Voici le système de l'Eglise exposé
d'après ses organes les plus indépendants =^ :
La lettre de la Parole écrite est morte , sans
l'esprit d'interprétation qui seul en fait connaître
le sens caché. Or, cet esprit n'est point accordé à
chaque chrétien , mais à l'Eglise, c'est-à-dire aux
prêtres. C'est une grande témérité que de préten-
dre que celui qui a promis à l'Église d'être tou-
jours avec elle jusqu'à la fin du monde, ait pu
l'abandonner à la puissance de l'erreur. On dira
peut-être que la doctrine et la constitution de
l'Eglise ne sont plus telles qu'on les trouve dans
les saints oracles. Sans doute ; mais ce changement
n'est qu'apparent : il se rapporte à la forme et
non au fond. Il y a plus , ce changement est un
progrès. La force vivifiante de l'Esprit divin a
donné de la réalité à ce qui dans l'Écriture n'é-
tait qu'en idée; elle a donné un corps aux es-
1 An ferreum nasum aut capiit aeneum gerat iste Luthems,
ut effringi non possit. (Sylv. Prieratis Dialogus.)
2 Voyez Joh. Gersonis Propositiones de sensu litterali
S. Scriptnrse. (0pp. tom. I)
4l6 LE DIALOGUE.
quisses de la Parole; elle a mis la dernière main
à ses ébauches, elle a achevé l'ouvrage dont la
Bible n'avait fourni que les premiers traits. II
faut donc comj)rendre le sens de la sainte Écri-
ture ainsi que l'a déterminé l'Église, conduite par
l'Esprit saint. Ici les docteurs catholiques se di-
visaient. Les conciles généraux, disaient les uns,
et Gerson était de ce nombre, sont les repré-
sentants de l'Église. Le pape, disaient les autres,
est le dépositaire de l'esprit d'interprétation, et
personne n'a le droit de comprendre l'Écriture
autrement que l'arrête le pontife romain. C'était
l'avis de Prierio.
Telle fut la doctrine que le maître du sacré pa-
lais opposa à la réformation naissante. Il avança
sur la puissance de l'Église et du pape des propo-
sitions dont les flatteurs les plus déboutés de la
cour de Rome auraient eux-mêmes rougi. Voici
l'un des points qu'il établit en tète de son écrit :
« Quiconque ne s'appuie pas sur la doctrine de
« l'Église romaine et du pontife romain , comme
« sur la règle infaillible de la foi , de laquelle
« l'Écriture sainte elle-même tire sa force et son
« autorité, est un hérétique ^w
Puis, dans un dialogue, dont les interlocuteurs
sont Luther et Sylvestre, ce dernier cherche à ré-
futer les propositions du docteur. Les sentiments
du moine saxon étaient chose toute nouvelle pour
ini censeur romain ; aussi Prierio montre-t-il qu'il
1 A qua etiam sacra Scriptura robur trahit et auctorita-
tem , haereticus est (fundamentum tertliim.)
LE DIALOGUE. 41?
n'a compris ni les émotions de son cœur, ni les
mobiles de sa conduite. Il mesurait le docteur de
la vérité à la petite mesure des valets de Rome.
« O cher Luther! lui dit-il, si tu recevais de notre
« seigneur le pape un bon évéché et une indul-
V gence plénière pour la réparation de ton église,
« tu filerais plus doux, et tu prônerais même l'in-
« dulgence que maintenant tu te plais à noircir! »
L'Italien, si fier de l'élégance de ses mœurs,
prend quelquefois le ton le plus grossier : « Si le
« propre des chiens est de mordre, dit-il à Luther,
«je crains bien que tu n'aies eu un chien pour
«pè^e^» Le dominicain s'étonne presque, à la
fin, de la condescendance qu'il a eue de parler au
moine rebelle, et il termine en montrant à son
adversaire les dents cruelles d'un inquisiteur :
«L'Eglise romaine, dit-il, qui a dans le pape le
« faîte de son pouvoir spirituel et temporel, peut
« contraindre par le bras séculier ceux qui, ayant
« d'abord reçu la foi, s'en écartent. Elle n'est point
« tenue d'employer des raisons pour combattre et
« pour vaincre les rebelles ^. »
Ces mots, tracés par la plume de l'un des digni-
taires de la cour romaine, avaient un sens très-
positif. Ils n'épouvantèrent cependant pas Lu-
ther. Il crut , ou feignit de croire, que ce Dialogue
n'était point de Prierio, mais d'Ulrich de Hûtten ,
ou de l'un des autres auteurs des Lettres de quel-
1 Si mordere canum est propriiim, vc-reor ne tilji pater ca-
nis luerit. (Sylvestri Prieratis Dialog.)
2 Sêcuiari brachio potest eos compescere , nec tenetiir ra-
tionibus certare ad vincendos protervientes. (Ibid.
L 27
4l8 SYSTÈME DE LA REFORME.
qites hommes obscurs , qui, ilisait-il, dans sa sati-
rique humeur et pour exciter Luther contre Prie-
rio, avait compilé cet amas de sottises'. Il ne
désirait pas voir la cour de Rome soulevée contre
lui. Toutefois, après avoir gardé quelque temps le
silence, ses doutes, s'il en avait, furent dissipés :
il se mit à l'œuvre, et, deux jours après, sa ré-
ponse fut prête 2.
La Bible avait formé le réformateur et com-
mencé la réformation. Luther n'avait pas eu be-
soin du témoignage de l'Église pour croire. Sa foi
était venue de la Bible elle-même, du dedans et
non du dehors. Il était si intimement convaincu
que la doctrine évangélique était inébranlable-
ment fondée sur la Parole de Dieu , que toute
autorité extérieure était inutile à ses yeux. Cette
expérience que Luther avait faite, ouvrait à l'Église
un nouvel avenir. La source vive qui venait de
jaillir pour le moine de Wittemberg, devait deve-
nir un fleuve qui désaltérerait les peuples.
Pour comprendre la Parole , il faut que l'Esprit
de Dieu en donne l'intelligence, avait dit l'Église;
et elle avait eu raison jusque-là. Mais son erreur
avait été de considérer l'Esprit saint comme un
monopole accordé à une certaine caste, et de pen-
ser qu'il pouvait être renfermé exclusivement dans
des assemblées, dans des collèges, dans une ville,
dans un conclave. Le vent souffle ou il veut, avait
I Convenit inter nos, esse personatum aliquem Sylveslrum
ex obscuris viris, qui tantas ineptias in hominem hiserit ad
provocandum me adversùseum. fRpp. I, p. 87, du 1,4 janvier.
a T. I ,Witt. lat. ,p. 170.
SYSTÈME DK LA. RÉFOKMK. 4^9
dit le Fils de Dieu en parlant de l'Esprit de Dieu ;
et en une autre occasion : Ils seront tous ensei-
gnés de Dieu. La corruption de l'Église, l'ambition
des pontifes, les passions des conciies, les que-
relles du clergé, la pompe des prélats, avaient fait
fuir loin des demeures sacerdotales cet Esprit
saint , ce souffle d'humilité et de paix. Il avait dé-
serté les assemblées des superbes, les palais des
princes de l'Eglise, et s'était retiré chez de simples
chrétiens et de modestes prêtres. Il avait fui une
hiérarchie dominatrice , qui faisait souvent jaillir
le sang des pauvres, en les foulant aux pieds; un
clergé fier et ignorant, dont les chefs savaient se
servir, non de la Bible, mais de l'épée; et il se
rencontrait tantôt dans des sectes méprisées, tan-
tôt dans les hommes d'intelligence et de savoir.
La nuée sainte , qui s'était éloignée des superbes
basiliques et des orgueilleuses cathédrales , était
descendue sur les lieux obscurs habités par les
humbles , ou sur les cabinets, tranquilles témoins
d'un consciencieux travail. L'Église, dégradée par
son amour du pouvoir et des richesses, désho-
norée aux yeux du peuple par l'usage vénal qu'elle
faisait de la doctrine de vie, TÉgHse qui vendait
le salut pour remplir les trésors que vidaient son
faste et ses débauches, avait perdu toute considé-
ration , et les hommes sensés n'ajoutaient plus
aucun prix à son témoignage. Méprisant une au-
torité si avilie, ils se tournaient avec joie vers la
Parole divine et son autorité infaillible, comme
vers le seul refuge qui leur demeurât en un dés-
ordre si général.
27.
4^0 HFPONSE A PRIERIO. LA PAHOLF.
Le siècle était donc préparé. Le mouvement
hardi par lequel Luther changea le point d'appui
des plus grandes espérances du cœur de l'homme,
et, d'une main puissante, les transporta des m«irs
du Vatican sur le rocher de la Parole de Dieu, fut
salué avec enthousiasme. C'est l'œuvre que se pro-
posa le réformateur dans sa réponse à Prierio.
Il laisse de côté les fondements que le domini-
cain avait posés en tète de son ouvrage : « Mais ,
« dit-il , à votre exemple'^ je vais aussi, moi, poser
c( quelques fondements.
« Le premier est cette parole de saint Paul : « St
« cfielquun vous annonce une autre évangile que
<c celui que nous vous avons annoTicé, quand ce
(.(. serait nous-mêmes ou un ange du ciel, quil soit
« anathème. r>
« Le second est ce passage de saint Augustin
« à saint Jérôme : « J'ai appris à ne rendre qu'aux
'( seuls livres canoniques l'honneur de croire très-
ce fermement qu'aucnn d'eux n'a erré : quant aux
« autres, je ne crois pas ce qu'ils disent, par cela
« seul qu'ils le disent, w
Luther pose donc ici d'une main ferme les prin-
cipes essentiels de la réformation : la Parole de
Dieu , toute la Parole de Dieu , rien que la Parole
de Dieu. «Si vous comprenez bien ces points,
« continue-t-il, vous comprendrez aussi que tout
« votre Dialogue est renversé de fond en comble ;
« car vous n'avez fait autre chose que mettre en
rt avant des mots et des opinions de saint Thomas.n
Puis, attaquant les axiomes de son adversaire, il
déclare franchement qu'il pense que papes et cou-
RÉPONSE A. PRIERIO. 4'-* I
ciles peuvent errer. Il se plaint des flatteries des
courtisans romains , qui attribuent au pape l'un et
l'autre pouvoir. Il déclare que l'Eglise n'existe vir-
tuellement qu'en Christ, et représentativement
que dans les conciles ^ En venant ensuite à la sup-
position que Prierio avait faite : « Sans doute vous
« me jugez d'après vous-même, lui dit-il; mais si
«j'aspirais à l'épiscopat, certainement je ne tien-
« drais pas ces discours qui sonnent si mal à vos
« oreilles. Vous imaginez-vous que j'ignore com-
« ment l'on parvient à Rome aux évêchés et au sa-
cc cerdoce ? Les enfants eux-mêmes ne chantent-ils
« pas dans toutes les places de cette cité ces pa-
« rôles si connues :
«Maintenant, Rome est plus immonde
" Que tout ce qu'on voit dans le monde ' ? »
C'étaient des chansons qui avaient cours à Rome,
avant l'élection de l'un des derniers papes. Néan-
moins Luther parle de Léon avec estime : « Je sais,
« dit-il, que nous avons en lui comme un Daniel
cf dans Rabylone; son innocence a déjà souvent
« mis sa vie en danger. » Il termine en répondant
quelques mots aux menaces de Prierio : « Enfin ,
ce vous dites que le pape est à la fois pontife et
« empereur, et qu'il est puissant pour contraindre
« par le bras séculier. Avez-vous soif du meurtre ?...
1 Ego ecclesiara virtualiter non scio nisi in Christo, repré-
sentative non nisi in concilio. (L. 0pp. lat. , p. 17 4')
2 Quando hanc pueri in omnibus plateis nrbis cantant :
Denique nunc facta est. . . fœdissima Roma. (Ibid., p. i83.)
[\1'1. HOCHSTRATEN. LES MOINES.
« Je vous le déclare : vous ne m'épouvanterez ni
ic par vos rodomontades ni par le bruit menaçant
« de vos paroles. Si l'on me tue, Christ vit, Christ
« mon Seigneur et le Seigneur de tous, béni éter-
« nellement. Amen \ »
Ainsi, Luther élevé d'une main ferme, contre
l'autel infidèle de la papauté, l'autel de la Parole
de Dieu, seule sainte, seule infaillible, devant le-
quel il veut que tout genou fléchisse, et sur lequel
il se déclare prêt à immoler sa vie.
Prierio publia une réplique, puis un troisième
livre sur «la vérité irréfragable de l'Église et du
a pontife romain, « dans lequel, s'appuyant sur le
droit ecclésiastique, il disait que quand même le
pape ferait aller les peuples en masse au diable
avec lui, on ne pourrait pour cela ni le juger, ni
le destituer^. Le pape, à la fin, fut obligé d'imposer
silence à Prierio.
Bientôt un nouvel adversaire se présenta dans
la lice ; c'était encore un dominicain. Jacques
Hochstraten , inquisiteur à Cologne , que nous
avons déjà entendu s'élever contre Reucblin et les
amis des lettres , frémit quand il vit la hardiesse
de Luther. 11 fallait bien que l'obscurantisme et le
fanatisme monacal en vmssent aux mains avec
celui qui devait leur donner le coup de mort. Le
monachisme s'était formé quand la vérité primi-
tive avait commencé à se perdre. Depuis lors les
I Si occidor, vivit Christus, Dominus meus et omnium. (L.
Opp. lat., p. i«6.)
a De Juridica et inefragabili veritate romanae ectlcsiîe, lib.
tcrlius, cap. 12.
HOCHSTRATEN. 4^^
moines et les erreurs avaient crû de pair. L'homme
qui devait hâter leur ruine avait paru; mais ces
robustes champions ne pouvaient abandonner le
champ de bataille sans lui avoir livré un rude
combat. Ils le lui livrèrent pendant toute sa vie;
mais c'est dans Hochstraten que ce combat est
particulièrement personnifié : Hochstraten et
Luther ; le chrétien libre et fort, et l'esclave fou-
gueux des superstitions monacales! Hochstraten
s'irrite, il se déchaîne, il demande à grands cris la
mort de l'hérétique C'est par les flammes
qu'il veut qu'on fasse triompher Rome. « C'est un
« crime de haute trahison contre l'Eglise , s'écrie-t-
« il, que de laisser vivre une heure de plus un si
« horrible hérétique. Qu'on élève à l'instant même
« un échafaud pour lui ! » Ce conseil de sang ne
fut, hélas! que trop bien suivi dans beaucoup de
contrées; la voix de bien des martyrs, comme aux
premiers temps de l'Église, rendit, au miheu des
flammes , témoignage à la vérité. Mais le fer et le
feu furent en vain invoqués contre Luther. L'ange
de l'Eternel campa continuellement auprès de lui
et le garantit.
Luther répondit à Hochstraten en peu de mots,
mais avec une grande énergie : « Va , lui dit-il en
«finissant, meurtrier en délire, qui n'es altéré
«que du sang des frères; mon sincère désir est
« que tu te gardes bien de m'appeler chrétien et
<< fidèle, et que tu ne cesses, au contraire , de me
« décrier comme un hérétique. Comprends bien
« ces choses, homme sanguinaire! ennemi de la
« vérité! et si ta rage furibonde te porte à entre-
•»
4-24 KCK. l'École.
« prendre quelque chose contre moi, prends garde
« d'agir avec circonspection, et de bien prendre
« ton temps. Dieu sait ce que je me propose s'il
« m'accorde la vie Mon espérance et mon at-
« tente, si Dieu le veut, ne me tromperont pas '. »
Hochstraten se tut.
Une attaque plus pénible attendait le réforma-
teur. Le docteur Eck, le célèbre professeur d'In-
golstadt, le libérateur d'Urbain Régius, l'ami de
Luther, avait reçu les fameuses thèses. Eck n'était
pas homme à défendre les abus des indulgences ;
mais il était docteur de l'École et non de la Bible,
versé dans les scolastiques et non dans la Parole
de Dieu. Si Prierio avait représenté Rome, si
Hochstraten avait représenté les moines , Eck re-
présentait l'École. L'École, qui depuis environ
cinq siècles dominait la chrétienté, loin de céder
aux premiers coups du réformateur, se leva avec
orgueil pour écraser celui qui osait verser sur elle
des flots de mépris. Eck et Luther , l'École et la
Parole, en vinrent encore plus d'une fois aux
mains; mais c'est alors que le combat s'ouvrit.
Eck dut trouver des erreurs dans plusieurs as-
sertions de Luther. Rien ne nous oblige à mettre
en doute la sincérité de ses convictions. Il défen-
dit avec enthousiasme les opinions scolastiques,
comme Luther les déclarations de la Parole de
Dieu. On peut même supposer qu'il éprouva quel-
que peine, en se voyant obligé de s'opposer à son
ancien ami; cependant, à la manière dont il l'at-
1 L. Oj)|). Leips. XVII, p. 140.
LES OBELISQUES. /^lS
taqua , il semble que la passion et la jalousie ne
furent pas étrangères à sa détermination.
Il donna le nom c\'Obclis(jiies à ses remarques
contre les thèses de Luther. Voulant d'abord sau-
ver les apparences, il ne publia pas son ouvrage,
et se contenta de le communiquer confidentielle-
nipnt à son ordinaire, l'évéque d'Eichstiicit. Mais
bientôt les Obrli.ujues furent partout répandus ,
soit que l'indiscrétion vînt de l'évéque, soit qu'elle
vînt du docteur. Il en tomba une copie entre les
mains de Link, ami de Luther et prédicateur à
Ntiremberg. Celui-ci se hâta de l'envoyer au ré-
formateur. Eck était un adversaire tout autrement
redoutable que Tezel , Prierio et Hochstraten :
plus sou écrit surpassait les leurs en science et en
subtilité, plus il était dangereux. Il prenait im ton
de compassion pour son y faible adversaire, » sa-
chant bien que la pitié fait plus de mal que la co-
lère. Il insinuait que les propositions de Luther
répandaient le poison bohémien, qu'elles sentaient
la Bohême, et, par ces malignes allusions, il faisait
tomber sur Luther la défaveur et la haine atta-
chées en Allemagne au nom de Hus et à celui des
schismatiques de sa patrie.
La méchanceté qui perçait dans cet écrit indi-
gna Luther; mais la pensée que ce coup venait
d'un ancien ami l'affligea encore plus. C'est donc
au prix de l'affection des siens qu'il faut défendre
la vérité. Luther épancha son cœur et sa tristesse
dans une lettre à Egranus, pasteur à Zwickau.
'( On m'appelle dans les Obélisques un homme veni-
« nieux, lui dit-il, un bohémien, un hérétique, un
4'i6 SENTIMENTS DE LLTHKR.
« séditieux, un insolent, un téméraire..,. Je passe
u sur les injures plus légères, telles qu'endormi,
«imbécile, ignorant, contempteur du souverain
«< pontife, et autres. Ce livre est plein des insultes
« les plus noires. Cependant celui qui les a écrites
« est un homme distingué, d'un esprit plein de
« science, d'une science pleine d'esprit, et, ce qui
« me cause le plus de chagrin , un homme qui m'é-
« tait uni par une grande amitié récemment con-
« tractée^ : c'est Jean Eck, docteur en théologie,
« chancelier d'Ingolstadt, homme célèbre et illus-
« tre par ses écrits. Si je ne coimaissais pas les pen-
« sées de Satan, je m'étonnerais de la fureur qui
« a porté cet homme à rompre une amitié si douce
« et si nouvelle ^ , et cela sans m'avertir, sans m'é-
« crire, sans me dire un seul mot. »
Maïs si Luther a le xœur brisé , son courage
n'est point abattu. Il s'anime, au contraire, pour
le combat. « Réjouis-toi, mon frère, dit-il à Egra-
«nus qu'un violent ennemi avait aussi attaqué,
«réjouis-toi, et que toutes ces feuilles volantes
«ne t'épouvantent pas! Plus mes adversaires se
« livrent à leur fiu'ie, plus j'avance. Je laisse les
« choses qui sont derrière moi, afin qu'ils aboient
« après elles, et je poursuis celles qui sont devant
« moi , pour qu'ils aboient contre elles à leur
« tour, »
Eck sentit tout ce que sa conduite avait de
I Et quod magis urit, anteà mihi magna recenltMque con-
tracta amicitia conjuiictus. (L. Epp. I, p. loo.)
■X Quo fiiroro ille aiuicilias reccntissimas et jucundissimas
solveret. (Ibid.)
LES ASTÉRISQUES. 4^7
honteux, et il s'efforça de se justifier dans une
lettre à Carlstadt. Il y appelait Luther « leur ami
« commun, » Il rejetait toute la faute sur l'évéque
d'Eichstàdt, à la sollicitation duquel il prétendait
avoir écrit son ouvrage. Son intention n'avait pas
été de publier les Obélisques. Il eût eu sans cela
plus égard aux liens d'amitié qui l'unissaient à
Luther. Il demandait enfin qu'au lieu d'en venir
publiquement aux mains avec lui, Luther tour-
nât plutôt ses armes contre les théologiens de
Francfort. Le professeur d'Ingolstadt, qui n'avait
pas craint de porter le premier coup, commen-
çait à craindre , en pensant à la force de l'adver-
saire auquel il avait eu l'imprudence de s'attaquer.
Il eût volontiers éludé la lutte ; mais il était trop
tard.
Toutes ces belles paroles ne persuadèrent pas
Luther ; il était cependant disposé à se taire :
« J'avalerai en patience, dit-il, ce morceau digne
« de Cerbère ^ » Mais ses amis furent d'un autre
avis. Ils le sollicitèrent , ils le contraignirent même.
Il répondit donc aux Obélisques par ses Astéris-
ques, opposant, dit-il en jouant sur ce mot, à la
rouille et à la couleur livide des Obélisques du
docteur d'Ingolstadt, la lumière et la blancheur
éclatante des étoiles du ciel. Dans cet ouvrage il
traitait son nouvel adversaire moins durement que
ceux qu'il avait eus à combattre avant lui; mais
son indignation perçait à travers ses paroles.
1 Voliii tamen hanc offam Cerbcro iliynam absorbcrc pa
tientia. (L. Epp. I, p. loo.)
428 LES ASTÉRISQUES.
Il montrait que dans le chaos des Obélisques
ne se trouvait rien des saintes Ecritures, rien des
Pères de l'Église, rien des canons ecclésiastiques;
qu'on n'y rencontrait que gloses scolastiques, opi-
nions, opinions encore et purs songes^; en un
mot, tout cela même que Luther avait attaqué.
Les Astérisques sont pleins de mouvement et de
vie. L'auteur s'indigne des erreurs du livre de
son ami; mais il a pitié de l'homme^. Il professe
de nouveau le principe fondamental qu'il a posé
dans sa réponse à Prierio : « Le souverain pontife
(c est un homme, et il peut être induit en erreur;
« mais Dieu est la vérité et nul ne peut le trom-
« per^.» Plus loin, usant envers le docteur sco-
lastique d'un argument ad hominem , il lui dit:
a C'est certes une impudence, si quelqu'un ensei-
« gne dans la philosophie d'Aristote ce qu'il ne
« peut prouver par l'autorité de cet ancien. —
« Vous l'accordez. — Eh bien, c'est à plus forte
« raison la plus impudente de toutes les témérités,
<( que d'affirmer dans l'Église et parmi les chré-
« tiens ce que Jésus-Christ n'a pas lui-même en-
« seigné4. Or, que le trésor des mérites de Christ
« soit dans les mains du pape , où cela se trouve-
« t-il dans la Bible ? »
Il ajoute encore : « Quant au reproche mali-
1 Omnia scholasticissima , opiniosissima, meratjue soinnia.
(Asterici. 0pp. L. lat. I, p. i45.)
2 Indignor rei et misereor hominis. (Ibid. p. i5o.)
3 Homo estsummus pontifex, falli potest. Sed vcritas est
Deus, qui faUl non potest. (Ibid., p. i55.)
4 Longé eigô impudentissima omnium temeritas est, ali-
RUPTURE. 4^9
« deux d'hérésie bohémienne, je porte avec pa-
« tience cet opprobre pour l'amour de Jésus-Christ.
« Je vis dans une université célèbre, dans une ville
«estimée, dans un évèché considérable, dans un
« puissant duché, où tous sont orthodoxes, et où
« l'on ne tolérerait pas, sans doute, un si méchant
ce hérétique. »
Luther ne publia pas les Astérisques ; il ne les
communiqua qu'à des amis. Ce ne fut que plus
tard qu'ils furent livrés au public '.
Cette rupture entre le docteur d'Ingolstadt et
le docteur de Wittembe^-g fit sensation en Alle-
magne. Ils avaient des amis communs. Scheurl
surtout, qui paraît avoir été celui par le moyen
duquel les deux docteurs s'étaient liés, Scheurl
en fut alarmé. Il était de ceux qui désiraient voir
la réforme s'opérer dans toute l'étendue de l'Eglise
germanique par le moyen de ses organes les plus
distingués. Mais si, dès le principe, les théolo-
giens les plus éminents de l'époque en venaient
aux mains; si, tandis que Luther s'avançait avec
des choses nouvelles, Eck se faisait le représen-
tant des choses anciennes, quel déchirement n'y
avait-il pas à craindre? De nombreux adhérents
ne se grouperaient-ils pas autour de chacun de
ces deux chefs, et ne verrait-on pas deux camps
ennemis se former au sein de l'Empire ?
Scheurl s'efforça donc de réconcilier Eck et
quid in ecclesia asserere , et inter christianos , quod non do-
cuit Christus. (Ibid., p. i5G.)
I Cura privatim dederim Asteriscos meos non fitei respon-
dendi nécessitas. (L. Epp., p. 126.)
43o ÉCRITS POPULAIRES.
Luther. Celui-ci déclara qu'il était prêt à tout
oublier, qu'il aimait le génie, qu'il admirait la
science du docteur Eck', et que ce qu'avait fait
cet ancien ami lui avait causé plus de douleur
que de colère. «Je suis prêt, dit-il à Scheurl, pour
« la paix et pour la guerre; mais je préfère la paix.
«Mettez-vous donc à l'œuvre; affligez-vous avec
« nous de ce que le diable a jeté parmi nous ce
« commencement de discorde, et puis réjouissez-
« vous de ce que Christ dans sa miséricorde Ta
« anéanti. » Il écrivit vers le même temps à Eck
une lettre pleine d'affection ^ ; mais Eck ne répon-
dit point à la lettre de Luther; il ne lui fit même
faire aucun message^. Il n'était plus temps de ré-
concilier les esprits. Le combat s'engagea toujours
plus. L'orgueil de Eck et son esprit implacable
rompirent bientôt entièrement les derniers fils de
cette amitié qui se relâchait toujours plus.
X.
Telles étaient les luttes que le champion de la
Parole de Dieu avait à soutenir dès son entrée
dans la carrière. Mais ces combats avec les som-
mités de la société, ces disputes d'académie sont
peu de chose pour le chrétien. Les docteurs
humains s'imaginent avoir remporté le plus beau
1 Diligimus hominis ingenium et admirannir eruditioncn».
(L. Epp. ad Scheurlum , 1 5 juin i5i8, I, p. i25.)
1 Qiiod ad me attinet, scripsi ad eiim ipsuni has, ut vides,
amicissirnas et plcnas litteras humanitate ergà eum. (Ibid.)
3 IVihil neqiie litterarum nequc verhonim me parlicipem
fecit. (Ibid.)
KCRITS POPUL\lRES. 43 1
des triomphes, s'ils réussissent à remplir du bruit
de leurs systèmes quelques journaux et quelques
salons. Comme il s'agit chez eux d'une affaire
d'amour-propre ou de parti, plus que du bien de
l'humanité, ces succès du monde leur suffisent.
Aussi leurs travaux ne sont-ils qu'une fumée , qui,
après avoir aveuglé, passe sans laisser de traces.
Ils ont négligé de déposer le feu dans les masses;
ils n'ont fait qu'effleurer l'espèce humaine.
Il n'en est pas ainsi du chrétien ; il ne s'agit
pas pour lui d'un succès de société ou d'académie,
mais du salut des âmes. Il néglige donc volontiers
l'escrime brillante à laquelle il pourrait se livrer
tout à son aise avec les champions du monde, et
préfère les travaux obscurs qui apportent la lu-
mière et la vie dans les cabanes des champs et
dans les réduits du peuple. C'est ce que fit Luther,
ou plutôt, selon le précepte de son maître, il fit
ces choses-ci, sans laisser celles-là . Tout en com-
battant les inquisiteurs, les chanceliers d'univer-
sité, les maîtres du sacré palais, il s'efforça de
répandre parmi la multitude des connaissances
saines en matière de religion. C'est à ce but que
se rapportent divers écrits populaires qu'il publia
alors, tels que ses Discours sur les di.r Coinmancle-
mentSy prononcés deux ans auparavant dans l'é-
glise de Wiltemberg, et dont nous avons déjà
parlé, et son Exposition de r Oraison dominicale
pour les laïques simples et ignorants ^ . Qui n'ai-
merait à savoir comment le réformateur s'adres-
sait alors au peuple ? Nous citerons donc quel-
I Opp. Leips. VII , p. 1086,
43>. «OTliE PÈRE.
qiies-unes des paroles qu'il envoyait « courir le
pays, » comme il le dit dans la préface du second
de ces écrits.
La prière, cet acte intime du cœur, sera sans
doute toujours uu des points par lesquels une
réformation de vérité et de vie devra commencer;
aussi Luther s'en occupe- t-il sans retard. Il est
impossible de rendre son style énergique, et la
force de cette langue qui se formait, pour ainsi
dire, sous sa plume, à mesure qu'il écrivait; ce-
pendant nous essayerons.
!( Quand tu pries, dit-il, aie peu de paroles,
« mais beaucoup de pensées et d'affections, et
« surtout qu'elles soient profondes. Moins tu par-
ce les, mieux tu pries. Peu de paroles et beaucoup
« de pensées, c'est chrétien. Beaucoup de paroles
o et peu de pensées, c'est païen.....
«La prière d'apparence et du corps, c'est ce
«bourdonnement des lèvres, ce babil extérieur
c< qui se fait sans aucune attention, et qui frappe
«les yeux et les oreilles des hommes; mais la
« prière en esprit et en vérité, c'est le désir in-
«time, le mouvement, les soupirs, qui partent
« des profondeurs du cœur. La première est la
« prière des hypocrites et de tous ceux qui se
a confient en eux-mêmes. La seconde est la
« prière des enfants de Dieu qui marchent dans sa
« crainte.... »
Puis, en venant aux premiers mots de la prière
(lu Seigneur : /Votre Père , il s'exprime ainsi : « Il
« n'y a point de nom entre tous les noms qui
« nous dispose mieux à l'égard de Dieu que le
TON RKGINi: VIENNli. 4^3
« nom de père. Il n'y aurait pas pour nous autant
« de bonheur et de consolation à l'appeler Sei-
« gneur, ou Dieu, ou Juge.... Par ce nom de Père
« les entrailles du Seigneur sont émues; car il n'y
a a pas de voix plus aimable et plus touchante que
« ne l'est celle d'un enfant pour son père.
« Qui es au ciel. — Celui qui confesse qu'il a un
« père qui est dans le ciel se reconnaît ainsi
« comme abandonné sur la terre. De là vient qu'il
« y a dans son coeur un désir ardent, comme l'est
« celui d'un enfant qui vit hors du pays de son
«père, parmi des étrangers, dans la misère et
«dans le deuil. C'est comme s'il disait: Hélas!
« mon père! tu es dans le ciel, et moi, ton misé-
« rable enfant, je suis sur la terre, loin de toi,
« dans toutes sortes de dangers , de nécessités et
« de deuils.
« Ton nom soit sanctifié. — Celui qui est colère,
a envieux, qui maudit, qui calomnie, déshonore
« le nom de ce Dieu, au nom duquel il a été bap-
« tisé. Employant à des usages impies le vase que
« Dieu s'est consacré, il ressemble à un prêtre qui
« se servirait de la coupe sainte pour donner à
« boire à une truie , ou pour ramasser du fumier....
« Ton règne vienne. — Ceux qui amassent des
«biens, qui bâtissent avec magnificence, qui
« cherchent tout ce que le monde peut donner ,
'( et prononcent des lèvres cette prière , ressem-
« blent à ces grands tuyaux d'orgue qui chantent
« et crient de toutes forces et sans cesser dans les
«églises, sans avoir ni paroles, ni sentiment, ni
« raison »
1. a8
434 TA VOLONTli; SOIT FAITK.
Plus loin, Luther attaque l'erreur des pèlerinages
si répandue alors : « L'un va à Rome , l'autre à
'c Saint-Jacques; celui-ci bâtit une chapelle, cekii-
K là fait une fondation , pour parvenir au règne
K de Dieu ; mais tous négligent le point essentiel,
« qui est de devenir eux-mêmes son royaume.
« Pourquoi vas-tu chercher le règne de Dieu au
cf delà des mers?.... c'est dans ton cœur qu'il doit
« s'élever.
«C'est une chose terrible, poursuit-il, que de
« nous entendre faire cette prière : Ta volonté soit
« faite ! Où voit-on faire dans l'Eglise cette volonté
«de Dieu? Un évèque s'élève contre un autre
« évèque, une église contre ime autre église. Pré-
« très, moines, nonnes, querellent, combattent,
f( guerroient; il n'y a en tout heu que discorde.
a Et cependant chaque parti s'écrie qu'il a une
(f volonté bonne, une intention droite ; et ainsi, à
« l'honneur et à la gloire de Dieu, ils font tous
i( ensemble une œuvre du diable....
« Pourquoi disons-nous notre pain? » continue-
t-il en expliquant ces paroles : Donne-nous aujour-
d'hui notre pain quotidien. « Parce que nous ne
« prions pas pour avoir le pain ordinaire que les
« païens mangent et que Dieu donne à tous les
« hommes, mais pour notre pain, à nous qui som-
K mes enfants du Père céleste.
« Et quel est donc ce pain de Dieu?-^ C'est Jé-
« sus-Christ notre Seigneur : Je suis le pain vivant
« qui est descendu du ciel et qui donne la vie au
« monde. C'est pourquoi, qu'on ne s'y trompe pas,
« tous les sermons et toutes les instructions qui
NOTRE PATN. 4 3^
« ne nous représentent pas et ne nous font pas
« connaître Jésus-Christ, ne sauraient être le pain
« journalier et la nourriture de nos âmes.,..
« A quoi sert-il qu'un tel pain nous ait été pré-
« paré, s'il ne nous est pas servi, et qu'ainsi nous
« ne puissions en goûter? C'est comme si l'on
« avait préparé un magnifique festin , et qu'il n'y
« eût personne pour distribuer le pain , pour ap-
« porter les mets, pour verser à boire, en sorte
« que les convives dussent se nourrir de la vue et
« du parfum.... C'est pour cela qu'il faut prêcher
« Jésus-Christ seul.
«Mais qu'est-ce donc que connaître Jésus-
« Christ, dis-tu, et quel profit en revient-il?
«Réponse: Apprendre à connaître Jésus-Christ,
« c'est comprendre ce que dit l'apôtre : Christ nous
« a été fait ^ de la part de Dieu^ sagesse ^ justice ,
<i sanctification et rédemption. Or, tu comprends
« cela, si tu reconnais que toute ta sagesse est une
«condamnable folie, ta justice une condamnable
« iniquité, ta sainteté une condamnable souillure,
« ta rédemption une misérable condamnation ; si
« tu sens que tu es vraiment devant Dieu et de-
« vaut toutes les créatures un fou , un pécheur ,
« un impur, un homme condamné, et si tu mon-
«tres, non-seulement par des paroles, mais du
« fond de ton cœur et par tes œuvres, qu'il ne te
« reste aucune consolation et aucun salut si ce
« n'est Jésus-Christ. Croire n'est autre chose que
« manger ce pain du ciel. »
C'est ainsi que Luther demeurait fidèle à sa ré-
solution d'ouvrir les yeux à un peuple aveugle
28.
436 SERMON SUR LA REPENTANCE.
que des prêtres menaient où bon leur semblait.
Ses écrits, répandus en peu de temps dans toute
l'Allemagne, y faisaient lever un jour nouveau, et
répandaient abondamment les semences de la vé-
rité sur une terre bien préparée. Mais en pensant
à ceux qui étaient loin, il n'oubliait pas ceux qui
étaient près.
Les Dominicains damnaient, du haut de toutes
les chaires , l'infâme hérétique. Luther, l'homme
du peuple, et qui, s'il l'avait voulu, eût pu, avec
quelques paroles, en soulever les flots, dédaigna
toujours de tels triomphes , et ne songea jamais
qu'à instruire ses auditeurs.
Sa réputation, qui s'étendait de plus en plus,
le courage avec lequel il élevait la bannière de
Christ au milieu de l'Eglise asservie, faisaient sui-
vre ses prédications avec toujours plus d'intérêt.
Jamais l'affluence n'avait été si grande. Luther al-
lait droit au but. Un jour , étant monté dans la
chaire de Wittemberg, il entreprit d'établir la
doctrine de la repentance, et à cette occasion il
prononça un discours qui devint depuis très-cé-
lèbre, et dans lequel il posa plusieurs des bases
de la doctrine évangélique.
Il oppose d'abord le pardon des hommes au
pardon du ciel : « Il y a , dit-il, deux rémissions :
« la rémission de la peine et la rémission de la
« faute. La première réconcilie extérieurement
« l'homme avec l'Eglise chrétienne. La seconde, qui
« est l'indulgence céleste, réconcilie l'homme avec
« Dieu. Si un homme ne trouve pas en lui cette
< conscience tranquille, ce cœur joyeux que donne
LA REMISSION. 4^7
«la rémission de Dieu, il n'y a pas d'indulgence
« qui puisse l'aider, dùt-il acheter toutes celles qui
« ont jamais été sur !a terre. »
Il continue ensuite ainsi : « Us veulent faire de
« bonnes œuvres avant que les péchés soient
« pardonnes, tandis qu'il faut que les péchés soient
« pardonnes avant que de bonnes œuvres puis-
« sent se faire. Ce ne sont pas les œuvres qui chas-
« sent le péché; mais, chasse le péché et tu auras
« les œuvres ^ ! Car les bonnes œuvres doivent être
« faites avec un cœur joyeux et une bonne cons-
« cience envers Dieu, c'est-à-dire, avec la rémis-
« sion des péchés. »
Puis il en vient au but principal de son sermon,
et ce but fut aussi celui de toute la réformation.
L'Église s'était mise à la place de Dieu et de sa Pa-
role; il la récuse , et fait tout dépendre de la foi à
la Parole de Dieu.
« La rémission de la faute, dit-il , n'est au pou-
« voir ni du pape, ni de l'évéque, ni du prêtre, ni
« de quelque homme que ce soit, mais elle repose
« uniquement sur la Parole de Christ et sur ta
« propre foi. Car Christ n'a pas voulu édifier notre
« consolation , notre salut sur une parole ou sur
« une œuvre d'homme , mais uniquement sur lui-
« même , sur son œuvre et sur sa Parole.... Ton re-
« pentir et tes œuvres peuvent te tromper; mais
« Christ, ton Dieu, ne te mentira pas, il ne chan-
1 Nicht die Werkc treibeii die Siinde ans; sondern die
Austreibung der Sùnde thut gute Werke. (L. Opp. (L.) XVII,
j). 162.)
438 VIENT DE CHRIST.
« cellera pas, et ie diable ne renversera pas ses
cf paroles ^ .
« Un pape, un évêque n'ont pas plus de pou-
« voir que le moindre prêtre , quand il s'agit de re-
« mettre une faute. Et même, s'il n'y a pas de prê-
« tre, chaque chrétien, fût-ce une femme, fût-ce
« un enfant^, peut faire la même chose. Car si un
« simple chrétien te dit : « Dieu pardonne le péché
« au nom de Jésus-Christ , » et que toi tu reçoives
« cette parole avec une foi ferme , et comme si
(c Dieu lui-même te l'adressait, tu es absous....
« Si tu ne crois pas que tes péchés te sont par-
« donnés, tu fais ton Dieu menteur, et tu te dé-
(f clares plus sûr de tes vaines pensées que de Dieu
« et de sa Parole
« Sous l'Ancien Testament, ni prêtre, ni roi, ni
« prophète n'avaient la puissance d'annoncer la
« rémission des péchés. Mais sous le Nouveau,
« chaque fidèle a ce pouvoir. L'Église est toute
« pleine de rémission des péchés^! Si un chrétien
« pieux console ta conscience par la parole de la
«croix, qu'il soit homme ou femme, jeune ou
(c vieux, reçois cette consolation avec une foi telle
'( que tu te laisses mettre plusieurs fois à mort,
« plutôt que de douter qu'il en soit ainsi devant
<c Dieu. . . Repeiis-toi , fais toutes les œuvres que
^< tu peux faire; mais que la foi que tu as dans le
I Christus dein Gott wird dir nicht liigen, noch wanken.
(L.Opp. (L.) XVII, p. 162.)
1 Ob es schon ein Weib odcr ein Kind wàre. (Ibid.)
i Aiso sielist du dass die ganzc Kircho voll von Vergebung
der Sûndeii ist. (Ibid,)
APPRÉHEMSIONS Ui: bKS A3IIS. 439
« pardon de Jésus-Christ tienne le premier rang,
« et commande seule sur le champ de bataille'. »
Ainsi parlait Luther à ses auditeurs étonnés et
ravis. Tous les échafaudages que des prêtres im-
pudents avaient élevés à leur profit entre Dieu et
Tâme de l'homme, étaient abattus, et l^homme
était mis face à face de son Dieu. La parole du
pardon descendait pure d'en haut, sans passer par
mille canaux corrupteurs. Pour que le témoignage
de Dieu fût valable, il n'était plus besoin que des
hommes y imposassent leur cachet trompeur. Le
monopole de la caste sacerdotale était aboli ; l'E-
glise était émancipée.
XL
Cependant, il fallait que le feu qui avait été al-
lumé à Wittemberg le fût aussi ailleurs. Luther,
non content d'annoncer la vérité de l'Évangile
dans le lieu de sa résidence, soit à la jeunesse aca-
démique, soit au peuple, désirait répandre en
d'autres lieux les semences de la saine doctrine.
L'ordre des Augustins devait tenir, au printemps
de l'an i5i8, son chapitre général à Heidelberg.
Luther y fut convoqué comme l'un des hommes
les plus distingués de l'ordre. Ses amis firent tout
ce qu'ils purent pour le dissuader d'entreprendre
ce voyage. En effet, les moines s'étaient efforcés
de rendre le nom de Luther odieux dans tous les
' Und Haiiptmann im Felde bleibe. (L. Opp. (L.) XVII,
p. lfi2.)
44^ \OYAGIi A HEIDELBEIIG.
lieux qu'il devait traverser. Aux insultes ils ajou-
taient les menaces. Il fallait peu de chose pour ex-
citer sur son passage un tumulte populaire dont il
pouvait être la victime, (f Ou bien, disaient ses amis,
« ce qu'ils n'oseront faire par violence, ils le fe-
« ront par embûches et par fraude ^ » Mais Luther
ne se laissa jamais arrêter, dans l'accomplissement
d'un devoir, par la crainte du danger, même le
plus imminent. Il ferma donc l'oreille aux timides
discours de ses amis : il leur montra Celui dans
lequel était sa confiance et sous la garde duquel
il voulait entreprendre ce voyage si redouté. Puis,
les fêtes de Pâques étant passées , il se mit tran-
quillement en route, à pied*, le i3 avril i5i8.
Il avait avec lui un guide, nommé Urbain, qui
portait son petit bagage et qui devait l'accompa-
gner jusqu'à Wurzbourg. Que de pensées durent
se presser dans le cœur du serviteur du Seigneur
pendant ce voyage! A Weissenfels, le pasteur, qu'il
ne connaissait pas , le reconnut aussitôt pour le
docteur de Wittemberg , et lui fit bon accueil ^. A
Erfurt, deux autres frères de l'ordre des Augus-
tius se joignirent à lui. A Judenbach, ils rencon-
tèrent tous trois le conseiller intime de l'Electeur ,
Degenhard Pfeffinger, qui leur fit les honneurs de
l'auberge où ils le trouvèrent. «J'ai eu du plaisir,
'< écrivit Luther à Spalatin, à rendre ce riche sei-
« gneur plus pauvre de quelques gros ; vous savez
« combien j'aime en toute occasion faire quelque
1 L. Ejip. I , p. (y8.
2 Pecloster veniam. ll)i<1.1
H Ibid. , p. io5.
BIRRA. 44 1
« brèche aux riches, au profit des pauvres, sur-
<c tout si les riches sont de mes amis ^ » Il arriva à
Cobourg accablé de fatigue. " Tout va bien par la
« grâce de Dieu, écrivit-il, si ce n'est que j'avoue
'< avoir péché en entreprenant à pied ce voyage.
« Mais je n'ai pas besoin , je pense, pour ce péché-
ce là de la rémission des indulgences; car la con-
« trition est parfaite et la satisfaction est pleine.
« Je suis abîmé de fatigue , et toutes les voitures
« sont remplies. JN'est-ce pas assez et même trop
« de pénitence, de contrition et de satisfaction = ? »
Le réformateur de l'Allemagne, ne trouvant pas
une place dans les voitures publiques, ni quel-
qu'un qui voulût lui céder la sienne, fut obligé,
le lendemain matin, malgré sa lassitude, de re-
partir de Cobourg, modestement à pied. Il arriva
à Wurzbourg le second dimanche après Pâques,
vers le soir. Là , il renvoya son guide.
C'était dans cette ville que se trouvait l'évéque
de Bibra, qui avait accueilli ses thèses avec tant
d'approbation, Luther était porteur pour lui d'une
lettre de l'électeur de Saxe. L'évéque, tout joyeux
de l'occasion qui se présentait de connaître per-
sonnellement ce hardi champion de la vérité, se
hâta de le faire appeler au palais épiscopal. Il alla
à sa rencontre , lui parla avec beaucoup d'affec-
tion, et offrit de lui fournir un guide jusqu'à Hei-
delberg. Mais Luther avait rencontré à Wurzbourg
ses deux amis, le vicaire général Staupitz et Lange,
i l.. Epp. I , p. 104.
■2 Ibid. , p. io6.
44^ LE CHATEAU PALATIN.
le prieur d'Erfurt, qui lui avaient offert une place
dans leur voiture. 11 remercia donc Bibra de son
offre; et le lendemain les trois amis partirent de
Wurzbourg. Ils voyagèrent ainsi pendant trois
jours, conversant ensemble. Le 21 avril, ils attei-
gnirent Heidelberg. Luther alla loger au couvent
des Augustins.
L'électeur de Saxe lui avait donné une lettre
pour le comte palatin Wolfgang, duc de Bavière.
Luther se rendit à son superbe château, dont la
situation fait encore à cette heure l'admiration des
étrangers. Le moine des plaines de la Saxe avait
un cœur pour admirer cette position deHeidelberg,
où se réunissent les deux belles vallées du Rhin
et du Necker. Il remit sa lettre à Jacques Simler,
intendant de la cour. Celui-ci l'ayant lue, lui dit :
« Vraiment, vous avez là une précieuse lettre de
ft créance*. » Le comte palatin reçut Luther avec
beaucoup de bienveillance. II l'invila souvent à sa
table, ainsi que Lange et Staupitz. Une réception
si amicale était une grande consolation pour Lu-
ther. « Nous nous réjouissions et nous divertissions
« les uns les autres par une agréable et douce cau-
« série, dit-il, mangeant, buvant, passant en re-
« vue toutes les magnificences du palais palatin ,
" admirant les ornements, les armures, les cui-
« rasses, enfin tout ce que contient de remarqua-
« ble ce château illustre et vraiment royal ^. »
Cependant Luther avait une autre œuvre à
1 Ihr habt bei Gott cinen kostliclien Credenz. (L. Ej)p I,
p. m.)
2 Ibid.
RUPTURE. 44^
faire. Il devait travailler tandis qu'il était jour.
Transporté dans une université qui exerçait une
grande influence snr l'ouest et sur le sud de l'Al-
lemagne, il devait y frapper un coup qui ébranlât
les églises de ces contrées. Il se mit donc à écrire
des thèses qu'il se proposait de soutenir dans une
dispute publique. De telles disputes n'avaient
rien que d'ordinaire; mais Luther sentait que pour
que celle-ci fut utile , elle devait occuper vive-
ment les esprits. Son caractère le portait d'ailleurs
à présenter la vérité sous une forme paradoxale,
l^es professeurs de l'université ne voulurent pas
permettre que la dispute eût lieu dans leur grand
auditoire. On fut donc obligé de prendre une
salle du couvent des Augustins. Le 16 avril fut
fixé pour le jour du combat.
Heidelberg reçut plus tard la parole évangéli-
que : en assistant à la conférence du couvent, on
pouvait prévoir déjà qu'elle y porterait des fruits.
La réputation de Luther attira un grand con-
cours d'auditeurs : professeurs, courtisans, bour-
geois, étudiants, s'y trouvaient en foule. Voici
quelques-uns des Paradoxes du docteur : c'est le
nom qu'il donna à ses thèses; peut-être le leur
donnerait-on encore de nos jours; il serait facile
pourtant de traduire ces paradoxes en proposi-
tions évidentes :
i. a La loi de Dieu est une doctrine salutaire
« de la vie. Néanmoins elle ne peut point aider
w l'homme dans la recherche de la justice; au con-
" traire, elle lui nuit.
444 LES PARADOX LS.
3. «Des œuvres d'homme, quelque belles et
<( bonnes qu'elles puissent être , ne sont cepen-
« dant, selon toute apparence , que des péchés
« mortels.
4- « Des oeuvres de Dieu, quelque difformes
« et mauvaises qu'elles puissent paraître, ont tou-
« tefois un mérite immortel.
7. « Les oeuvres des justes eux-mêmes seraient
>( des péchés mortels, si, remplis d'une sainte ré-
« vérence du Seigneur, ils ne craignaient pas que
« leurs œuvres ne fussent en effet des péchés
« mortels ^
9. « Dire que les œuvres faites sans Christ sont,
« il est vrai, mortes, mais ne sont pas mortelles,
« est un oubli dangereux de la crainte de Dieu.
i3. « Le libre arbitre, après la chute de l'homme,
(c n'est plus qu'un simple mot; et si l'homme fait
« ce qu'il lui est possible de faire, il pèche mor-
te tellement.
16. f< Un homme qui s'imagine parvenir à la
« grâce en faisant tout ce qu'il lui est possible de
« faire, ajoiite un péché à un autre péché, et il est
« deux fois coupable.
18. « Il est certain que l'homme doit entière^
« ment désespérer de lui-même, afin d'être rendu
« capable de recevoir la grâce de Christ.
21. a Un théologien d'honneur appelle mal ce
<c qui est bien, et bien ce qui est mal ; mais un
«théologien de la croix parle justement de la
« chose.
I Justoruin opéra essent mortalia nisi pio Dei limoïc, al)
ipsismet justis, ut niortalia limerentur. (L. 0pp. lat. I, 55.)
DISPUTE. 445
5i2. c( La sagesse qui apprend a connaître les
« perfections invisibles de Dieu dans ses œuvres,
« enfle l'homme, l'aveugle et l'endurcit.
23. « La loi excite la colère de Dieu, tue, mau-
« dit, accuse, juge et condamne tout ce qui n'est
« pas en Christ ^
24. « Cependant cette sagesse (§ 22) n'est pas
«mauvaise, et la loi (§ 32) n'est pas à rejeter;
« mais l'homme qui n'étudie pas la science de
« Dieu sous la croix, change en mal tout ce qui
« est bon.
26. « Celui-là n'est pas justifié qui fait beau-
ce coup d'œuvres , mais celui qui , sans œuvres ,
« croit beaucoup en Jésus-Christ.
26. <c La loi dit : Fais cela! et ce qu'elle com-
« mande n'est jamais fait. La grâce dit : Crois eu
« celui-ci! et déjà toutes choses sont accomplies *.
28. « L'amour de Dieu ne trouve rien dans
« l'homme, mais il y crée ce qu'il aime. L'amour
« de l'homme provient de son bien-aimé ^. »
Cinq docteurs en théologie attaquèrent ces thè-
ses. Ils les avaient lues avec l'étonnement que la
nouveauté excite. Cette théologie leur paraissait
fort étrange. Cependant ils disputèrent, d'après le
témoignage de Luther lui-même, avec une affabi-
1 Les iram Dei operatiir, occidit, raaledicit, reum facit,
judicat, damnât, quicquid non est in Christo. (L. Opp. lat.
I,p. 55.)
2 Lex dicit : Fac hoc! et nunquàm fit. Gratia dicit : Credo
in hune! et jàm facta sunt omnia. l'Ibid.)
3 Amor Dei non invenit, sed créât siinm diligibile; amor
hominis fit a sno diligibili. (Ibid.)
446 LES AUDITEURS.
lité qui lui inspira pour eux beaucoup d'estime,
mais en même temps avec force et discernement.
Luther, de son côté, montra une admirable dou-
ceur dans ses réponses, une incomparable pa-
tience à écouter les objections de ses adversaires,
et toute la vivacité de saint Paul à résoudre les
difficultés qui lui étaient faites. Ses réponses,
courtes, mais pleines de la Parole de Dieu, rem-
plissaient d'admiration tous ceux qui l'enten-
daient. « Il est en tout semblable à Érasme,
« disaient plusieurs ; mais en une chose il le
« surpasse : c'est qu'il professe ouvertement ce
« qu'Erasme se contente d'insinuer '. »
La dispute approchait de sa fin. Les adversai-
res de Luther s'étaient retirés avec honneur du
champ de bataille; le plus jeune d'entre eux, le
docteur George Niger, restait seul aux prises avec
le puissant athlète : effrayé des propositions har-
dies du moine augustin, et ne sachant plus à quels
arguments recourir, il s'écria avec l'accent de la
crainte : « Si nos paysans entendaient de telles
« choses, ils vous lapideraient et vous tueraient'! »
A ces mots, une hilarité générale éclata dans l'au-
ditoire.
Jamais auditeurs n'avaient cependant écouté
avec autant d'attention une dispute théologique.
Les premières paroles du réformateur avaient ré-
veillé les esprits. Des questions, qui peu aupara-
vant n'eussent trouvé qu'indifférence, étaient, à
1 Bucer, dans Scultetet. Annal, evangel. rénovât., p. 22.
2 Si rustici haec audirent, certè lapidibus vos obruerent
et interficerent. (L. Epp. I, p. m.)
BUCER. /f47
cette heure, pleines d'intérêt. On lisait sur les
physionomies de plusieurs des assistants les idées
nouvelles que les assertions hardies du docteur
saxon faisaient naître dans leur esprit.
Trois jeunes gens surtout étaient vivement
émus. L'un d'eux, nommé Martin Bucer, était
un Dominicain, âgé de vingt-sept ans, qui, mal-
gré les préjugés de son ordre, paraissait ne pas
vouloir perdre une seule des paroles du docteur.
Né dans une petite ville de l'Alsace, il était entré
à seize ans dans un couvent. 11 montra bientôt
tant de moyens, que les moines les plus éclairés
conçurent de lui de hautes espérances ': « Il sera
« un jour l'ornement de notre ordre, » disaient-
ils. Ses supérieurs l'avaient envoyé à Heidelberg
pour qu'il s'y livrât à l'étude de la philosophie, de
la théologie, du grec et de l'hébreu. A cette épo-
que Erasme publiait plusieurs de ses ouvrages.
Bucer les lut avec avidité.
Bientôt parurent les premiers écrits de Luther.
L'étudiant alsacien s'empressa de comparer la
doctrine du réformateur avec les saintes Ecritu-
res. Quelques soupçons sur la vérité de la reli-
gion du pape .s'élevèrent dans son esprit ^. C'est
ainsi que la lumière se répandait en ces jours.
L'Electeur palatin distingua ce jeune homme. Sa
voix forte et sonore, l'agrément de ses manières,
1 Prudentioribus monacliis spem de se praeclaram excita-
vit. (Melch. Adam Vit. Biiceri, p. 211.)
2 Cùm doctrinam in eis traditam cum sacris litteris con-
tulisset, quaedam in pontificia religione suspecta habere cœ-
pit. (Ibid.)
448 BRENZ.
l'éloquence de sa parole, la liberté avec laquelle
il attaquait les vices dominants, faisaient de lui
un prédicateur distingué. 11 fut nommé chape-
lain de la cour, et il remplissait ces fonctions
quand on annonça le voyage de Luther à Hei-
delberg. Quelle joie pour Bucer! Personne ne se
rendit avec plus d'empressement dans la salle du
couvent des Augustins. Il s'était muni de papier,
de plumes et d'encre : il voulait coucher par écrit
tout ce que dirait le docteur. Mais, pendant que
sa main traçait avec rapidité les paroles de Lu-
ther, la main de Dieu écrivait en caractères plus
ineffaçables dans son cœur les grandes vérités
qu'il entendait. Les premières lueurs de la doc-
trine de la grâce se répandirent dans son âme
pendant cette heure mémorable \ Le Dominicain
fut gagné à Christ.
Non loin de Bucer se trouvait Jean Brenz, ou
Brentius, alors âgé de dix-neuf ans. Brenz, fils
d'un magistrat d'une ville de la Souabe, avait été
inscrit à treize ans sur le rôle des étudiants de
Heidelberg. Nul ne montrait tant d'application.
Quand minuit avait sonné, Brenz se levait et se
mettait à l'ouvrage. Il en contracta tellement
l'habitude, que, durant toute sa vie, il ne put plus
dormir après cette heure. Plus tard il consacra
ces moments tranquilles à la méditation des
Écritures. Brenz fut un des premiers à s'aperce-
voir de la lumière nouvelle qui paraissait alors
1 Primant) luceni purioris senteutiae de jiistificatione in sno
pcctore scnsit. (Melch. Adam Vit. Buceri, p. 21 1.)
SAEPF. Zj49
en Allemagne. Il racciieillit avec une âme pleine
<1 amour '. Il lut avidement les écrits de Luther.
Mais quel ne fut pas son bonheur, quand il put
l'entendre lui-même à Heidelhergl L'une des pro-
positions du docteur frappa surtout le jeune
Brenz; ce fut celle-ci : « Celui-là n'est pas justifié
« devant Dieu qui fait beaucoup d'œuvres, mais
« celui qui, sans œuvres, croit beaucoup en Jé-
« sus-Christ. »
Une femme pieuse de Heilbronn sur le Necker»
épouse d'un sénateur de cette ville, nommé Snepf,
avait, à l'exemple d'Anne, consacré au Seigneur
son fils premier-né, avec le vif désir de le voir
se vouer à la théologie. Ce jeune homme, né en
1495, fit de rapides progrès dans les lettres; mais,
soit par goût, soit par ambition, soit pour suivre
le désir de son père, il se livra à l'étude de la
jurisprudence. La pieuse mère voyait avec dou-
leur son fils, son Ehihard, suivre une autre car-
rière que celle à laquelle elle l'avait consacré.
Elle l'avertissait, elle le pressait, elle le sommait
sans cesse de se souvenir du vœu qu'elle avait
fait ail jour de sa naissance '. Enfin, vaincu par
la constance de sa mère, Ehrhard Snepf se ren-
dit. Bientôt il goûta lui-même tellement ses nou-
velles études, que lien au monde n'eût pu l'en
détourner.
I Ingens Dei beneûciiiin laetus Brentius agnovit, et grala
mente amplexus est. (Melch. Adam Vit. Buceri, p. 211.}
•2 Crebris interpellatioiiibus eiim voti quod de nato ipso
fecerat, admoueret ; et a studio juiis ad theologiam quasi
ronviciis avocaret. Melch. Adami. SnepKi Vita.j
J. 29
45o C0NVERSA.T10NS AVEC LUTHKR.
Il était intimement lié avec Bucer et Brenz, et
ils demeurèrent amis toute leur vie; « car, dit l'un
« de leurs historiens, les amitiés fondées sur l'a-
« mour des lettres et de la vertu ne s'éteignent
« jamais. » Il assistait avec ses deux amis à la dis-
pute de Heidelberg. Les paradoxes et la lutte
courageuse du docteur de Wittemberg lui impri-
mèrent un nouvel élan. Rejetant Topinion vaine
des mérites humains, il embrassa la doctrine de
la justification gratuite du pécheur.
Le lendemain , Bucer se rendit auprès de Lu-
ther. « J'eus avec lui, dit-il, une conversation fa-
« milière et sans témoins, le repas le plus exquis,
« non par les mets, mais par les vérités qui m'é-
« taient proposées. Quoi que ce fût que j'objec-
te tasse, le docteur répondait à tout et expliquait
« tout avec la plus parfaite clarté. Oh ! plût à
« Dieu que j'eusse le temps de t'en écrire davan-
« tage ' !... » Luther lui-même fut j:ouché des sen-
timents de Bucer : « C'est le seul frère de son
« ordre, écrivait-il à Spalatin, qui ait de la bonne
«foi; c'est un jeune homme de grandes espéran-
« ces. Il m'a reçu avec simphcité; il a conversé
« avec moi avec avidité. Il est digne de notre con-
« fiance et de notre amour ^. »
Brenz, Snepf, d'autres encore, pressés par les
vérités nouvelles qui commencent à se faire jour
dans leur esprit, vont de même voir Luther; ils
parlent, ils confèrent avec lui; ils lui demandent
i Gerdesius, Monument, antiq. , ct<;.
1 L. Epp. l, p. 4 «2.
TRAVAUX DF CES JET'NES DOCTEtiKS. 4^^
des éclaircissements sur ce qu'ils n'ont pas com-
pris. Le réformateur, appuyé sur la Bible, leur
répond. Chacune de ses paroles fait jaillir pour
eux une nouvelle lumière. Un nouveau monde
s'ouvre devant eux.
Après le départ de Luther, ces hommes géné-
reux commencèrent à enseigner à Heidelberg. Il
fallait poursuivre ce que l'homme de Dieu avait
commencé, et ne pas laisser s'éteindre le flam-
beau qu'il avait allumé. Les écoliers parleront, si
les docteurs se taisent. Brenz, quoiqu'il fût en-
core si jeune, expliqua saint Matthieu, d'abord
dans sa propre chambre; puis, le local devenant
Irop petit, dans l'auditoire de philosophie. Les
théologiens, pleins d'envie à la vue du grand con-
cours d'auditeurs que ce jeune homme attirait,
s'irritèrent. Brenz prit alors les ordres, et trans-
porta ses lectures dans le collège des chanoines
du Saint-Esprit. Ainsi le feu déjà allumé en Saxe
le fut aussi dans Heidelberg. La lumière multi-
pliait ses foyers. Ce fut, comme on l'a dit, le
temps des semailles pour le Palatinat.
Mais ce ne fut pas le Palatinat seulement qui
recueillit les fruits de la dispute de Heidelberg.
Ces amis courageux de la vérité devinrent bientôt
de grands flambeaux dans l'Eglise. Ils occupèrent
tous des places éminentes, et prirent part à beau-
coup de débats auxquels la réformation donna
lieu. Strasbourg, et plus tard l'Angleterre, durent
aux travaux de Bucer une connaissance plus pure
de la vérité. Snepf la professa d'abord à Marbourg,
puis à Stuttgard, à Tubingue et à léna. Brenz,
^9-
/(5'2 EFFETS SUR LUTHER.
après avoir enseigné à Heklelberg, le fit longtemps
à Halle, en Souabe et à Tubingue. Nous retrouve-
rons plus tard ces trois hommes.
Cette dispute fit avancer Luther lui-même. Il
croissait de jour en jour dans la connaissance de
la vérité, v Je suis, disait-il, de ceux qui ont fait
« des progrès en écrivant et en instruisant les au-
« très, et non pas de ceux qui de rien deviennent
« tout à coup de grands et de savants docteurs. »
Il était plein de joie de voir avec quelle avidité
la jeunesse des écoles recevait la vérité naissante,
et il se consolait ainsi de ce que les vieux doc-
teurs étaient si fort enracinés dans leurs opinions.
« J'ai la magnifique espérance, disait-il, que de
« même que Christ, rejeté par les Juifs, est allé
« vers les Gentils, nous verrons maintenant aussi
« la vraie théologie, que rejettent ces vieillards aux
« opinions vaines et fantastiques, accueillie par la
« génération nouvelle ^ »
Le chapitre étant terminé, J^uther pensa à re-
tourner à Wittemberg. Le comte palatin lui remit
pour l'Électeur une lettre datée du i^"" mai, dans
laquelle il disait « que Luther avait montré tant
« d'habileté dans la dispute, qu'il en rejaillissait
« une grande gloire sur l'université de Wittem-
« berg. » On ne voulut point permettre qu'il s'en
retournât à pied ^. Les Augustins de Nuremberg
le conduisirent jusqu'à Wurzbourg. De là il alla
à Erfurt avec les frères de cette ville. A peine y
1 L. Epp. I, p. 1 12.
2 Veni autem curniqui ieram pedester. (Ibid., [t. iio.)
LE VIEUX PROFESSEUR. /|53
était-il arrivé, qu'il se rendit à la maison de Jodo-
cus, son ancien maître. Le vieux professeur, très-
affecté et très-scandalisé de la route que son dis-
ciple avait prise, avait coutume de mettre devant
toutes les sentences de Luther un thêta, lettre
dont se servaient les Grecs pour indiquer la con-
damnation '. Il avait écrit au jeune docteur pour
lui adresser des reproches, et celui-ci désirait ré-
pondre de bouche à ses lettres. N'ayant pas été
reçu, il écrivit à Jodocus : « Toute l'université, à
« l'exception d'un seul licencié, pense comme moi.
« Il y a plus : le prince, l'évéque, plusieurs autres
« prélats, et tout ce que nous avons de citoyens
« éclairés, déclarent d'une voix unanime que jus-
« qu'à présent ils n'avaient ni connu ni entendu
« Jésus-Christ et son Évangile. Je suis prêt à rece-
« voir vos corrections; et quand même elles se-
« raient dures, elles me paraîtraient très-douces.
« Epanchez donc votre cœur sans crainte; déchar-
« gez votre colère. Je ne veux ni ne puis être irrité
« contre vous. Dieu et ma conscience en sont té-
« moins ^ î »
Le vieux docteur fut touché des sentiments de
son ancien élève. Il voulut voir s'il n'y avait pas
moyen d'enlever le thêta condamnateur. Ils eu-
rent une explication, mais elle fut sans résultat.
« Je lui ai du moins fait comprendre, dit Luther,
« que toutes leurs sentences étaient semblables à
« cette béte qui, à ce qu'on dit, se mange elle-
1 Omnibus placitis meis nigrum thêta prsefigit. (L. Epp. I,
p. m.)
2 L. Epp. I, ibid.
454 LA. VRAIE LUMIÈRE. ARRIVÉE.
« même. Mais on a beau parler à un sourd. Ces
« docteurs s'attachent obstinément à leurs petites
« distinctions, bien qu'ils avouent n'avoir pour
« les soutenir que les lumières de la raison natu-
« relie, comme ils disent, chaos ténébreux pour
rt nous qui n'annonçons d'autre lumière que Jé-
« sus-Christ, seule et véritable lumière ^ »
Luther quitta Erfurt dans la voiture du cou-
vent, qui le conduisit à Eisleben. De là, les Augus-
tins du lieu, fiers d'un docteur qui jetait tant
d'éclat sur leur ordre et sur leur ville, où il avait
vu le jour, le firent mener à Wittemberg avec
leurs propres chevaux, et à leurs frais. Chacun
voulait donner une marque d'affection et d'es-
time à cet homme extraordinaire qui grandissait
à chaque pas.
Il arriva le samedi après l'Ascension. Le voyage
lui avait fait du bien, et ses amis le trouvèrent
plus fort et de meilleure mine qu'avant son dé-
part ^. Ils se réjouirent de tout ce qu'il leur rap-
porta. Luther se reposa quelque temps des fati-
gues de sa course et de la dispute de Heidelberg;
mais ce repos ne fut qu'une préparation à de
plus rudes travaux.
1 Nisi dictainine rationis naturalis, quod apud nos idem
est, quod chaos tenebratuni, qui non praedicamus aliam lu-
cem, quàm Christum Jesum lucem veram et solam. (L. Epp.
I,p. III.)
2 Ita ut nonnullis videar factus habitior et corpulentior.
(Ibid.)
LIVRE IV.
LUTHER DEVANT LE LEGAT.
Mai-décembre i5i8.
I.
La vérité avait enfin levé la tête au sein de la
chrétienté. Victorieuse des organes inférieurs de
la papauté, elle devait entrer en lutte avec son
chef même. Nous allons voir Luther aux prises
avec Rome.
Ce fut à son retour de Heidelberg qu'il prit cet
essor. Ses premières thèses sur les indulgences
avaient été mal comprises. 11 se décida à en ex-
poser le sens avec plus de clarté. Aux cris qu'une
haine aveugle faisait pousser à ses ennemis, il
avait reconnu combien il était important de ga-
gner en faveur de la vérité la partie la plus éclai-
rée de la nation : il résolut d'en appeler à son
jugement, en lui présentant les bases sur les-
quelles reposaient ses convictions nouvelles. Il
fallait bien une fois provoquer les décisions de
Rome : il n'hésite pas à y envoyer ses explica-
tions. Les présentant d'une main aux hommes
impartiaux et éclairés de son peuple, de l'autre
il les pose devant le trône du souverain ponlife.
Ces explications de ses thèses, qu'il appela Rr-
4 56 RKPEIfTANCE.
solutions % étaient écrites avec beaucoup de mo-
dération. Luther cherchait à adoucir les passages
qui avaient le pkis irrité, et il faisait preuve d'une
vraie modestie. Mais en même temps il se montrait
inébranlable dans ses convictions, et il défendait
avec courage toutes les propositions que la vérité
l'obligeait à soutenir. Il répétait de nouveau que
tout chrétien qui a une vraie repentance possède
sans indulgence la rémission des péchés; que le
pape, comme le moindre des prêtres, ne peut que
déclarer simplement ce que Dieu a déjà pardonné;
que le trésor des mérites des saints, administré
par le pape, était une chimère, et que l'Ecriture
sainte était la seule règle de la foi. Mais enten-
dons-le lui-même sur quelques-uns de ces points.
Jl commence par établir la nature de la vraie
pénitence, et oppose cet acte de Dieu qui renou-
velle l'homme aux momeries de l'Eglise romaine.
« Le mot grec [xeTavosî^Ts , dit-il, signifie : revêtez un
V nouvel esprit, un nouveau sentiment, ayez une
« nouvelle nature, en sorte que, cessant d'être ter-
« restres, vous deveniez des hommes du ciel.. . .
« Christ est un docteur de l'esprit et non de la
« lettre, et ses paroles sont esprit et vie. Il enseigne
« donc une repentance selon l'esprit et la vérité,
« et non ces pénitences du dehors dont peuvent
« s'acquitter, sans s'humilier, les pécheurs les phis
« orgueilleux; il veut une repentance qui puisse
« s'accomplir dans toutes les situations de la vie,-
« sous la pourpre des rois, sous la soutane des
I L. Opp.Lcips. XVII, p. 2f)à ii3. *
LK PAPE. 4^7
«prêtres, sous le chapeau des princes, au milieu
« (le ces pompes de Babylone où se trouvait un
« Daniel, comme sous le froc des moines et sous
« les haillons des mendiants ^ »
Plus loin on trouve ces paroles hardies : « Je ne
« m'embarrasse pas de ce qui plaît ou déplaît au
« pape. Il est homme comme les autres hommes.
«Il y a eu plusieurs papes qui ont aimé, non-
« seulement des erreurs et des vices, mais encore
« des choses plus extraordinaires. J'écoute le pape
« comme pape, c'est-à-dire quand il parle dans les
« canons, d'après les canons, ou quand il arrête
« quelque article avec un concile, mais non quand
« il parle d'après sa tête. Si je faisais autrement,
« ne devrais-je pas dire avec ceux qui ne connais-
« sent pas Jésus-Christ, que les horribles massa-
« cres de chrétiens dont Jules II s'est souillé, ont
« été les bienfaits d'un pieux berger envers les
«brebis du Seigneur^?...
« Je dois m'étonner, continue-t-il, de la sim-
« plicité de ceux qui ont dit que les deux glaives
« de l'Evangile représentaient, l'un le pouvoir
«spirituel, l'autre le pouvoir matériel. Oui, le
« pape tient un glaive de fer; et il s'offre ainsi à
« la chrétienté, non comme un tendre père, mais
« comme un tyran redoutable. Ah! Dieu irrité
« nous a donné le glaive que nous avons voulu,
« et nous a retiré celui que nous avons dédaigné.
« En aucun lieu du monde il n'y a eu des guerres
1 Sur la première thèse.
2 Thèse 26.
458 LÉON X.
« plus terribles que parmi les chrétiens.... Pour-
<( quoi l'esprit habile qui a trouvé ce beau com-
« mentaire, n'a-t-il pas interprété d'une manière
« aussi subtile l'histoire des deux clefs remises à
« saint Pierre, et établi comme dogme de l'Église,
« que l'une sert à ouvrir les trésors du ciel, et
« l'autre les trésors du monde ' ?
«Il est impossible, dit-il encore, qu'un homme
« soit chrétien sans avoir Christ; et s'il a Christ, il
« a en même temps tout ce qui est à Christ. Ce
« qui donne la paix à nos consciences, c'est que
<f par la foi nos péchés ne sont plus à nous, mais
« à Christ, sur qui Dieu les a tous jetés ; et que,
« d'autre part, toute la justice de Christ est à
« nous, à qui Dieu l'a donnée. Christ pose sa main
« sur nous et nous sommes guéris. Il jette sur
«nous son manteau, et nous sommes couverts;
« car il est le Sauveur de gloire béni éternelle-
« ment *. »
Avec de telles vues de la richesse du salut de
Jésus-Christ, il n'y avait plus besoin d'indul-
gences.
Luther, tout en attaquant la papauté, parle
honorablement de Léon X. « Les temps où nous
« sommes sont si mauvais, dit-il, que même les
ic plus grands personnages ne peuvent venir au
f( secours de l'Église. Nous avons maintenant un
« très-bon pape en Léon X. Sa sincérité, sa science,
(< nous remplissent de joie. Mais que peut faire
1 Thèse 80 .
2 Thèse 37.
LUTHER A SON ÉVÊQUE. 4^9
f< seul cet homme si aimable et si agréable? Il
« était digue certainement d'être pajDe dans des
« temps meilleurs. Nous ne méritons de nos jours
(' que des Jules II et des Alexandre Vï. »
Il en vient ensuite au fait : « Je veux dire la
« chose en peu de mots et hardiment : l'Eglise a
« besoin d'une réformation. Et ce ne peut être
«l'œuvre ni d'un seul homme, comme le pape,
«ni de beaucoup d'hommes, comme les cardi-
« naux et les Pères des conciles; mais ce doit être
« celle du monde entier, ou plutôt c'est une œu-
« vre qui appartient à Dieu seul. Quant au temps
« où une telle réformation doit commencer, ce-
« lui-là seul le sait qui a créé les temps.... La
«digue est enfoncée, et il n'est plus en notre
« pouvoir de retenir les flots qui se précipitent
« avec impétuosité. »
Telles sont quelques-unes des déclarations et
des pensées que Luther adressait aux hommes
éclairés de sa patrie. La fête de la Pentecôte ap-
prochait, et ce fut à cette époque où les apôtres
rendirent à Jésus-Christ ressuscité le premier
témoignage de leur foi, que Luther, nouvel apô-
tre, publia ce livre plein de vie, où il appelait de
tous ses vœux une résurrection de l'Eglise. Le
samedi, 21 mai i5i8, veille de la Pentecôte, il
envoya son ouvrage à l'évêque de Brandebourg,
son ordinaire, en lui écrivant :
« Très-digne père en Dieu ! il y a quelque
« temps, lorsqu'une doctrine nouvelle et inouïe
« touchant les indulgences apostoliques com-
« mença à relentir en ces contrées, les savants eÇ
46o LUTHER A SOIX ÉVOQUE.
«les ignorants s'en émurent, et plusieurs per-
te sonnes qui m'étaient les unes connues, les au-
« très inconnues de visage, me sollicitèrent de
« publier de vive voix ou par écrit ce que je pen-
« sais de la nouveauté, je ne veux pas dire de
« l'impudence de cette doctrine. Je me tins d'a-
ce bord silencieux et retiré. Mais enfin les choses
« en vinrent à un tel point, que la sainteté du
« pape en fut compromise.
« Que devais-je faire? Je crus ne devoir ni ap-
« prouver, ni condamner ces doctrines, mais éta-
« blir une dispute sur ce point important, jusqu'à
« ce que la sainte Eglise eût prononcé.
« Personne ne s'étant présenté au combat au-
« quel j'avais convoqué tout le monde, et mes
« thèses ayant été considérées, non comme ma-
« tière à discussion, mais comme des proposi-
« tions arrêtées % je me vois obligé d'en publier
« une explication. Daignez donc recevoir ces pau-
« vretés ^ que je vous présente, très-clément évé-
« que. Et afin que tout le monde puisse voir que
«je n'agis point avec audace, je supplie Votre
« Révérence de prendre la plume et l'encre, d'ef-
« facer ou même de jeter au feu et de brûler tout
« ce qui peut lui déplaire. Je sais que Jésus-Christ
« n'a pas besoin de mon travail et de mes servi-
«ces, et qu'il saura bien sans moi annoncer à
« son Église de bonnes nouvelles. Non que les
« bulles et les menaces de mes ennemis m'épou-
1 Won ut tlisputabilia scd asserla accipcrentur. (L. Epp. I,
114.)
2 Itieptias.
LUTHKR ai; pape. l\i\ l
«vantent; bien au contraire. S'ils n'étaient pas si
«impudents et si déhontés, personne n'enten-
« (Irait parler de moi : je me blottirais dans un
« coin et j'y étudierais seul pour moi-même. Si
« cette affaire n'est pas celle de Dieu, elle ne sera
« certes pas non plus la mienne, ni celle d'aucun
« homme, mais chose de néant. Que la gloire et
« l'honneur soient à Celui auquel seul ils appar-
« tiennent! »
Luther était encore rempli de respect pour le
chef de l'Église. Il supposait à Léon de la justice
et un amour sincère de la vérité. Il veut donc s'a-
dresser aussi à lui. Huit jours après, le dimanche
de la Trinité , 3o mai i 5 1 8 , il lui écrivit une lettre
dont voici quelques fragments :
« Au très-bienheureux Père Léon X, souverain
«évêque, le frère Martin Luther, Augustin, sou-
« haite le salut éternel!
«J'apprends, très-saint Père, que de mauvais
«bruits courent à mon égard, et que l'on met
« mon nom eu mauvaise odeur devant Votre Sain-
« teté. On m'appelle hérétique, apostat, perfide,
« et de mille autres noms injurieux. Ce que je vois
« m'étonne , ce que j'entends m'épouvante. Mais
« l'unique fondement de ma tranquillité demeure:
« c'est une conscience pure et paisible. Veuillez
« m'écouter, ô très-saint Père, moi qui ne suis
« qu'un enfant et qu'un ignorant. »
Luther raconte l'origine de toute l'affaire, puis
il continue ainsi :
« On n'entendait dans toutes les tavernes que
« des plaintes sur l'avarice des prêtres, que des
462 LUTHER AU PAPE.
« attaques contre la puissance des clefs et du sou-
(c veiain évèque. Toute l'Allemagne en est témoin.
« A l'ouïe de ces choses, mon zèle s'est ému pour
«la gloire de Christ, me semble-t-il, ou, si l'on
'c veut l'expliquer autrement, mon sang jeune et
•< bouillant s'est enflammé.
« J'avertis quelques-uns des princes de l'Eglise.
« Mais les uns se moquèrent de moi, d'autres fi-
« rent la sourde oreille. La terreur de votre nom
'c semblait les enchaîner tous. Alors je publiai cette
u dispute.
« Et voilà, ô très-saint Père, voilà l'incendie que
« l'on dit avoir mis en flammes le monde entier.
«Maintenant que dois-je faire? Je ne puis me
« rétracter, et je vois que cette publication attire
« sur moi de toutes parts une inconcevable haine.
« Je n'aime point à paraître au milieu du monde;
« car je suis sans science, sans esprit, et beaucoup
«trop petit pour de si grandes choses, surtout
.< dans ce siècle illustre où Cicéron lui-même, s'il
rt vivait, serait obligé de se cacher en un coin
« obscur ^ »
« Mais afin d'apaiser mes adversaires, et de ré-
« pondre aux sollicitations de plusieurs, voici, je
« publie mes pensées. Je les publie, saint Père, afin
« d'être d'autant plus en sûreté à l'ombre de vos
« ailes. Tous ceux qui le voudront pourront ainsi
(c comprendre avec quelle simplicité de coeur j'ai de-
« mandé à l'autorité ecclésiastique de m'instruire,
1 Sed cogit nécessitas, me anserem strepere inter olores ,
ajoute- l-il. (L. Epp. I , p. 121.)
LUTHER AL PAPE. 4^3
« et quel respect j'ai témoigné à la puissance des
«clefs*. Si je n'avais pas mené convenablement
« mon affaire , il eût été impossible que le séréuis-
« sime seigneur Frédéric, duc et électeur de Saxe,
« qui brille parmi les amis de la vérité apostolique
« et chrétienne, eût jamais souffert dans son uni-
ce versité de Wittemberg un homme aussi dange-
« reux qu'on prétend que je le suis.
M C'est pourquoi, très-saint Père, je tombe aux
« pieds de Votre Sainteté, et je me soumets à elle
« avec tout ce que j'ai et tout ce que je suis. Per-
ce dezma cause ou embrassez-la; donnez-moi droit
« ou donnez-moi tort; ôtez-moi la vie ou rendez-
« la-moi, comme il vous plaira. Je reconnaîtrai
« votre voix pour la voix de Jésus-Christ, qui pré-
ce side et qui parle par vous. Si j'ai mérité la mort,
((je ne me refuse pas à mourir^; la terre appar-
(( tient au Seigneur avec tout ce qui est en elle.
(( Qu'il soit loué dans toute l'éternité! Amen. Qu'il
K vous maintienne éternellement! Amen.
'( Donné au jour de la sainte Trinité, l'an i5i8.
(( Frère Martin Luther, Augustin. »
Qued'humilité et que de vérité dans cette crainte
1 Quàra pure simpliciterque ecclesiasticam polestatem et
reverentiam clavium quaesierini et coluerim. (L. Epp. I,
p. 121.)
1 Quarè, beatissime Pater, prostratum nie pedibus tua;
Bealitudinis olfero, cum omnibus quae sum et habeo : vivifica,
otxide; voca, revoca ; approba, reproba, utplacuerit. Voceni
«uam , vocem Chrisli in te prœsidentis et loquentis agnoscani.
Si uîortein merui , niori non recusabo. (Ibid.)
464 LUÏHHll AU VICAIRE GiÉiNÉRAL.
(Je Luther, ou plutôt dans cet aveu qu'il fait, que
son sang jeune et bouillant s'est peut-être Irop
vite enflammé! On reconnaît ici l'homme sincère,
qui, ne présumant point de lui-même, redoute
l'influence des passions dans ses actions même les
plus conformes à la Parole de Dieu. Il y a loin de
ce langage à celui d'un fanatique orgueilleux. On
voit dans Luther le désir qui le travaille de gagner
Léon à la cause de la vérité, de prévenir tout
déchirement, et de faire procéder du faîte de l'E-
glise cette réformation dont il proclame la néces-
sité. Certes, ce n'est pas lui qu'on peut accuser
d'avoir détruit en Occident cette unité que tant
de personnes de tous les partis ont plus tard re-
grettée. 11 sacrifia tout pour la maintenir : tout ,
sauf la vérité. Ce furent ses adversaires et non lui
qui, en refusant de reconnaître la plénitude et la
suffisance du salut opéré par Jésus- Christ, dé-
chirèrent, au pied de la croix, la robe du Sei-
gneur.
Après avoir écrit cette lettre, le même jour en-
core, Luther s'adressa à son ami Staupitz, vicaire
général de son ordre. C'était par son entremise
qu'il voulait faire parvenir à Léon ses Résolutions
et son épître.
«Je vous prie, lui dit-il, d'accepter avec bien-
ce veillance les misères^ que je vous envoie, et de
« les faire parvenir à l'excellent pape Léon X. Non
« que je veuille par là vous entraîner dans le péril
« où je me trouve; je veux seul en courir le dan-
I Ses Résolutions.
ROVEP.E A L ÉLECTEUR. /|iK!)
« ger. Jésiis-Chrisl: vei ra si ce que j'ai dit vient de
«lui ou de moi; Jésus- Christ , sans la volonté
« duquel la langue du pape ne peut se mouvoir ,
« et le cœur des rois ne peut rien résoudre.
« Quant à ceux qui me menacent, je n'ai rien à
« leur répondre , si ce n'est le mot de Reuchlin :
« Le pauvre n'a rien à craindre, car il n'a rien à
« perdre ^ » Je n'ai ni biens, ni argent, et je n'en
« demande pas. Si j'ai possédé autrefois quelque
« honneur et quelque bonne renommée, celui qui
« a commencé à me les ravir achève son œuvre. Il
« ne me reste que ce misérable corps affaibli par
« tant d'épreuves ; qu'ils le tuent, par ruse ou par
« force, à la gloire de Dieu! Ils abrégeront peut-
« être ainsi d'une heure ou deux le lemps de ma
« vie. Il me suffît d'avoir un précieux Rédempteur,
« un puissant Sacrificateur, Jésus-Christ mon Sei-
« gneur. Je le louerai tant que j'aurai un souffle
« de vie. Si quelqu'un ne veut pas le louer avec
« moi, que m'importe! »
Ces paroles nous font bien lire dans le cœur de
Luther !
Tandis qu'il regardait ainsi vers Rome avec con-
fiance, Rome avait déjà contre lui des pensées de
vengeance. Des le 3 avril, le cardinal Raphaël de
Rovere avait écrit à l'électeur Frédéric, au nom
du pape, qu'on avait quelques soupçons sur sa
foi, et qu'il devait se garder de protéger Luther.
« Le cardinal Raphaël, dit celui-ci, aurait eu grand
I Qui pauper est nihil timet , nihil potest perdere. (L. Epp.
I,p. ii8.)
I. 3o
46G ROVERE A l'électeur.
«plaisir à me voir brûler par le duc Frédéric'. »
AinsiRome commencaità aieuiser sesarmes contre
Luther. C'était dans l'esprit de son protecteur
qu elle voulait lui porter le premier coup. Si elle
parvenait à détruire cet abri sous lequel reposait
le moine de Wittemberg, il devenait pour elle une
proie facile.
Les princes allemands tenaient fort à leur répu-
tation de princes chrétiens. Le plus léger soup-
çon d'hérésie les remplissait de crainte. La cour
de Rome avait habilement profité de cette dispo-
sition. Frédéric avait d'ailleurs toujours été atta-
ché à la religion de ses pères. La lettre de Raphaël
fit sur son esprit une très -vive impression. Mais
l'Électeur avait pour principe de ne se hâter en
rien. Il savait que la vérité n'était pas toujours
du côté du plus fort. Les affaires de l'Empire avec
Rome lui avaient appris à se défier des vues in-
téressées de cette cour. Il avait reconnu que pour
être prince chrétien , il n'était pas nécessaire d'être
esclave du pape.
« Il n'était pas de ces esprits profanes, dit Mé-
« lanchton, qui veulent qu'on étouffe tous les
« changements, aussitôt qu'on en aperçoit le prin-
« cipe ^. Frédéric se soumit à Dieu. Il lut avec soin
«les écrits qui paraissaient, et il ne permit pas
« qu'on détruisît ce qu'il jugea véritable^. » Il en
1 L. Opp. (W.) XV, p. 339.
2 Nec profana judicia sequens quae tenera initia omniun»
miitationum celerrimè opprimi jubent. (Melancht. Vit. L.)
3 Deo cessit, et ea quae vera esse judicavit, deleri non vo-
luit. (Ibid.)
DISCOURS SUR LEXCOJVIMUWICATION. 4^^7
avait la puissance. Maître dans ses États, il jouis-
sait clans l'Empire d'une considération au moins
aussi grande que celle qu'on portait à l'Empereur
lui-même.
II est probable que Luther apprit quelque chose
de cette lettre du cardinal Raphaël, remise à l'É-
lecteur le 7 juillet. Peut-être fut-ce la perspective
de l'excommunication que cette missive romaine
semblait présager, qui le porta à monter en chaire
à Wittemberg, le i5 du même mois, et à pronon-
cer sur ce sujet un discours qui fit une impression
profonde. 11 y distingua l'excommunication inté-
rieure de l'excommunication extérieure; la pre-
mière, qui exclut de la communion de Dieu, de
la seconde, qui n'exclut que des cérémonies de
l'Eglise. « Personne, dit-il, ne peut réconcilier avec
«Dieu l'âme déchue, si ce n'est l'Éternel. Per-
« sonne ne peut séparer un homme de la commu-
te nion avec Dieu, si ce n'est cet homme lui-même,
« par ses propres péchés. Bienheureux celui qui
« meurt dans une injuste excommunication ! Tan-
« dis qu'il endure un grave châtiment de la part
« des hommes, pour l'amoîir de la justice, il re-
« çoit de la main de Dieu la couronne de l'éter-
« nelle félicité.... »
Les uns approuvèrent hautement ce langai^^e
hardi; d'autres s'en irritèrent encore davanta^^e.
Mais déjà Luther n'était plus seul; et bien que
sa foi n'eût besoin d'aucun autre appui que de
celui de Dieu, une phalange qui le défendait con-
tre ses ennemis s'était formée tout autour de lui.
Le peuple allemand avait entendu la voix du ré-
3o.
468 INFLUENCE ET FORCE DE I.[JTHER.
formateur. De ses discours, de ses écrits, par-
taient des éclairs qui réveillaient et illuminaient
ses contemporains. L'énergie de sa foi se préci-
pitait en torrents de feu sur les cœurs engourdis.
La vie que Dieu avait mise en cette âme extraor-
dinaire, se communiquait au corps mort de l'É-
glise. La chrétienté, immobile depuis tant de siè-
cles, s'animait d'un religieux enthousiasme. La
dévotion du peuple aux superstitions deRom.e di-
minuait de jour en jour ; il y avait toujours moins de
mains qui offrissent de l'argent pour acheter le par-
don', et en même temps la renommée deLuther
ne cessait de croître. On se tournait vers lui , et on
le saluait avec amour et avec respect comme l'in-
trépide défenseur de la vérité et de la liberté ^. Sans
doute tous ne découvraient pas la profondeur des
doctrines qu'il annonçait. 11 suffisait au grand
nombre de savoir que le nouveau docteur s'éle-
vait contre le pape, et qu'à sa puissante parole
l'empire des prêtres et des moines s'ébranlait. L'at-
taque de Luther était pour eux comme im de ces
feux allumés sur les montagnes, qui annoncent
à toute une nation le moment de briser ses chaî-
nes. Le réformateur ne se doutait pas de ce qu'il
avait fait, que déjà tout ce qu'il y avait de géné-
reux parmi son peuple l'avait par acclamation
reconnu pour son chef. Mais , pour un grand
nombre, l'apparition de Luther fut davantage
1 Rarescebaiit mamis largentium. (Cochlœus, 7.)
2 Luthero aiitem contra augebatur auctoritas, |avor, (i-
des, existimatio, fuma : quôd tam liber acerqiic vidcrefnr vc-
ritatis assertor. (Ibid.)
INFLUENCE ET FORCE DE LUTHER. 4^9
encore. La Parole de Dieu, qu'il maniait avec tant
de puissance, pénétra dans les esprits comme une
épée à deux tranchants. On vit s'allumer dans
beaucoup de cœurs un désir ardent d'obtenir l'as-
surance du pardon et la vie éternelle. Depuis les
premiers siècles, l'Église n'avait pas connu une
telle faim et une telle soif de la justice. Si la parole
de Pierre l'ermite et de Bernard avait agi sur les
peuples du moyen âge pour leur faire prendre une
croix périssable, la parole de Luther porta ceux de
son temps à embrasser la croix véritable, la vérité
qui sauve. L'échafaudage qui pesait alors sur l'E-
glise avait tout étouffé; les formes avaient dé-
truit la vie. La parole puissante donnée à cet
homme répandit im souffle vivifiant sur le sol
de la chrétienté. Au premier abord, les écrits de
Luther entraînèrent également les croyants et
les incrédules : les incrédules, parce que les
doctrines positives , qui devaient être plus tard
établies, n'y étaient pas encore pleinement déve-
loppées; les croyants, parce qu'elles se trouvaient
en germe dans cette foi vivante qui s'y exprimait
avec une si grande puissance. Aussi l'influence de
ces écrits fut-elle immense; ils remplirent en un
instant l'Allemagne et le monde. Partout régnait
le sentiment intime qu'on assistait, non à l'étabHs-
sement d'une secte, mais à une nouvelle naissance
de l'Eglise et de la société. Ceux qui naquirent
alors du souffle de l'Esprit de Dieu, se rangèrent
autour de celui qui en était l'organe. La chrétienté
fut partagée en deux camps : les uns combattirent
avec l'esprit contre la forme, et les autres avec la
li'JO DIÈTE A AUGSBOURG.
forme contre l'esprit. Du côté de la forme étaient,
il est vrai, toutes les apparences de la force et de
la grandeur; du côté de l'esprit étaient l'impuis-
sance et la petitesse. Mais la forme, dépourvue de
l'esprit, n'est qu'un corps vide que le premier
souffle peut abattre. Son apparence de pouvoir ne
sert même qu'à irriter contre elle, et à précipiter
sa fin. Ainsi la simple Parole de la vérité avait créé
à Luther une puissante armée.
II.
U en était besoin, car les grands commençaient
à s'émouvoir, et l'Empire et l'Église unissaient
déjà leurs efforts pour écarter ce moine impor-
tun. Si un prince fort et courageux eût occupé
alors le trône impérial, il eût pu profiter de
ces agitations religieuses, et, appuyé sur la Parole
de Dieu et sur la nation, donner un nouvel élan
à l'ancienne opposition contre la papauté. Mais
Maximilien était trop âgé, et il était décidé d'ail-
leurs à tous les sacrifices, pour atteindre ce qu'il
regardait comme le but de sa vie, la grandeur de
sa maison, et par conséquent l'élévation de son
petit-fils. L'empereur Maximilien tenait alors une
Diète impériale à Augsbourg. Six électeurs s'étaient
rendus en personne à son appel. Tous les Etats
germaniques y étaient représentés. Les rois de
France , de Hongrie et de Pologne y avaient leurs
ambassadeurs. Ces princes et ces envoyés dé-
ployaient tous une grande magnificence. La guerre
contre les Turcs était l'un des sujets pour lesquels
DIÈTE A AUGSBOURG. 47 1
la Diète était assemblée. I.e légat de Léon X y
exhorta vivement la Diète. Les États, instruits par
le mauvais usage qu'on avait fait auparavant de
leurs contributions, et sagement conseillés par
l'électeur Frédéric, se contentèrent de déclarer
qu'ils réfléchiraient à la chose, et produisirent en
même temps de nouveaux griefs contre Rome.
Un discours latin publié pendant la Diète signa-
lait courageusement aux princes allemands le vé-
ritable danger. « Vous voulez, disait l'auteur,
« mettre le Turc en fuite. C'est très-bien; mais je
« crains fort que vous ne vous trompiez sur sa per-
<f sonne. C'est en Italie et non en Asie que vous
« devez le chercher *. »
Une autre affaire non moins importante devait
occuper la Diète. Maximilien désirait faire pro-
clamer roi des Romains et son successeur dans
la dignité impériale, soti petit-fils Charles, déjà
roi d'Espagne et de Naples. Le pape connaissait
trop bien ses intérêts pour désirer de voir le trône
impérial occupé par un prince dont la puissance
en Italie pourrait lui devenir redoutable. L'Em-
pereur pensait avoir déjà gagné en sa faveur la
plupart des électeurs et des États ; mais il trouva
une énergique opposition chez Frédéric. En vain
le soUicita-t-il ; en vain les ministres et les meil-
leurs amis de l'Électeur joignirent-ils leurs prières
à celles de l'Empereur; il fut inébranlable et
montra en cette occasion , ainsi qu'on l'a dit ,
qu'il était d'une fermeté d'âme à ne se départir
I Schrock, K. Gcsch. n. cl. R. 1, }>. i56.
L\']-l LEMPERKUR AU PAPE.
jamais d'une résolution, quand il en avait une
fois reconnu la justice. Le dessein de l'Empereur
échoua.
Dès lors ce prince chercha à obtenir la bien-
veillance du pape, pour le rendre favorable à ses
plans; et pour lui donner une preuve particu-
lière de son dévouement, il lui écrivit le 5 août
la lettre suivante : «Très-saint Père, nous avons
«appris, il y a quelques jours, qu'un frère de
«l'ordre des Augustins, nommé Martin Luther,
« s'est rais à soutenir diverses propositions sur le
«commerce des indulgences; ce qui nous dé-
« plaît d'autant plus que ledit frère trouve beau-
« coup de protecteurs, parmi lesquels sont des
«personnages puissants'. Si Votre Sainteté et
« les très-dignes Pères de l'Eglise (les cardinaux)
« n'emploient pas bientôt leur autorité pour met-
« tre fin à ces scandales, non-seulement ces per-
« nicieux docteurs séduiront les gens simples,
« mais ils entraîneront de grands princes dans
« leur ruine. Nous veillerons à ce que tout ce
« que Votre Sainteté arrêtera à cet égard pour la
« gloire du Dieu tout-puissant soit observé par
« tous dans notre Empire. »
Cette lettre a dû être écrite à la suite de quel-
que discussion un peu vive entre Maximilien et
Frédéric. Le même jour, l'Électeur écrivit à Ra-
phaël de Rovere. Il avait sans doute appris que
l'Empereur s'adressait au pontife romain , et , pour
I Defensorcs et palronos ctiani polcntos cjiios Hictiis Tniter
cpnsccutiis est. (Rayiiald, ad an. i5i8.)
L ELECTEUR A. ROVERE. H'j :>
parer le coup, il se mettait lui-même en cominu-
uication avec Rome.
«Je n'aurai jamais d'autre volonté, dit-il, que
« de me montrer soumis à l'Église universelle.
«Aussi n*ai-je jamais défendu les écrits et les
« sermons du docteur Martin Luther. J'apprends
«d'ailleurs qu'il s'est toujours offert à paraître,
«avec un sauf-conduit, devant des juges impar-
« tiaux, savants et chrétiens, afin de défendre sa
«doctrine et de se soumettre, dans le cas où on
« le convaincrait par l'Ecriture elle-même ^ »
Léon X, qui, jusqu'à cette heure, avait laissé
l'affaire aller son train , réveillé par les cris des
théologiens et des moines , institua à Rome une
cour ecclésiastique chargée de juger Luther, et
près laquelle Sylvestre Prierio, le grand ennemi
du réformateur, était à la fois accusateur et juge.
La cause fut bientôt instruite, et la cour somma
Luther de comparaître en personne devant elle,
dans un délai de soixante jours.
Luther attendait tranquillement à Wittemberg
le bon effet que la lettre pleine de soumission
adressée par lui au pape devait, à ce qu'il pen-
sait, produire, lorsque, le 7 août, deux jours
seulement après le départ des lettres de Maximi-
lien et de Frédéric, ou lui remit la citation du
tribunal romain. « Au moment où j'attendais la
«bénédiction, dit-il, je vis fondre sur moi la
« foudre. J'étais la brebis qui trouble l'eau du
« loup. Tezel échappa, et moi je devais me laisser
« manger. »
1 L. 0pp. (L ; XVII, p. l'i;;.
474 LUTHER CITÉ A ROME.
Cette citation jeta Wittemberg clans la conster-
nation ; car quelque parti que prît Luther, il ne
pouvait échapper au danger. S'il se rendait à
Rome, il devait y devenir la victime de ses enne-
mis. S'il refusait d'y aller, il serait, selon l'usage,
condamné par contumace, sans pouvoir échap-
per; car on savait que le légat avait reçu du pape
l'ordre de tout faire pour irriter l'Empereur et
les princes allemands contre lui. Ses amis étaient
consternés. Le docteur de la vérité ira-t-il porter
sa vie à cette grande cité enivrée du sang des
saints et du sang des martyrs de Jésus? Suf-
fira-t-il qu'une tête s'élève du sein de la chrétienté
asservie, pour qu'elle tombe? Cet homme, que
Dieu paraît avoir formé pour résister à une puis-
sance à laquelle jusqu'à présent rien n'a pu résis-
ter, sera-t-il aussi renversé? Luther lui-même ne
voyait que l'Electeur qui put le sauver ; mais il
préférait mourir plutôt que de compromettre son
prince. Ses amis tombèrent enfin d'accord sur un
expédient qui n'exposerait pas Frédéric. Qu'il re-
fuse à Luther un sauf-conduit, et celui-ci aura une
cause légitime pour ne pas comparaître à Rome.
Le 8 août, Luther écrivit à Spalatin pour lui
demander que l'Electeur employât son influence
pour le faire citer en Allemagne. « Voyez, écrivit-
<c il aussi à Staupitz, de quelles embûches on use
« pour s'approcher de moi, et comment je suis en-
« touré d'épines. INlais Christ vit et règne, hier, au-
« jourd'hui et éternellement. Ma conscience m'as-
« sure que c'est la vérité que j'ai enseignée, bien
« qu'elle devienne plus odieuse encore quand c'est
PAIX DE LLTHEK. IINTERCESS. DE LUJN IVtRSlTÉ. 4?^
« moi qui l'enseigne. L'Église est le ventre de Re-
« becca. Il faut que les enfants s'entre-poussent,
«même jusqu'à mettre la mère en danger'. Au
«reste, demandez au Seigneur que je n'aie pas
« trop de joie dans cette épreuve. Que Dieu ne leur
« impute pas ce mal. »
Les amis de Luther ne se bornèrent pas à des
consultations et à des plaintes, Spalatin écrivit, de
la part de l'Electeur, à Renner, secrétaire de l'Em-
pereur : « Le docteur Martin consent volontiers à
« avoir pour juges toutes les universités d'Allema-
«gne, excepté celles d'Erfurt, de Leipsig et de
« Francfort-sur-l'Oder , qui se sont rendues sus-
« pectes. Il lui est impossible de paraître à Rome
« en personne ^. »
L université de Wittemberg écrivit au pape
lui-même une lettre d'intercession. « La faiblesse
« de son corps, disait-elle en parlant de Luther,
« et les dangers du voyage lui rendent difficile et
« même impossible d'obéir à l'ordre de Votre
« Sainteté. Sa peine et ses prières nous portent à
« avoir compassion de lui. Nous vous prions dojic,
«très-saint Père, comme des fils obéissants, de
« vouloir bien le tenir pour un homme qui n'a
« jamais été entaché de doctrines opposées à l'o-
« pinion de l'Église romaine. »
L'université, dans sa sollicitude, s'adressa le
même jour à Charles de Miltitz, gentilhomme
saxon et camérier du pape, très-aimé de Léon X.
I Utérus Rebeccae est: parvulos iu eo collidi nécrose est,
ctiam usquè ad periculiiai matris. (L. Epi'. I , \>. i38.)
■i. L. Opp. (L ) XVII , p. 17Î. •
476 INTERCESSION DE l'uNIVERSITÉ.
Elle rendit à Luther dans cette lettre un témoi-
gnage plus fort encore que celui qu'elle avait osé
insérer dans la première. « Le digne père Martin
ce Luther, Augustin, disait-elle, est le plus noble
rt et le plus honorable membre de notre univer-
« site. Depuis plusieurs années, nous avons vu et
« connu son habileté, son savoir, sa haute in-
« telligence dans les arts et dans les lettres, ses
« mœurs irréprochables et sa conduite toute
« chrétienne ^ »
Cette active charité de tous ceux qui entou-
raient Luther est son plus bel éloge.
Tandis qu'on attendait avec anxiété l'issue de
cette affaire, elle se termina plus facilement qu'on
n'eût pu l'espérer. Le légat de Vio, humilié de
n'avoir pas réussi dans la commission qu'il avait
reçue de préparer une guerre générale contre les
Turcs, désirait relever et illustrer son ambassade
en Allemagne par quelque autre acte éclatant. Il
pensait que s'il éteignait l'hérésie, il reparaîtrait
dans Rome avec gloire. U demanda donc au pape
qu'on lui remît cette affaire. Léon, de son côté,
savait bon gré à Frédéric de s'être opposé si for-
tement à l'élection du jeune Charles. Il sentait
qu'il pourrait avoir encore besoin de son secours.
Sans parler davantage de la citation, il chargea
son légat, par un bref daté du i3 août, d'exami-
ner l'affaire en Allemagne. Le pape ne perdait
rien à cette manière de procéder; et même, si
I L. 0pp. (lat.l I, t83 cl 184. L. Ojtp. (L.) XVII, 171 et
172.
BKEf DU PAPI'. 477
Ton pouvait amener Liitlier à une rétractation,
on évitait le bruit et le scandale que sa comparu-
tion à Rome eût occasionnés.
« Nous vous chargeons, disait-il, de faire com-
« paraître personnellement devant vous, de pour-
« suivre et de contraindre sans aucun retard, et
« aussitôt que vous aurez reçu cet écrit de nous,
« ledit Luther, qui a déjà été déclaré hérétique
«par notre cher frère Jérôme, évéque d'Ascu-
« lan ^ »
Puis le pape prescrivait contre Luther les me-
sures les plus sévères :
« Invoquez à cet effet le bras et le secours de
« notre très-cher fils en Christ, Maximilien, et des
«autres princes de l'Allemagne, de toutes les
«communautés, universités et potentats, ecclé-
« siastiques ou séculiers. Et si vous l'atteignez,
« faites-le garder sûrement, afin qu'il soit amené
« devant nous ^. »
On voit que cette indulgente concession du
pape n'était guère qu'une voie plus sûre d'en-
traîner Luther à Rome. Viennent ensuite les me-
sures de douceur :
«S'il rentre en lui-même, et demande grâce
« pour un tel forfait, de lui-même et sans y être
« invité, nous vous donnons le pouvoir de le re-
« cevoir dans l'unité de la sainte mère l'Eglise. »
1 Dictum Lutheriiin hsereticum per priedictum auditorem
jàm declaratum. (Brève Leonis X ad Thomara.)
2 Brachio cogas atque compellas, et eo in potestate tua
redacto eiim sub hdeli custodia retineas, ut coràm nobis sis.-
tatur. (Ibid.)
4;^ nil£F DU PAPI..
Le pape en revient bientôt aux malédictions :
• « S'il persiste dans son opiniâtreté, et que vous
« ne puissiez vous rendre maître de lui , nous
« vous donnons le pouvoir de le proscrire dans
«tous les lieux de l'Allemagne, de bannir, de
« maudire, d'excommunier tous ceux qui lui sont
« attachés, et d'ordonner à tous les chrétiens de
« fuir leur présence. »
Cependant ce n'est pas encore assez :
<f Et afin, continue le pape, que cette contagion
« soit d'autant plus facilement extirpée, vous ex-
K communierez tous les prélats, ordres religieux,
« universités, communautés, comtes, ducs et po-
« tentats, excepté l'empereur Maximilien, qui ne
« saisiraient pas ledit Martin Luther et ses adhé-
« rents, et ne vous les enverraient pas sous due et
0 bonne garde. — Et si, ce que Dieu préserve,
«c lesdits princes, communautés, universités et
« potentats, ou quelqu'un à eux appartenant, of-
« fraient de quelque manière un asile audit Mar-
« tin et à ses adhérents, lui donnaient publique-
« ment ou en secret, par eux ou par d'autres,
« secours et conseils, nous mettons en interdit ces
« princes, communautés, luùversités et potentats,
« avec leurs villes, bourgs, campagnes et villages,
« aussi bien que les villes, bourgs, campagnes et
« villages où ledit Martin pourrait s'enfuir, aussi
« longtemps qu'il y demeurera, et trois jours
« après qu'il les aura quittés. »
Cette chaire audacieuse qui prétend représen-
ter sur la terre Celui qui a dit : Dieu un point
envoyé son Fi/s dans le monde pour eondnmner le
BREF DU PAPF. 479
monde y mais afin que le monde soit sauvé par lui,
continue ses anathèmes; et, après avoir prononcé
les peines contre les ecclésiastiques, elle dit :
«Quant à ce qui regarde les laïques, s'ils n'o-
« béissent pas aussitôt , sans aucun retard et
« aucune opposition, à vos ordres, nous les décla-
« rons infâmes, à l'exception du très-digne Em-
'f pereur, inhabiles à s'acquitter de toute action
« convenable, privés de la sépulture des chrétiens,
« et dépouillés de tous fiefs, qu'ils les tiennent,
« soit du siège apostolique, soit de quelque sei-
« gneur que ce puisse être ^ »
Tel était le sort qui attendait Luther. Le mo-
narque de Rome a tout conjuré pour sa perte.
Il a tout remué, jusqu'à la paix des tombeaux. Sa
ruine semble assurée. Comment échappera-t-il à
cette immense conjuration? Mais Rome s'était
trompée; le mouvement suscité par l'Esprit de
Dieu ne pouvait être dompté par les décrets de
sa cliancellerie.
On n'avait pas même gardé les apparences
d'une enquête juste et impartiale. Luther avait
été déclaré hérétique, non-seulement avant d'a-
voir été entendu, mais encore bien avant la fin
du temps qui lui avait été donné pour compa-
raître. Les passions, et nulle part elles ne se
montrent plus fortes que dans les discussions re-
ligieuses, font passer par-dessus toutes les formes
I Infamiae et inhabilitatis ad oinnes actus Icgitîmos, ecclc-
siasticae sepiiltiirae, privalionis quoque feudorum. (Brève
Leonis X ad Thomam.)
48o lNl)IGiVAT10i\ DE LUTHER.
de la justice. Ce n'est pas seulement d^ns l'Église
romaine, c'est dans les Églises protestantes qui se
sont détournées de l'Évangile, c'est partout où
n'est pas la vérité, que l'on retrouve à son égard
de si étranges procédés. Tout est bon contre l'É-
vangile. On voit souvent des hommes qui, dans
tout autre cas, se feraient scrupule de commettre
la moindre injustice, ne pas craindre de fouler
aux pieds toutes les règles et tous les droits, dès
qu'il s'agit du christianisme et du témoignage
qu'on lui rend.
Lorsque plus tard Luther eut connaissance de
ce bref, il en exprima son indignation :« Voici,
« dit-il, le plus remarquable de l'affaire : le bref
« a été donné le aS août, et moi, j'ai été cité le
« 7 août, en sorte qu'entre la citation et le bref
« il s'est écoulé seize jours. Or, faites le compte, et
« vous trouverez que monseigneur Jérôme, évê-
« que d'Asculan, a procédé contre moi, a pro-
« nonce le jugement, m'a condamné et déclaré
«hérétique, avant que la citation me fût par-
te venue, ou tout au plus seize jours après qu'on
« me l'avait remise. Maintenant je le demande, où
« sont donc les soixante jours qui me sont accor-
« dés dans la citation? Ils ont commencé le 7
« août, ils devaient finir le 7 octobre.... Est-ce là
« le style et la mode de la cour de Rome, qu'en
«< un même jour elle cite, exhorte, accuse, juge,
« condamne et déclare condamné un homme qui
« est si éloigné de Rome, et qui ne sait rien de
« toutes ces choses? Que répondent-ils à tout
« cela? Sans doute qu'ils ont oublié de se purger
LK PAPE A LÉLECTEUK. f^^ \
«le cerveau avec de l'ellébore, avant de mettre
« en œuvre de tels mensonges '. »
Mais en même temps que Rome déposait en
cachette ses foudres dans les mains de son légat,
elle cherchait, par de douces et flatteuses paro-
les, à détacher de la cause de Luther le prince
dont elle redoutait le plus le pouvoir. Le même
jour, a3 août [5i8, le pape écrivait à l'électeur
de Saxe. Il avait recours aux arts de cette vieille
politique que nous avons déjà signalée, et il es-
sayait de flatter i'amour-propre du ])rince.
« Cher flls, disait le pontife de Rome, quand
« nous pensons à votre noble et louable race, à
« vous qui en êtes le chef et rorncment; quand
« nous nous rappelons comment vous et vos an-
« cétres avez toujours désiré maintenir la foi chré-
« tienne, l'honneur et la dignité du saint-siéee,
« nous ne pouvons croire qu'un homme qui aban-
« donne la foi puisse s'appuyer sur la faveur de
«Votre Altesse, et lâcher hardiment la bride à
« sa méchanceté. Cependant, il nous est rapporté
« de toutes parts qu'iui certain frère Martin Lu-
« ther, ermite de l'ordre de Saint-Augustin, a ou-
« blié, comme enfant de malice et contempteur
« de Dieu, son habit et son ordre, qui consistent
« dans l'humilité et l'obéissance, et qu'il se vante
« de ne craindre ni l'autorité, ni la punition d'au-
« cun homme, assuré qu'il est de votre faveur et
« de votre protection.
« Mais comme nous savons qu'il se trompe,
1 L. Opp. (L) XVII, p. 176.
L 3i
482 LE PAPE A. l'électeur.
« nous avons trouvé bon d'écrire à Votre Altesse
« et (le vous exhorter, selon le Seigneur, à veiller
K à l'honneur du nom d'un prince aussi chrétien
« que vous, à vous défendre de ces calomnies,
'( vous l'ornement, la gloire et la bonne odeur
« de votre noble race, et à vous garder, non-seu-
« lement d'une faute aussi grave que celle qu'on
« vous impute, mais encore du soupçon même
« que la hardiesse insensée de ce frère tend à
« faire planer sur vous. »
Léon X annonçait en même temps à Frédéric
qu'il avait chargé le cardinal de Saint-Sixte d'exa-
miner la chose, et il lui ordonnait de remettre
Luther entre les mains du légat , « de peur, »
ajoutait-il en revenant encore à son argument
favori, « que des gens pieux de notre temps ou
« des temps futurs ne puissent un jour se lamen-
« ter et dire : La plus pernicieuse hérésie dont
« ait été affligée l'Église de Dieu, s'est élevée par
ce le secours et la faveur de cette haute et louable
« maison '. »
Ainsi Rome avait pris toutes ses mesures. D'une
main elle faisait respirer le parfum toujours si
enivrant de la louange, et de l'autre elle tenait
cachées ses vengeances et ses terreurs.
Toutes les puissances de la terre, empereur,
pape, princes et légats, commençaient à s'émou-
voir contre cet humble frère d'Erfurt, dont nous
avons suivi les combats intérieurs. Les rois de la
terre se trouvent en personne, et les princes con-
I ;.. Opp. (L.)XVil, p. 17 H.
1,'a.rmlrier schwarzerd. 48^
s allé ni ensemble contre le Seigneur et contre son
oint.
III
Cette lettre et ce bref n'étaient point arrivés
en Allemaa[ne, et Luther était encore dans la
crainte de se voii' obligé de comparaître à Rome,
lorsqu'un heureux événement vint consoler son
cœur. Il lui fallait un ami dans le sein duquel il
pût verser ses peines, et dont l'amour fidèle le
consolât à l'heure de l'abattement. Dieti lui fit
trouver tout cela dans Mélanchton.
George Schwarzerd était un habile maître
armurier de Bretten, petite ville du Palatinat.
Le i4 février 1^97 il lui naquit un fils qui fut
nommé Philippe, et qui s'illustra plus tard sous
le nom de Mélanchton. Bien vu des princes pala-
tins, de ceux de Bavière et de Saxe, George était
doué de la plus parfaite droiture. Souvent il refu-
sait des acheteurs le prix qu'ils lui offraient, et
s'il apprenait qu'ils étaient pauvres, il les obli-
geait à reprendre leur argent. Il se levait habi-
tuellement à minuit, et faisait alors, à genoux,
sa prière. S'il lui arrivait de voir venir le matin
sans l'avoir faite, il était mécontent de soi tout
le jour. Barbara, femme de Schwarzerd, était fille
d'un magistrat honorable nommé Jean Reuter.
Elle était d'un caractère tendre, un peu portée à
la superstition, du reste pleine de sagesse et de
prudence. C'est d'elle que sont ces vieilles rimes
allemandes bien connues :
3..
4^4 SA iEMME. PHILIPPE.
« Faire aumône n'appauvrit pas.
« Etre au temple n'empêche pas.
•< Graisser le char n'arrête pas.
'> Bien mal acquis ne produit pas.
'( Livre de Dieu ne trompe pas. »
Et ces autres rimes :
« Ceux qui veulent plus dépenser
'( Que leur champ ne peut rendre,
« Devront finir par se ruiner,
« Plus d'un se fera pendre '. »
Le jeune Philippe n'avait pas onze ans lorsque
son père mourut. Deux jours avant d'expirer,
George fit venir son fils près de son lit de mort,
et l'exhorta à avoir toujours présente la pensée
de Dieu : « Je prévois, dit l'armurier mourant,
« que de terribles tempêtes viendront ébranler le
a monde. J'ai vu de grandes choses; mais de plus
«grandes se préparent. Que Dieu le conduise et
« te dirige! » Après que Philippe eut reçu la bé-
nédiction paternelle, on l'envoya à Spire pour
qu'il ne fôt pas témoin de la mort de son père.
II s'éloigna tout en larmes.
L'aïeul du jeune garçon, le digne bailli Reuter,
qui lui-même avait un lils, tint heu de père à
Phihppe et le prit dans sa maison avec George
son frère. Peu de temps après, il donna pour
précepteur aux trois jeunes garçons Jean Hun-
garus, homme excellent, qui plus tard, et jusque
1 Almosen geben armt nicht, etc. Wer nielir will verzeli-
r(în, etc. (Mùller's Reliquicn.j
SON GÉNIE. SCS lÎTLDF.S. ^S5
dans 1 âge le plus avancé, annonça l'Evangile avec
une grande force. Il ne passait rien au jeune
homme. Il le punissait pour chaque faute, mais
avec sagesse : « C'est ainsi , dit Mélanchton en
« i554, qu'il a fait de moi un grammairien. Il
« m'aimait comme un fils, je l'aimais comme un
« père, et nous nous rencontrerons, je l'espère,
« dans la vie éternelle ^ )>
Philippe se distingua par l'excellence de son
esprit, par sa facilité à apprendre et à exposer ce
qu'il avait appris. Il ne pouvait demeurer dans
l'oisiveté, et il cherchait toujours quelqu'un avec
qui il put discuter sur ce qu'il avait entendu ^.
Il arrivait souvent que des étrangers instruits
passaient par Bret^en et visitaient Reuter. Aussi-
tôt le petit-fils du bailli les abordait, entrait en
conversation avec eux, et les pressait tellement
dans la discussion, que les auditeurs en étaient
dans l'admiration. A la force du génie il joignait
une grande douceur, et il se conciliait ainsi la
faveur de tous. Il bégayait; mais, comme l'illustre
orateur des Grecs, il s'appliqua avec tant de soin
à se corriger de ce défaut, que plus tard on n'en
aperçut plus aucune trace.
Son grand-père étant mort, le jeune t^hilippe
fut envoyé avec son frère et son jeune oncle Jean
à l'école de Pforzheim. Ces jeunes ejarçons de-
1 Dilexit me vit filiuin et ego eum ut patreni : et convenie-
mus, spero, in vita aetcrna. (Melancht. Explicat. Evang.)
2 Quiescere non poterat , sed quserebat iibique ;iliqneni
ciini qiio de aiidilis dispufaret. (Camerarins, Vit. Melanclif. ,
p. 7.)
4^^ SKS ETUDES.
meiiraient chez une de leurs parentes, sœur du
fameux Reuchlin. Avide de connaissances, Phi-
lippe fit, sous la conduite de George Siraler, de
rapides progrès dans les sciences et surtout dans
l'étude de la langue grecque, pour laquelle il avait
une véritable passion. Reuchlin venait souvent à
Pforzheim. Il fit chez sa sœur la connaissance de
ses jeunes pensionnaires, et il fut bientôt frappé
des réponses de Philippe. Il lui donna une gram-
maire grecque et une Bible. Ces deux livres (le-
vaient faire l'étude de toute sa vie.
Lorsque Reuchlin revint de son second voyage
en Itahe, son jeune parent, âgé de douze ans»
fêta le jour de son arrivée, en jouant devant lui,
avec quelques amis, une comédie latine qu'il
avait lui-même composée. Reuchlin, ravi du ta-
lent du jeune homme, l'embrassa tendrement,
l'appela son fils bien-aimé, et lui donna en riant
le chapeau rouge qu'il avait reçu lorsqu'il avait
été fait docteur. Ce fut alors que Reuchlin chan-
gea son nom de Schwarzerd en celui de Mélanch-
ton. Ces deux mots signifient terre noire, l'un en
allemand et l'autre en grec. La plupart des savants
du temps traduisaient ainsi leur nom en grec ou
en latin.
Mélanchton, à douze ans, se rendit à l'univer-
sité de Heidelberg. Ce fut là qu'il commença à
étancher la soif de science qui le consumait. Il
fut reçu bachelier à quatorze ans. En 1 5 1 2 ,
Reuchlin l'appela à Tubingue, où un grand nom-
bre de savants distingués se trouvaient réunis. Il
fréquentait à la fois les leçons des théologiens.
celles des médecins et celles des jurisconsultes. 11
n'y avait aucune connaissance qu'il ne crût de-
voir rechercher. Ce n'était pas la louange qu'il
|30ursuivait, mais la possession et les fruits de la
science.
L'Ecriture sainte l'occupait surtout. Ceux qui
fréquentaient l'église de ïubingue avaient remar-
qué qu'il avait souvent en main un livre dont il
s'occupait entre les services. Ce volume inconnu
paraissait plus grand que les manuels de prières,
et l'on répandit le bruit que Philippe lisait alors
des ouvrages profanes. Mais il se trouva que le
livre objet de leurs soupçons était un exemplaire
<les saintes Ecritures, imprimé peu auparavant à
Baie par Jean Frobenius. Il continua toute sa vie
cette lecture avec l'application la plus assidue.
Toujours il avait sur lui ce volume précieux, et il
le portait à toutes les assemblées publiques aux-
quelles il était appelé '. Rejetant les vains sys-
tèmes des scolastiques, il s'attachait à la simple
parole de l'Évangile. «J'ai de Mélanchton, écrivait
« alors Erasme à Ecolampade, le^ sentiments les
« plus distingués et des espérances magnifiques.
« Que Christ fasse seulement que ce jeune homme
« nous survive longtemps. 11 éclipsera entièrement
« Érasme ^. » Néanmoins Mélanchton partageait
les erreurs de son siècle. « Je frémis, dit-il à une
«époque avancée de sa vie, quand je pense à
« l'honneur que je rendais aux statues, lorsque
i Cainerar. Vita Philip. Melauchlonis , p. 16.
■X Is pcorsùs obsriuabit Etasnium. (Er. Epp. 1, p. 4o5).
488 APPEL A WITTEMBKRG.
(f jp me trouvais encore dans la papauté ', y?
En i5i4, il fut fait docteur en philosophie, et
il commença alors à enseigner. Il avait dix-sept
ans. La grâce, l'attrait qu'il savait donner à ses
enseignements, faisaient le plus frappant con-
traste avec la méthode dépourvue de goût que
les docteurs, et surtout les moines, avaient jus-
qu'alors suivie. Il prit une vive part au combat
dans lequel Reuchlin se trouvait engagé avec les
obscurants de son siècle. D'mie conversation
agréable, de mœurs douces et élégantes, aimé de
tous ceux qui le connaissaient, il jouit bientôt
dans le monde savant d'une grande autorité et
d'une solide réputation.
Ce fut alors que l'électeur Frédéric conçut l'i-
dée d'appeler un savant distingué comme pro-
fesseur des langues anciennes à son université de
Wittemberg. Il s'adressa à Reuchlin, qui lui in-
diqua Mélanchton. Frédéric comprit tout l'éclat
que ce jeune helléniste répandrait sur une insti-
tution qui lui était si chère. Reuchlin, ravi de
voir un si beau champ s'ouvrir pour son jeune
ami, lui écrivit ces paroles de l'Eternel à Abra-
ham : « Sors dp. ton pajs et cVavec ta parenté, et
M (le la maison de ton père, et je rendrai ton nom
« grand et ta seras béni. Oui, continue le vieil-
ce lard, j'espère qu'il en sera ainsi de toi, mon
« cher Philippe, mon oeuvre et ma consolation^, »
Mélanchton reconnut dans celte vocation un ap-
I Cohorresco quandô cogito qiiomocio ipse accesserim ;i(l
statuas in papatii. (Explicat. Evangel.)
a Meuni opus et meum sf)1ali(Mii. (Corp. Rcf. I , '^3.)
DÉPART ET VOYAGE DE MÉLANCHTON. 4^9
pel de Dieu. À son départ, l'université fut dans la
douleur; il y avait pourtant des jaloux et des en-
nemis, 11 quitta sa patrie en s'écriant : « Que la
« volonté du Seigneur s'accomplisse! « Il avait
alors vingt et un ans.
Mélanchton fit le voyage à cheval, dans la com-
pagnie de quelques marchands saxons, comme
on se joint à une caravane dans le désert; car,
dit Reuchlin, il ne connaissait ni les lieux ni les
routes '• 11 présenta ses hommages à l'Électeur
qui se trouvait à Augsbourg. A Nuremberg, il vit
l'excellent Pirckheimer qu'il connaissait déjà; à
I.eipsig, il se lia avec le. savant helléniste Mosel-
lanus. L'université donna dans cette dernière ville
un festin à son honneur. C'était un repas vrai-
ment académique. Les plats se succédaient en
grand nombre, et à chaque plat nouveau l'iui
des professeurs se levait et adressait à Mélanch-
ton un discours latin préparé d'avance. Celui-ci
improvisait aussitôt une réponse. A la fin, lassé
de tant d'éloquence : <; Hommes très-illustres,
"leur dit-il, permettez-moi de répondre une fois
«pour toutes à vos harangues; car n'étant point
« préparé, je ne saurais mettre dans mes répon-
i< ses autant de variété que vous dans vos allocu-
« tions. » Dès lors les plats arrivèrent sans l'ac-
compagnement d'un discours ^,
Le jeune parent de Reuchlin arriva à Wittem-
berg le iB août i 5 1 8, deux jours après que Léon X
I Des Weys iind dcr Oite unbokannt. (Corp. Rcl. 1, 3o.)
■>. Cailler. ^ it. .Mo!. 26.
490 Ll'lPSlG. MÉCOMPTE.
eut signé le bref adressé à Cajetaii et la lettre à
rÉlecteur,
Les professeurs de Wittemberg ne reçurent pas
Mélanchton avec autant de faveur que l'avaient
fait ceux de Leipsig. La première impression qu'il
produisit sur eux ne répondit pas à leur attente.
Ils virent un jeune homme qui semblait plus
jeune encore que son âge, d'une stature peu ap-
parente, d'un air faible et timide. Est-ce là cet
illustre docteur que les plus grands hommes du
temps, Erasme et Reuchiin, élèvent si haut?....
î^i Luther, dont il fit d'abord la connaissance, ni
ses collègues, ne conçurent de grandes espéran-
ces, en voyant sa jeunesse, son embarras et ses
manières.
Quatre jours après son arrivée, le 29 août, il
prononça son discours d'inauguration. Toute l'u-
niversité était assemblée. Le jeune garçon, comme
l'appelle Luther \ parla en une latinité si élégante,
et montra tant de science, un esprit si cultivé, un
jugement si sain, que tous ses auditeurs furent
dans l'admiration.
Le discours terminé, tous s'empressèrent de le
féliciter; mais personne ne ressentait plus de joie
que Luther. Il se hâta de communiquera ses amis
les sentiments qui remplissaient son cœur, v Mé-
« lanchton, écrivit-il à Spalatin, le 3i août, a pro-
ie nonce, quatre jours après son arrivée, une si
« belle et si savante harangue, que tous l'ont
I Puer et adolcscciituliis, si yelak-m CDiibidcres. (L. Epp. I,
141.)
JOIE DE LUTHER. 49'
« écouté avec approbation et avec étonnement.
« Nous sommes bientôt revenus des préjugés qu'a-
ce valent fait naître sa stature et sa personne; nous
« louons et nous admirons ses paroles ; nous ren-
« dons grâces au prince et à vous, pour le service
« que vous nous avez rendu. Je ne demande pas
« d'autre maître de grec. Mais je crains que son
i< corps délicat ne puisse supporter nos aliments,
« et que nous ne ie gardions pas longtemps, à
« cause de la modicité de son traitement, J'ap-
« prends que les gens de Leipsig se vantent déjà
« de pouvoir nous l'enlever. O mon cherSpalatin,
« prenez garde de ne pas mépriser son âge et sa
« personne. Cet homme est digne de tout hon-
« neur '. »
Mélanchton se mit aussitôt à expliquer Homère
et l'Epître de saint Paul à Tite. Il était plein d'ar-
deur, u Je ferai tous mes efforts, écrivait-il à Spa-
cc latin, pour me concilier à Wittemberg la faveur
« de tous ceux qui aiment les lettres et la vertu *. »
Quatre jours après l'inauguration, Luther écrivait
encore à Spalatin : « Je vous recommande très-
ce particulièrement le très-savant et très-aimable
« grec Philippe. Son auditoire est toujours plein.
<c Tous les théologiens surtout viennent l'enten-
cc dre. H fait que tous, de haut, de bas et de moyen
ce étage, se mettent à apprendre le grec \ »
1 L. Kpp. I, i35.
a Ut Wittembergam lifteratis ac bonis omnibus conciliein.
(Corp. Réf. 1,5 1.)
■^ Siimmos cuin uicdiis et infiinis, stutliosos facit i^iscitatis.
(L. Epp. 1, 140.)
4^2 PARALLÈLE.
Mélanchton savait répondre à cette affection de
Luther. Il découvrit bientôt en lui une bonté de
caractère, une force d'esprit, un courage, une
sagesse, qu'il n'avait trouvés jusqu'alors chez au-
cun homme. Il le vénéra et il l'aima. « S'il est
«quelqu'un, disait-il, que j'aime avec force, et
« que mon esprit tout entier embrasse, c'est Mar-
« tin Luther '. »
Ainsi se rencontrèrent Luther et Mélanchton ;
ils furent amis jusqu'à la mort. On ne peut assez
admirer la bonté et la sagesse de Dieu, qui réu-
nissait deux hommes si différents et pourtant si
nécessaires l'un à l'autre. Ce que Luther avait en
chaleur, en élan, en force, Mélanchton l'avait en
clarté, en sagesse, en douceur. Luther animait
Mélanchton, Mélanchton modérait Luther. Ils
étaient comme ces couches de matière électri-
que, Tune en plus, l'autre en moins, qui se tem-
pèrent mutuellement. Si Mélanchton avait man-
qué à Luther, peut-être le fleuve se fût-il débordé.
Lorsque Luther manqua à Mélanchton, Mélanch-
ton hésita, céda même, là où il n'aurait pas dû
céder ^. Luther fit beaucoup avec puissance.
Mélanchton ne fit pas moins peut-être en suivant
une voie plus lente et plus tranquille. Tous deux
étaient droits, ouverts, généreux; tous deux,
I Martinum, si omnino in rel)us luimanis quidqnaiti , ve-
hemeiitissime diligo et animo integeniino coinplector. (Mel.
Epp. 1 , 4i i-^
1 Calvin écrit à Slcidan : Dominus eiim fortiore spiritu in-
str*iat, no gravcm rx njiis liiniditato jactiirani srntiat postr-
litas.
HÉVOI.LilO.N DANS l'J' NSElGMiMENT. 49''
pleins (l'amour pour la Parole de la vie éternelle,
la servirent avec une fidélité et un dévouement
qui dominèrent toute leur vie.
Au reste, l'arrivée de Mélanchton opéra une
révolution, non-seulement à Wittemberg, mais
encore dans toute l'Allemagne et dans tout le
monde savant. 1^'étude qu'il avait faite des clas-
siques grecs et lalins et de la philosophie lui
avait donné un ordre, une clarté, une précision
d'idées, qui répandaient sur tous les sujets qu'il
traitait une nouvelle lumière, une inexprimable
beauté. Le doux esprit de l'Évangile fécondait,
animait ses méditations, et les sciences les plus
arides se trouvaient revêtues dans ses expositions
d'une grâce infinie qui captivait tous les audi-
teurs. La stérilité que la scolastique avait répan-
due sur l'enseignement cessa. Une nouvelle ma-
nière d'enseigner et d'étudier commença avec
Mélanchton. « Grâces à lui, dit un illustre histo-
« rien allemand % Wittemberg devint l'école de
« la nation. »
Il était en effet d'une grande importance
qu'un homme qui connaissait à fond le grec en-
seignât dans cette université, où les nouveaux
développements de la théologie appelaient maî-
tres et disciples à étudier dans la langue originale
les documents primitifs de la foi chrétienne. Dès
lors Luther se mit avec zèle à ce travail. Le sens
de tel ou tel mot grec qu'il avait jusqu'alors
ignoré, éclaircissait tout à coup ses idées théolo-
giques. Quel soulagement et quelle joie n'éprou-
1 Plank.
494 l-Tl 1)1^ Dl! GRFC.
va-t-il pas, quanti il vit, par exemple, que le mot
grec ;x£Tavoia qui, selon l'Eglise latine, clésis[nait
une pénitence, une satisfaction exigée par l'É-
glise, une expiation humaine, signifiait en grec
une transformation ou une conversion du cœur ?
Un épais brouillard se dissipa alors tout à coup
devant ses yeux. Les deux sens donnés à ce mot
suffisent pour caractériser les deux Eglises.
L'impulsion que Mélancliton donna à Luther
pour la traduction de la Bible, est l'une des cir-
constances les plus remarquables de l'amitié de
ces deux grands hommes. Déjà, en iSiy, Luther
avait commencé quelques essais de traduction. Il
se procurait autant de livres grecs et latins qu'il
pouvait en acquérir. Maintenant, aidé de son cher
Philippe, son travail prit un nouvel essor; Luther
obligeait INIélanchton à prendre part à ses recher.
ches; il le consultait sur les passages difficiles; et
cette œuvre, qui devait être l'un des grands tra-
vaux du réformateur, avançait plus sûrement et
plus vite.
Mélancliton, de son côté, apprenait à connaître
une théologie nouvelle. La belle et profonde doc-
trine de la justification par la foi le remplissait
d'étonnement et de joie; mais il recevait le sys-
tème que professait Luther avec indépendance,
et en lui faisant subir la forme particulière de son
intelligence; car, quoiqu'il n'eût que vingt et un
ans, il était de ces esprits prématurés qui entrent
dt bonne heure en une pleine possession de tou-
tes leurs forces, et qui sont eux-mêmes, dès leurs
premiers pas.
sf.ntimi:ms de llther. 49^^
Bientôt le zèle des maîtres se communiqua aux
disciples. On pensa à réformer la méthode. On
supprima, avec l'agrément de l'Électeur, certains
cours qui n'avaient qu'une importance scolasti-
que; on donna en même temps aux études clas-
siques un nouvel essor. L'école de Wittemberg
se transformait, et le contraste avec les autres
universités devenait toujours plus saillant. Cepen-
dant on se tenait encore dans les limites de l'E-
glise, et l'on ne se doutait nullement d'être à la
veille d'une grande bataille avec le pape.
IV.
Sans doute l'arrivée de Mélanchton procura
une douce distraction à Luther, dans un moment
si critique pour lui; sans doute, dans les doux
épanchements d'une amitié naissante, et au mi-
lieu des travaux bibliques auxquels il se livrait
avec un nouveau zèle, il oublia quelquefois Rome,
Prieno, Léon et la cour ecclésiastique devant la-
quelle il devait comparaître. Cependant ce n'é-
taient là que des moments fugitifs, et ses pensées
se reportaient toujours sur le tribunal redouta-
ble devant lequel d'implacables ennemis l'avaient
fait citer. De quelles terreurs cette pensée n'eùt-
elle pas rempli une âme qui eût cherché autre
chose que la vérité ! Mais Lulher ne tremblait
pas; plein de foi en la fidélité et en la puissance
de Dieu, il demeurait ferme, et il était tout prêt
à s'exposer seul à la colère d'ennemis plus terri-
bles que ceux qui avaient allumé le bûcher de
Jean Hiis.
49^ SENTIMENTS UE I.IJTHKR ET DE STAliPITZ.
Peu de jours après l'arrivée de Mélanchton , et
avant que la résolution du pape qui transportait
de Rome à Augsbonrg la citation de Luther
pût être connue, celui-ci écrivit à Spalatin. « Je
« ne demande pas, lui dit-il, que notre souverain
« fasse la moindre chose pour la défense de mes
« thèses; je veux être livré et jeté seul entre les
« mains de tous mes adversaires. Qu'il laisse tout
« l'orage éclater sur moi. Ce que j'ai entrepris de
« défendre, j'espère pouvoir le soutenir, avec le
«secours de Christ. Quant à la violence, il faut
«bien lui céder; néanmoins, sans abandonner la
« vérité '. »
Le courage de Luther se communiquait; les
hommes les plus doux et les plus timides trou-
vaient, à la vue du danger qui menaçait le témoin
de la vérité, des paroles pleines de force et d'in-
dignation. Le prudent, le pacifique Staupitz écri-
vit à Spalatin, le 7 septembre : «Ne cessez d'exhor-
« ter le prince, votre maître et le mien, à ne pas se
« laisser épouvanter par le mugissement des lions.
« Qu'il défende la vérité, sans s'inquiéter ni de
« Luther, ni de Staupitz, ni de l'ordre. Qu'il y ait
« un lieu oli l'on puisse parler librement et sans
« crainte. Je sais que la peste de Babylone, j'al-
« lais presque dire de Rome, se déchaîne contre
« quiconque attaque les abus de ceux qui ven-
« dent Jésus-Christ. J'ai vu moi-même précipiter
« de la chaire un prédicateur qui enseignait la
« vérilé; je l'ai vu, bien que ce fût un jour de
I L. Kpp. I , I U).
OnURE OE COMPARAITRE. Î\^-J
V fête, lier et traîner dans un cachot. D'autres ont
« vu des choses plus cruelles encore. C'est pour-
« quoi, ô très-cher, faites en sorte que Son Altesse
« persiste dans ses sentiments ^ »
L'ordre de comparaître à Augsbonrg devant
le cardinal légat, arriva enfin. C'est à l'un des
princes de l'Eglise de Rome que Lulher allait
maintenant avoir affaire. Tous ses amis le solli-
citèrent de ne point partir ^. Ils craignaient que
déjà pendant le voyage on ne lui tendît des
pièges et qu'on n'attentât à sa vie. Quelques-uns
s'occupaient a lui chercher un asile. Staupitz lui-
même, le craintif Staupitz, se sentit ému à la
pensée des dangers auxquels allait être exposé ce
frère Martin , qu'il avait tiré de l'obscurité du
cloître, et qu'il avait lancé sur cette scène agitée,
où maintenant sa vie était en péril. Ah! n'eût-il
pas mieux valu pour le pauvre frère demeurer à
jamais inconnu ! Il était trop tard. Du moins il
voulait tout faire pour le sauver. Il lui écrivit
tlonc, de son couvent de Salzbourg, le i5 septem-
bre, pour le solliciter de fuir et de chercher un
asile auprès de lui. « Il me semble, lui disait-il,
« que le monde entier est irrité et coalisé contre
« la vérité. Jésus crucifié fut haï de même. Je ne
« vois pas que vous ayez autre chose à attendre
« que la persécution. Personne ne pourra bientôt,
« sans la permission du pape, sonder les Ecritu-
« res et y chercher Jésus-Christ, ce que Christ
I Jeu. Aui;. I , p, 384-
u Contra omnium amicorum consiliiini comparui.
32
49^ ALARMES ET COURAGE.
« pourtant ordonne. Vous n'avez que peu d'amis,
« et plût à Dieu que la crainte de vos adversaires
«n'empêchât pas ce petit nombre de se déclarer
« en votre faveur! Le plus sage est que vous aban-
« donniez pour quelque temps Wittemberg, et
« que vous veniez vers moi. Alors nous vivrons
« et nous mourrons ensemble. C'est aussi là l'avis
«du prince, ajoute Staupitz ^ »
De divers côtés, Luther recevait les avis les
plus alarmants. Le comte Albert de Mansfeld lui
fit dire de se garder de se mettre en route, at-
tendu que quelques grands seigneurs avaient
juré de se rendre maîtres de sa personne et de
l'étrangler ou de le noyer ^. Mais rien ne pouvait
l'épouvanter. Il ne pensa point à profiter de l'offre
du vicaire général. Il n'ira point se cacher dans
l'obscurité du couvent deSalzbourg; il demeurera
fidèlement sur cette scène orageuse où la main de
Dieu l'a placé. C'est en persévérant malgré les
adversaires, c'est en proclamant à haute voix la
vérité au milieu du monde, que le règne de cette
vérité s'avance. Pourquoi donc fuirait-il? Il n'est
pas de ceux qui se retirent pour périr, mais de
ceux qui gardent la foi pour sauver leur âme.
Sans cesse retentit dans son coeur cette parole du
maître qu'il veut servir et qu'il aime plus que la
vie : Quiconque me confessera (levant les hommes^
je Le confesserai aussi devant mon père qui est aux
deux. On retrouve partout dans Luther et dans
1 Epp. I, 6i.
2 Ut vcl strangnlcr, vel baptizcr ad rnortem. (L. Epp. I,
l'électeur chez le légat. 499
la réformation ce courage intrépide, celle haute
moralité, cette charité immense, que le premier
avènement du christianisme avait déjà fait voir
au monde. « Je suis comme Jérémie, dit Luther
« au moment dont nous nous occupons, l'homme
« des querelles et des discordes; mais plus ils
«( augmentent leurs menaces, plus ils multiplient
« ma joie. Ma femme et mes enfants sont bien
« pourvus; mes champs, mes maisons et tous mes
« biens sont en bon ordre '. lis ont déjà déchiré
« mon honneur et ma réputation. Une seule
« chose me reste; c'est mon misérable corps :
«c qu'ils le prennent ; ils abrégeront ainsi ma vie
«c de quelques heures. Mais quant à mon âme, ils
« ne me la prendront pas. Celui qui veut porter
« la Parole de Christ dans le monde, doit s'atten-
« dre à chaque heure à la mort; car noire époux
« est un époux de sang ^. »
L'Electeur se trouvait alors à Augsbourg. Peu
avant de quitter cette ville et la Diète, il avait
pris sur lui de faire une visite au légat. Le car-
dinal, très-flatté de cette prévenance d'un prince
si illustre, promit à l'Electeur, que si le moine se
présentait devant lui, il l'écouterait paternelle-
ment et le congédierait avec bienveillance. Spa-
latin écrivit à son ami, de la part du prince,
que le pape avait nommé une commission pour
l'entendre en Allemagne, que l'Électeur ne per-
1 Uxor mea et liberi mei provisi sunt. (L. Epp. I, 129.) Il
n'avait rien de tout cela.
2 Sic enim sponsus noster, sponsus sangiiinmn nobis esl.
(Ibid.) Voyez Exode, IV, iS.
32.
5oO DEPART POUR AUGSBOLKG.
mettrait pas qu'on le traînât à Rome, et qu'il
devait se préparer à partir pour Augsbourg. Lu-
ther résolut d'obéir. L'avis que le comte de Mans-
feld lui avait fait parvenir le porta à demander
à Frédéric un sauf-conduit. Celui-ci répondit que
ce n'était pas nécessaire, et lui envoya seulement
des recommandations pour quelques-uns des con-
seillers les plus distingués d'Augsbourg. Il lui fit
remettre quelque argent pour son voyage; et le
réformateur, pauvre et sans défense, partit à pied
pour venir se mettre entre les mains de ses ad-
versaires \
Avec quels sentiments ne dut-il pas quitter
Wittemberg et se diriger vers Augsbourg, où le
légat du pape l'attendait! Le but de ce voyage
n'était pas, comme celui du voyage à Heidelberg,
une réunion amicale; il allait comparaître en pré-
sence du délégué de Rome sans sauf-conduit;
peut-être marchait-il à la mort. Mais sa foi n'é-
tait pas seulement une foi d'apparat; elle était
une réalité en lui. Aussi lui donna-t-elle la paix ,
et put-il s'avancer sans crainte, au nom du Dieu
des armées, pour rendre témoignage à l'Evan-
gile.
Il arriva à Weimar le 28 septembre, et logea
dans le couvent des Cordeiiers. L'un des moines
ne pouvait détourner de dessus lui ses regards;
c'était Myconius. il voyait Luther pour la pre-
mière fois ; il voulait s'approcher, lui dire qu'il
I Veui ii^itur pedester et paiiper Aiitjiistam.... (L. Opp. lat.
in praef.)
SÉJOUR A WEIMAR. 5o !
îui devait la paix de son âme, que tout son désir
était de travailler avec lui. Mais Myconius était
gardé de près par ses chefs : on ne lui permit
point de parler à Luther '.
L'électeur de Saxe tenait alors sa cour à Wei-
mar, et c'est probablement pour cette cause que
les Cordeliers firent accueil au docteur. Le lende-
main de son arrivée, on célébrait la fête de saint
Michel. Luther dit la messe, et fut même invité
à prêcher dans l'église du château. Celait une
marque de faveur que son prince aimait à lui
donner. Il prêcha d'abondance, en présence de la
cour, sur le texte du jour, qui était tiré de l'Evan-
gile selon saint Matthieu, chap. xviii, versets i à ii.
Il parla avec force contre les hypocrites et con-
tre ceux qui se vantent de leur propre justice.
Mais il ne parla point des anges, quoique ce fût
la coutume le jour de la Saint-Michel.
Ce courage du docteur de Wittemberg, qui se
rendait tranquillement et à pied à un appel qui,
pour tant d'autres avant lui , avait abouti à la
mort, étonnait ceux qui le voyaient. L'intérêt,
l'admiration, la compassion se succédaient dans
les cœurs. Jean Kestner, proviseur des Cordeliers,
frappé d'épouvante à la pensée des dangers qui
attendaient son hôte, lui dit : « Mon frère, vous
« trouverez à Augsbourg des Italiens, qui sont de
«savantes gens, de subtils antagonistes, et qui
« vous donneront beaucoup à faire. Je crains que
I Ibi Myconius priniùm vidit Lutherum : sed ab accessu et
colloquio ejiis tune est proliibitiis. (M. Adami , Vita Myfonii,
p. 176.)
Doo NUREMBERG.
« VOUS ne puissiez défendre contre eux votre
« cause. Ils vous jetteront au feu, et leurs flammes
« vous consumeront ^ » Luther répondit avec
gravité : oc Cher ami, priez notre Seigneur Dieu,
« qui est dans le ciel, et présentez-lui un Pater
« nos ter pour moi et pour son cher enfant Jésus,
« dont ma cause est la cause, afin qu'il use de grâce
fc envers lui. S'il maintient sa cause , la mienne est
« maintenue. Mais s'il ne veut pas la maintenir,
«certes ce n'est pas moi qui la maintiendrai, et
« c'est lui qui en portera l'opprobre. »
Luther continua à pied son voyage et arriva à
Nuremberg. Il allait se présenter devant un prince
de l'Église, et il voulait être mis convenablement.
L'habit qu'il portait était déjà vieux, et avait d'ail-
leurs beaucoup souffert dans le voyage. Il em-
prunta donc un froc à son fidèle ami Wenceslas
Link, prédicateur à Nuremberg.
Luther ne se borna pas sans doute à voir Link;
i! vit également ses autres amis de Nuremberg,
Scheurl, le secrétaire de la ville, l'illustre peintre
Albert Durer, auquel Nuremberg élève mainte-
nant une statue , et d'autres encore. Il se fortifia
dans le commerce de ces excellents de la terre,
tandis que beaucoup de moines et de laïques s'ef-
frayaient de son passage et essayaient de l'ébranler
en le conjurant de rebrousser chemin. Des lettres
c[u'il écrivit de cette ville montrent l'esprit qui
ranimait alors : «J'ai rencontré, dit-il, des hommes
1 Profectô in ignem te conjicicnt et flamniis exurent.
(Melch. Adam. Vit. Myc. , p. 176. Myconis réf. hist , p. 3o.)
NUREMBERG.
5o3
« pusillanimes qui veulent me persuader de ne pas
« me rendre à Augsbourg; maisjesuis déterminé à y
« aller. Que la volonté du Seigneur s'accomplisse!
« Même à Augsbourg, même au milieu de ses en-
« nemis, Jésus-Christ règne. Que Christ vive; que
« Luther meure, et tout pécheur, selon ce qui est
«écrit! Que le Dieu de mon salut soit exalté!
« Portez-vous bien, persévérez, demeurez ferme;
« car il est nécessaire d'être réprouvé ou par les
« hommes ou par Dieu : mais Dieu est véritable
« et l'homme est menteur '. »
Link et un moine Augustin , nommé Léonard,
ne purent se décider à laisser r^ither marcher
seul à la rencontre des dangers qui le menaçaient.
Ils connaissaient son caractère, et savaient que,
plein d'abandon et de courage, il aurait peut-être
peu de prudence. Ils l'accompagnèrent donc.
Comme ils étaient à environ cinq lieues d'Augs-
bourg, Luther, que la fatigue du voyage et les
agitations diverses de son cœur avaient sans doute
épuisé, fut saisi de violentes douleurs d'estomac.
11 crut en mourir. Ses deux amis, très-inquiets,
louèrent un char sur lequel on transporta le doc-
teur. Ils arrivèrent à Augsbourg le vendredi 7 oc-
tobre au soir, et descendirent au couvent des
Augustins. Luther était très-fatigué. Mais il se remit
bientôt; sans doute sa foi et la vivacité de son es-
prit relevèrent promptement son corps affaibh.
1 vivat Christus, moriatur Martinus (Weismanni Hist.
sacr. novi Test., p. i465.) Weisraaun avait In cette lettre en
manuscrit. Elle n'existe pas dans le rocueil de M. de Wette.
5o4 ARRIVÉE A AUGSBOIIRG. J)H VIO.
V.
A peine à Aiigsboiirg, et avant même d'y avoir
vu personne , Luther, voulant rendre au légat
tous les honneurs qui lui étaient dus, pria Wen-
ceslas Link d'aller lui annoncer son arrivée. Link
le fit, et déclara humblement au cardinal, de la
part du docteur de Wittemberg, que celui-ci était
prêt à comparaître devant lui, quand il l'ordon-
nerait. Le légat se réjouit à celte nouvelle. Il tenait
donc enfin le fougueux hérétique; il se promet-
tait bien qu'il ne sortirait pas des murs d'Augs-
bourg comme il y était entré. En même temps
que Link se rendait vers le légat, le moine Léo-
nard partit pour aller annoncer à Staupitz l'ar-
rivée de Luther à Augsbourg. Le vicaire général
avait écrit au docteur qu'il viendrait certainement
aussitôt qu'il le saurait dans cette ville. Luther ne
voulait pas tarder un instant à lui faire connaître
sa présence'.
fja Diète était terminée. L'Empereur et les élec-
teurs s'étaient déjà séparés. L'Empereiir, il est
vrai, n'était pas parti ; mais il se trouvait à la chasse
dans les ■environs. L'ambassadeur de Rome restait
donc seul à Augsbourg. Si Luther y était venu
pendant la Diète, il y eût trouvé de puissants dé-
fenseurs; mais tout semblait n)aintenant devoir
j)lier sous le poids de l'autorité papale.
l.e nom du juge devant lequel Luther devait
comparaître n'était pas propre à le rassurer. Tho-
1 L. Epp. I, p. i/|/j.
DE VIO. SON CARACTÈRE. 5o5
mas de Vio , surnommé Cajetan , de la ville de
Gaète, dans le royaume de Naples, où il était né
en 1469, avait donné dès sa jeunesse de grandes
espérances. A sei/.e ans , il était entré dans l'ordre
des Dominicains , contre la volonté expresse de
ses parents. Plus tard, il était devenu général de
son ordre et cardinal de l'Eglise romaine. Mais
ce qui était pis pour Luther, ce savant docteur
était l'un des plus zélés défenseurs de cette théo-
logie scolastique que le réformateur avait toujours
si impitoyablement traitée. Sa mère, assurait-on,
avait rêvé durant sa grossesse, que saint Thomas
en personne instruirait l'enfant qu'elle mettrait au
monde et l'introduirait dans le ciel. Aussi de Vio,
en devenant dominicain, avait-il changé son nom
de Jacques contre celui de Thomas. Il avait dé-
fendu avec zèle les prérogatives de la papauté et
les doctrines de Thomas d'Aquin , qu'il regardait
comme le plus parfait des théologiens ^ Amateur
de la pompe et de la représentation, il prenait
presque au sérieux cette maxime romaine, que les
légats sont au-dessus des rois, et s'entourait d'un
grand apparat. Le i^^ août, il avait célébré dans
la cathédrale d'Augsbourg une messe solennelle-,
et, en présence de tous les princes de l'Empire, il
avait placé le chapeau de cardinal sur la tête de
l'archevêque de Mayence, agenouillé devant l'au-
tel, et remis à l'Empereur lui-même le chapeau et
l'épée consacrés par le pape. Tel était l'homme
I Divi Thom» Snmmn cum rommentariis Tliomse de Vio,
Liigdiini , I 587.
5o6 SERHA-LOKGA.
devant lequel le moine de Wittemberg allait com-
paraître , couvert d'un froc qui n'était pas même
à lui. Au reste, la science du légat, la sévérité de
son caractère et la pureté de ses mœurs , lui assu-
raient en Allemagne une influence et une autorité
que d'autres courtisans romains n'auraient pas fa-
cilement obtenues. Ce fut sans doute à cette répu-
tation de sainteté qu'il dut sa mission. Rome avait
compris qu'elle servirait admirablement ses vues.
Ainsi les qualités mêmes de Cajetan le rendaient
plus redoutable encore. Du reste, l'affaire dont il
était chargé était peu compliquée. Luther était
déjà déclaré hérétique. S'il ne voulait pas se ré-
tracter, le légat devait le faire mettre en prison;
et s'il lui échappait, il devait frapper d'excommuni-
cation quiconque oserait lui donner asile. Voilà ce
qu'avait à faire de la part de Rome le prince de
l'Église devant lequel Luther était cité^
Luther avait repris des forces pendant la nuit.
Le samedi matin, 8 octobre, déjà un peu reposé
du voyage, il se mit à considérer son étrange situa-
tion. Il était soumis et il attendait que la volonté
de Dieu se manifestât par les événements. Il n'eut
pas longtemps à attendre. Un personnage, qui
lui était inconnu, lui fît dire, comme s'il lui eût
été entièrement dévoué, qu'il allait se rendre chez
lui, et que Luther devait bien se garder de paraître
devant le légat avant de l'avoir vu. Ce message
venait d'un courtisan italien , nommé Urbain de
Serra-Longa, qui avait été souvent en Allemagne
I Kiillc (in p.i|)c. (L. Opp. (L.) XVII, p. 17.',.)
SERRA.-LOA'GA. So']
comme envoyé du margrave de Montferrat. Il avait
connu l'électeur de Saxe auprès duquel il avait été
accrédité, et après la mort du margrave , il s'était
attaché au cardinal de Yio.
La finesse et les manières de cet homme for-
maient le plus frappant contraste avec la noble
franchise et la généreuse droiture de Luther. L'I-
talien arriva bientôt au monastère des Augustins.
Le cardinal l'envoyait afin de sonder le réforma-
teur et de le préparer à la rétractation qu'on atten-
dait de lui. Serra-Longa s'imaginait que le séjour
qu'il avait fait en Allemfigne lui donnait de grands
avantages sur les autres courtisans de la suite du
légat; il espérait avoir beau jeu de ce moine alle-
mand. Il arriva accompagné de deux domestiques,
et se présenta comme venant de son propre mou-
vement, à cause de l'amitié qu'il portait à un fa-
vori de l'électeur de Saxe, et de son attachement
à la sainte Église. Après avoir fait à Luther les sa-
lutations les plus empressées, le diplomate ajouta
affectueusement :
« Je viens vous donner un bon et sage conseil.
Rattachez-vous à l'Eglise. Soumettez-vous sans ré-
serve au cardinal. Rétractez vos injures. Rappelez-
vous l'abbé Joachira de Florence : il avait, vous
le savez, dit des choses héiéliques, et cependant
il fut déclaré non hérétique, parce qu'il rétracta
ses erreurs. »
Luther parle alors de se justifier.
Serka-Longa.
«Gardez-vous de le faire! prétendriez-vous
5o8 CONVERSATION PRÉLIMINAIRE.
combattre comme en un tournoi le légat de Sa
Sainteté?....
Luther.
a Si l'on me prouve que j'ai enseigné quelque
chose de contraire à l'Église romaine, je serai mon
propre juge et je me rétracterai aussitôt. Le tout
sera de savoir si le légat s'appuie sur saint Thomas
plus que la foi ne l'y autorise. S'il le fait , je ne lui
céderai pas.
Serra-Longa.
«Eh! eh! vous prétendez donc rompre des
lances! »
Puis l'Italien se mit à dire des choses que Lu-
ther appelle horribles. II prétendit que l'on pou-
vait soutenir des propositions fausses, pourvu
qu'elles rapportassent de l'argent et qu'elles rem-
plissent les coffres-forts; qu'il fallait bien se garder
de disputer dans les universités sur l'autorité du
pape; qu'on devait maintenir, au contraire, que
le pontife peut d'un clin d'œil changer, suppri-
mer des articles de foi; et autres choses sembla-
bles '. Mais le rusé Italien s'aperçut bientôt qu'il
s'oubliait; il en revint aux paroles douces, et s'ef-
força de persuader à Luther de se soumettre en
toutes choses au légat, et de rétracter sa doctrine,
ses serments et ses thèses.
Le docteur, qui dans le premier moment avait
ajouté quelque foi aux belles protestations de
I Et nutu solo omnia abro^'arc , rliam ea qiiae fulei csscnt.
(L. Epp. I, i/,A.^,
VlSnt: DES CONSEILLERS. ^09
l'orateur Urbain (comme il l'appelle dans ses rap-
ports), se convainquit alors qu'elles se réduisaient
à peu de chose, et qu'il était beaucoup plus du
côté du légat que du sien. Il devint donc un peu
moins communicalif , et il se contenta de dire qu'il
était tout disposé à montrer de l'humilité, à faire
preuve d'obéissance, et à donner satisfaction dans
les choses où il se serait trompé. A ces paroles,
Serra-Longa s'écria tout joyeux : « Je cours chez le
« légat; vous allez me suivre. Tout ira le mieux du
« monde, et ce sera bientôt fini ^ »
Il sortit. J.e moine saxon, qui avait plus de
discernement que le courtisan romain, pensa eu
lui-même : « Ce rusé Sinon s'est laissé bien mal
« dresser et bien mal instruire par ses Grecs ^ »
Luther était suspendu entre l'espérance et la
crainte. Cependant l'espérance prit le dessus. La
visite et les assertions étranges de Serra-Longa,
qu'il appelle plus tard un médiateur maladroit ^
lui firent reprendre courage.
Les conseillers et les autres habitants d'Augs-
bourg, auxquels l'Électeur avait recommandé Lu-
ther, s'empressèrent tous de venir voir le moine
dont le nom retentissait déjà dans toute l'Alle-
magne. Peutinger, conseiller de l'Empire, l'un des
patriciens les plus distingués delà ville, qui invita
souvent Luther à sa table, le conseiller Lange-
manlel, le docteur Auerbach de Leipsig, les deux
1 L. Opp. (L)XVll, p. 179.
2 Hune Sinonem , parùm consulté instructum arle pelasga.
(L. Epp. I, 144.) Voyez Enéide de Vir^^ile , chant a.
3 Mediator ineptus. (L. Epp. I, i44)
DIO RKTODR DE SERRA-LONGA.
frères Adelmanii, tous deux chanoines, plusieurs
autres encore, se rendirent au couvent des Au-
gustins. Ils abordèrent avec cordialité cet homme
extraordinaire qui avait fait un long voyage pour
venir se mettre entre les mains des suppôts de
Rome. « Avez-vous un sauf-conduit? » lui deman-
'c derent-ils. — Non, » répondit le moine intrépide.
— « Quelle hardiesse ! » s'écrièrent-ils alors. « C'é-
«( tait, dit Luther, un mot honnête pour désigner
« ma téméraire folie.» Tous, d'une voix unanime,
le sollicitèrent de ne pas se rendre chez le légat
avant d'avoir obtenu un sauf-conduit de l'Empe-
reur lui-même. Il est probable que le public avait
déjà appris quelque chose du bref du pape, dont
le légat était porteur.
« ]Mais, répliqua Luther, je me suis bien rendu
« sans sauf-conduit à Augsbourg, et j'y suis arrivé
« à bon port. »
M L'Electeur vous a recommandé à nous ; vous
« devez donc nous obéir et faire ce que nous vous
M disons, » reprit Langemantel avec affection, mais
avec fermeté.
Le docteur Auerbach se joignit à ces représen-
tations. « Nous savons , dit-il , qu'au fond du cœur
« le cardinal est irrité au plus haut point contre
« vous'. On ne peut se fier aux Italiens^.»
Le chanoine Adelmann insista de même : « On
« vous a envoyé sans défense , et l'on a précisément
I SciunL »;nim eum in me exacerbatissimum intus, quicqniil
simulet foris.... (L. Epp. I, p. i4^-}
■i L. 0pp. (L.} XVII, p. îoi.
RETOUR DE SERRA-LOMGA. 5ll
« oublié de vous pourvoir de ce dont vous aviez
a le plus besoin '. «
Ces amis se chargèrent d'obtenir de l'Empereur
le sauf-conduit nécessaire. Ils dirent ensuite à
Luther combien de personnes, même d'un rang
élevé, penchaient en sa faveur. «Le ministre de
«France lui-même, qui a quitté il y a peu de
« jours Augsbourg, a parlé de vous de la manière
« la plus honorable*. » Ce propos frappa Luther,
et il s'en ressouvint plus tard. Ainsi, ce qu'il y avait
de plus respectable dans la bourgeoisie de l'une
des premières villes de l'Empire, était déjà gagné
à la réformation.
On en était là de l'entretien, lorsque Serra-
Longa reparut. « Venez , dit-il à Luther , le car-
« dinal vous attend. Je vais moi-même vous con-
« duire vers lui. Apprenez comment vous devez
« paraître en sa présence. Quand vous entrerez
« dans la salle où il se trouve, vous vous proster-
« nerez devant lui la face contre terre ; quand il
« vous aura dit de vous lever, vous vous mettrez
« à genoux; et pour vous tenir debout, vous at-
« tendrez encore qu'il vous l'ordonne ^. Rappelez-
« vous que c'est devant un prince de l'Eglise que
" vous allez comparaître. Du reste , ne craignez
« rien : tout se terminera vite et sans difficulté. »
Luther, qui avait promis à cet Italien de le suivre
dès qu'il l'y inviterait, se sentit embarrassé. Ce-
pendant il n'hésita pas à lui faire part du conseil
1 L. Opp. (L.)XVII, p. 2o3.
2 Seckend., i44.
3 Seckend. , p. l'io.
:)I'2 RETOUR Dli SERRA-LONGA.
(le ses amis d'Augsbourg, et il lui parla d'un saut-
conduit.
«Gardez-vous bien iVeti demander un, reprit
« aussitôt Serra-Longa ; vous n'en avez pas besoin.
« Le légat est bien disposé et tout prêt à finir la
« chose amicalement. Si vous demandez un sauf-
« conduit, vous gâterez toute votre affaire '. »
«Mon gracieux seigneur, l'électeur de Saxe,
« répondit Luther, m'a recommandé en cette ville
« à plusieurs hommes honorables. Ils me con-
« seillent de ne rien entreprendre sans sauf-con-
K duit : je dois suivre leur avis ; car si je ne le
« faisais pas et qu'il arrivât quelque chose, ils
« écriraient à l'Electeur mon maître que je n'ai
<( pas voulu les écouter. »
Luther persista dans sa résolution, et Serra-
Longa se vit obligé de retourner vers son chef
pour lui annoncer l'écueil qu'avait rencontré sa
mission, au moment où il se flattait de la voir
couronnée de succès.
Ainsi se terminèrent les conférences de ce jo ur
avec l'orateur de Montferrat.
Une autre invitation fut adressée à Luther,
mais dans une intention bien différente. Le prieur
des Carmélites, Jean Frosch, était son ancien ami.
Il avait soutenu des thèses, deux ans auparavant,
comme licencié en théologie , sous la présidence
de Luther. Il vint le voir et le pria instamment
de venir demeurer chez lui. Il réclamait l'honneur
d'avoir pour hôte le docteur de l'Allemagne. Déjà
1 L. 0pp. (L) 179
LE PRIEUR. SA.GF.SSE DE LUTHER. 5l3
l'on ne craignait pas de lui rendre hommage en
présence de Rome; déjà le faible était devenu le
plus fort. Luther accepta, et se rendit du couvent
des Augustins à celui des Carmélites.
Le jour ne se termina pas sans qu'il fit de sé-
rieuses réflexions. L'empressement de Serra-Longa
et les craintes des conseillers lui faisaient égale-
ment comprendre la position difficile dans laquelle
il se trouvait. Néanmoins, il avait pour prolecteur
le Dieu qui est dans le ciel, et, gardé par lui, il
pouvait s'endormir sans frayeur.
Le lendemain était un dimanche ^ : il eut ce
jour-là un peu plus de repos. Cependant, il dut
endurer un autre genre de fatigue. Il n'était ques-
tion dans toute la ville que du docteur Luther, et
tout le monde désirait voir, comme il l'écrit à Mé-
lanchton, « ce nouvel Érostrate qui avait allumé
«un si immense incendie'.» On se pressait sur
ses pas, et le bon docteur souriait sans doute de
ce singulier empressement.
Mais il dut subir encore un autre sfenre d'im-
portunités. Si l'on était désireux de le voir, on
l'était encore plus de l'entendre. De tous cotés on
lui demandait de prêcher. Luther n'avait pas de
plus grande joie que d'annoncer la Parole. Il eût
été doux pour lui de prêcher Jésus-Christ dans
cette grande ville et dans les circonstances solen-
nelles où il se trouvait. Mais il montra en cette
occasion, comme en beaucoup d'autres, un sen-
1 9 octobre.
2 Omnes ciipiiint videre hominem, tanti inceiidi: Herostrn-
tum. (L. Epp. T, p. 146.)
33
5r4 LUTHER ET SERR A.-LONGA .
timent très-juste des convenances et beaucoujy de
respect pour ses supérieurs. Il refusa de prêcher,
dans la crainte que le légat ne pût croire qu'il le
faisait pour lui faire de la peine et pour le braver.
Cette modération et cette sagesse valaient bien un
sermon sans doute.
Cependant les gens du cardinal ne le laissaient
pas tranquille. Ils revinrent à la charge. « Le car-
« dinal , lui dirent-ils, vous fait assurer de toute sa
« grâce et sa faveur : pourquoi craignez-vous? » Ils
s'efforçaient, en lui alléguant mille raisons, de le
décider à se rendre auprès de lui. « C'est un père
« plein de miséricorde, » lui dit l'un de ces envoyés.
Mais un autre s'approchant, lui dit à l'oreille :« Ne
« croyez pas ce qu'on vous dit. Il ne tient pas sa
« parole '. » Luther demeura ferme dans sa réso-
lution.
Le lundi matin, lo octobre, Serra-Longa revint
encore à la charge. Le courtisan s'était fait un
point d'honneur de réussir dans sa négociation.
A peine arrivé : « Pourquoi, dit-il en latin, ne ve-
« nez-vous pas chez le cardinal?.... Il vous attend
« plein d'indulgence, il ne s'agit pourtant que de
« six lettres : Revoca , rétracte. Venez ! vous n'a-
« vez rien à craindre. »
Luther pensa en lui-même que c'étaient des
lettres importantes que ces six lettres-là; mais
sans entrer en discussion sur le fond de la chose,
il répondit : « Dès que j'aurai obtenu le sauf-con-
« duit, je comparaîtrai. »
I L. 0pp. (L.) XVII , p. 2o5.
LUTHER ET SERRA-LO^GA. blD
Serra-Longa s'emporta en entendant ces pa-
roles. Il insista, il fit de nouvelles représentations;
mais il trouva Luther inébranlable. Alors s'irri-
tant toujours plus : « Tu timagines sans doute ,
« s'écria-t-il , que l'Electeur prendra les armes en
« ta faveur, et s'exposera pour toi à perdre les
« pays qu'il a reçus de ses pères ?
Luther.
« Dieu m'en garde !
Serra-Longa.
«Abandonné de tous, où donc te réfugieras-
« tu?
LcTHER en élevant en haut le regard de la foi :
c( Sous le ciel ^ »
Serra-Longa demeura un instant silencieux ,
frappé de cette réponse sublime à laquelle il ne
s'attendait pas ; puis il continua ainsi:
« Que ferais-tu si tu avais en tes mains le légat,
la pape et tous les cardinaux, comme maintenant
ils t'ont dans les leurs?
Luther.
«Je leur rendrais tout respect et tout honneur.
Mais la Parole de Dieu passe pour moi avant
tout.
Serra-Longa riant, et agitant nn de ses doigts à la manière it^enne:
«Heim! heimî tout honneur !.... Je n'en crois
rien »
Puis il sortit, sauta en selle et disparut.
Serra-Longa ne revint plus chez Luther; mais
il se rappela longtemps et la résistance qu'il avait
1 Et ubi manebis? Rcspondi : Sub cœlo. (L. Qpp. in
oraef.)
33.
5î6 LE SAUF-CONDUFT.
trouvée chez le réformateur et celle que son
maître dut bientôt éprouver lui-même. Nous le
retrouverons plus tard demandant à grands cris
le sang de Luther.
Il n'y avait pas longtemps que Serra-Longa
avait quitté le docteur, lorsque celui-ci reçut en-
fin le sauf-conduit qu'il désirait. Ses amis l'avaient
obtenu des conseillers de l'Empire. Il est pro-
bable que ceux-ci avaient consulté à cet égard
l'empereur, qui n'était pas loin d'Augsbourg. Il
paraîtrait même, d'après ce que le cardinal dit
plus tard , que ne voulant pas l'offenser, on lui
demanda son consentement. Peut-être est-ce pour
cela que de Vio fit travailler Luther par Serra-
Longa; car s'opposer ouvertement à ce qu'on
donnât un sauf-conduit, eût été révéler des in-
tentions qu'on voulait tenir cachées. Il était plus
sûr de porter Luther lui-même à se désister de
sa demande. Mais on s'aperçut bientôt que le
moine saxon n'était pas homme à plier.
Luther va comparaître. En demandant un sauf-
conduit , il ne s'est pas appuyé sur un bras char-
nel; car il sait fort bien qu'un sauf-conduit impé-
rial n'a pas sauvé Jean Hus des flammes. Il a seu-
lement voulu faire son devoir en se soumettant
aux avis des amis de son maître. L'Eternel en
décidera. Si Dieu lui redemande sa vie , il est prêt
à la donner joyeusement. En ce moment solen-
nel, il éprouve le besoin de s'entretenir encore
avec ses amis, surtout avec ce Mélanchton, déjà
si cher à son cœur, et il profite de quelques ins-
tants de solitude pour lui écrire.
LUTHER L MÉLANCHTON. 5l7
«Comporte-toi en homme, lui dit-il, comme
« d'ailleurs tu le fais. Enseigne à notre chère jeu-
« nesse ce qui est droit et selon Dieu. Pour moi,
«je vais être immolé pour vous et pour elle, si
«c'est la volonté du Seigneur'. J'aime mieux
« mourir, et même, ce qui serait pour moi le plus
« grand malheur, être privé éternellement de
u votre douce société, que de rétracter ce que j'ai
« dû enseigner, et de perdre ainsi , peut-être par
« ma faute, les excellentes études auxquelles nous
« nous adonnons maintenant.
« l^'Italie est plongée, comme autrefois l'E-
« gypte, dans des ténèbres si épaisses qu'on peut
« les toucher de la main. Personne n'y sait rien de
« Christ, ni de ce qui se rapporte à lui; et cepen-
« dant, ils sont nos seigneurs et nos maîtres pour
« la foi et pour les mœurs. Ainsi la colère de Dieu
<f s'accomplit sur nous, comme parle le prophète :
« Je leur donnerai des jeunes gens pour gouver-
« neurs, et des enfants domineront sur eux. Com-
« porte-toi bien selon le Seigneur, mon cher Phi-
« lippe, et éloigne la colère de Dieu par des
«< prières ferventes et pures. »
Le légat, informé que Luther devait compa-
raître le lendemain devant lui, réunit les Italiens
et les Allemands en qui il avait le plus de con-
fiance, afin de considérer avec eux comment il
fallait en agir avec le moine saxon. Les avis fu-
rent partagés. Il faut, dit l'un, le contraindre à
se rétracter. Il faut le saisir, dit un autre, et le
I Ego pro illià et vobis vado immolari.... (L. Ejtp. I, i/|6.)
5l8 PREMIÈRE COMPARUTION.
mettre en prison. Un troisième pensa qu'il valait
mieux s'en défaire. Un quatrième, qu'on devait
essayer de le gagner par la bonté et la douceur.
Le cardinal paraît s'être arrêté d'abord à ce der-
nier avis ^ ,
VI.
Le jour de la conférence arriva enfin ^. Le lé-
gat, sachant que Luther s'était déclaré prêt à ré-
tracter ce qu'on lui prouverait être contraire à la
vérité , était plein d'espérance ; il ne doutait pas
qu'il ne fût facile à un homme de son rang et de
son savoir de ramener ce moine à l'obéissance
envers l'Église.
Luther se rendit chez le légat, accompagné du
prieur des Carmélites , son hôte et son ami , de
deux frères de ce couvent , du docteur Link et
d'un Augustin, probablement celui qui était venu
de Nuremberg avec lui. A peine était-il entré dans
le palais du légat, que tous les Italiens qui for-
maient la suite de ce prince de l'Église, accouru-
rent; chacun voulait voirie fameux docteur, et ils
se pressaient tellement autour de lui qu'il avait
peine à avancer. Luther trouva le nonce apostoli-
que et Serra-Longa dans la salle où l'attendait le
cardinal, La réception fut froide, mais honnête,
et conforme à l'étiquette romaine. Luther, suivant
l'avis que Serra-Longa lui avait donné, se pros-
I L. 0pp. (L.) XVII, p. i83.
a Mardi ii octobre.
PREMIÈRES PAROLES. Sîg
terna devant le cardinal; lorsque celui-ci lui dit de
se relever, il se mit à genoux; et sur un nouvel
ordre du légat, il se releva entièrement. Plusieurs
des Italiens les plus distingués attachés au légat
pénétrèrent dans la salle pour assister à l'entrevue ;
ils désiraient surtout voir le moine germain s'hu-
milier devant le représentant du pape.
Le légat garda le silence. Il haïssait Luther
comme adversaire de la suprématie théologique
de saint Thomas et chef d'un parti nouveau, actif,
contraire, dans une université naissante, dont les
premiers pas inquiétaient fort les Thomistes. Il
aimait à le voir humilié devant lui et pensait que
Luther allait chanter la palinodie, dit un contem-
porain. Luther, de son côté, attendait humblement
que le prince lui adressât la parole ; mais voyant
qu'il n'en faisait rien, il prit son silence pour
une invitation à parler le premier, et il le fit en
ces mots :
« Très- digne Père, sur la citation de Sa Sainteté
« papale , et sur la demande de mon gracieux sei-
« gneur l'électeur de Saxe, je comparais devant
« vous comme un fils soumis et obéissant de la
«sainte Église chrétienne, et je reconnais que
« c'est moi qui ai publié les propositions et les
« thèses dont il s'agit. Je suis prêt à écouter en
« toute obéissance ce dont on m'accuse, et si je
« me suis trompé, à me laisser instruire selon la
« vérité. »
Le cardinal, résolu à se donner les airs d'un
père tendre et plein de compassion pour un en-
fant égaré, prit alors le ton le plus amical; il loua
D20 CONDITIOJVS DE RUME.
riiumiliré de Luther; il lui en exprima toute sa
joie, et il lui dit : «Mon cher fils, tu as soulevé
« toute l'Allemagne par ta dispute sin^ les indul-
« gences. J'apprends que tu es un docteur très-
« savant dans les Écritures , et que lu as beaucoup
« de disciples. C'est pourquoi, si tu veux être
<■( membre de l'Eglise, et trouver dans le pape un
« seigneur plein de grâce, écoute-moi.»
Après cet exorde , le légat n'hésita pas à lui dé-
couvrir d'une seule fois tout ce qu'il attendait de
lui , tant sa confiance en sa soumission était
grande : «Voici, lui dit-il, trois articles, que d'a-
« près l'ordre de notie très-saint Père, le pape
« Léon X, je dois te présenter. Il faut première-
« ment que tu rentres en toi-même, que tu recon-
« naisses tes torts et que tu rétractes tes erreurs,
« tes propositions et tes discours; secondement,
« que tu promettes de t'abstenir à l'avenir de
«répandre tes opinions, et troisièmement, que
« tu t'engages à être plus modéré et à éviter tout
« ce qui pourrait attrister ou bouleverser l'E-
« glise. »
Luther.
«Je demande, très-digne Père, qu'il me soit
donné communication du bref du pape, en vertu
duquel vous avez reçu plein pouvoir de traiter
cette affaire. »
Serra-Longa et les autres Italiens de la suite du
cardinal ouvrirent de grands yeux en entendant
une telle demande, et bien que le moine alle-
mand leur eût déjà paru un homme fort étrange,
ils ne purent revenir de l'étonnement que leur
PROPOSITIONS A KtTRACrER. 521
causa une parole aussi hardie. Les chrétiens , ac-
coutumés aux idées de justice, veulent qu'on pro-
cède justement envers les autres et envers eux-
mêmes; mais ceux qui agissent habituellement
d'une façon arbitraire , sont tout surpris quand
on leur demande de procéder selon les règles, les
formes et les lois.
DE Yio.
« Cette demande, très-cher fils, ne peut t'étre
accordée. Tu dois reconnaître tes erreurs, prendre
garde à l'avenir à tes paroles , et ne pas manger
de nouveau ce que tu auras vomi, en sorte que
nous puissions dormir sans trouble et sans sou-
cis ; alors , d'après l'ordre et l'autorité de notre
tres-saint Père le pape, j'arrangerai l'affaire.
Llther.
(c Veuillez donc me faire connaître en quoi je
puis avoir erré. »
A celte nouvelle demande, les courtisans ita-
liens , qui s'étaient attendus à voir le pauvre Al-
lemand crier grâce à genoux , furent frappés
d'une surprise plus grande encore. Aucun d'eux
n'eût voulu s'abaisser à répondre à une question
si impertinente. Mais de Vio, qui regardait comme
peu généreux d'écraser ce chétif moine du poids
de toute son autorité, et qui se confiait d'ailleurs
en sa science pour remporter une victoire facile ,
consentit à dire à Luther ce dont on l'accusait, et
même à entrer en discussion avec lui. Il faut
rendre justice à ce général des Dominicains. On
doit reconnaître en lui plus d'équité, plus de sen-
timent des convenances, et moins de passion ,
022 PJROPOSITIONS A IIETRACTER.
qu'on n'en a montré souvent depuis dans des af-
faires semblables. 11 prit un ton de condescen-
dance et il dit :
« Très-cher fils! voici deux propositions que tu
cf as avancées et que tu dois avant tout rétracter:
a i*' Le trésor des indulgences n'est point com-
« posé des mérites et des souffrances de notre
« Seigneur Jésus-Christ. 2° L'homme qui reçoit le
« saint sacrement doit avoir la foi en la grâce qui
« lui est offerte. »
L'une et l'autre de ces propositions portaient ,
en effet, un coup mortel au négoce romain. Si le
pape n'avait pas le pouvoir de disposer à son gré
des mérites du Sauveur; si, en recevant les bil-
lets que négociaient les courtiers de l'Eglise, on
ne recevait pas une partie de cette justice infinie,
ces papiers perdaient toute leur valeur, et on ne
devait pas en faire plus de cas que d'un chiffon de
papier. Il en était de même pour les sacrements.
Les indulgences étaient plus ou moins une branche
extraordinaire du commerce de Rome ; les sacre-
ments rentraient dans son commerce habituel.
Les revenus qu'ils produisaient n'étaient pas min-
ces. Prétendre que la foi était nécessaire pour
qu'ils apportassent à l'âme chrétienne un bienfait
véritable, c'était leur ôter tout attrait aux yeux
du peuple; car la foi, ce n'est pas le pape qui la
donne; elle est hors de son pouvoir; elle ne pro-
cède que de Dieu. La déclarer nécessaire, c'était
donc enlever des mains de Rome et la spécula-
tion et ses profits. Luther, en attaquant ces deux
doctrines, avait imité Jésus-Chrisl. Dès le com-
PROPOSITIONS A RJÈTRACTER. SaS
mencement de son ministère, il avait renversé
les tables des changeurs et chassé les marchands
du temple. Ne faites pas de la maison de mon
père un lieu de marché, avait-il dit.
« Je ne veux point, pour combattre ces erreurs,
« continua Cajetan, invoquer l'autorité de saint
« Thomas et des autres docteurs scolastiques; je
« ne veux m'appuyer que sur la sainte Ecriture et
a parler avec toi en toute amitié. »
Mais à peine de Vio avait-il commencé à déve-
lopper ses preuves, qu'il s'écarta de la règle qu'il
avait déclaré vouloir suivre '. Il combattit la pre-
mière proposition de Luther par une extrava-
gante " du pape Clément, et la seconde par toutes
sortes d'opinions des scolastiques. La dispute s'é-
tablit d'abord sur cette constitution du pape en fa-
veur des indulgences. Luther, indigné de voir
quelle autorité le légat attribuait à un décret de
Rome, s'écria :
« Je ne puis recevoir de telles constitutions
comme des preuves suffisantes pour de si grandes
choses. Car elles tordent la sainte Écriture et ne
la citent jamais à propos.
DE Vio.
« Le pape a autorité et pouvoir sur toutes
choses.
Luther , vivement.
« Sauf l'Ecriture ^ !
1 L. 0pp. (L.)XVn, p. 180.
2 On nomme ainsi certaines constitutions des papes, re-
cueillies et ajoutées au corps du droit canon.
3 Salva Scriptura.
5a4 RÉPOiNSE DE LLTUER.
DE ViO , se moquant.
« Sauf l'Écriture!.... Le pape, ne le sais-tu pas?
est au-dessus des conciles; récemment encore il
a condamné et puni le concile de Bàle.
Luther.
« L'université de Paris en a appelé.
DE A lO.
« Messieurs de Paris en recevront la peine. »
La dispute entre le cardinal et Luther roula
ensuite sur le second point, savoir sur la foi que
Luther déclarait être nécessaire pour que les sa-
crements fussent utiles. Luther, suivant son ha-
bitude, cita plusieurs passages de l'Écriture en
faveur de l'opinion qu'il soutenait; mais le légat
les accueillit par des éclats de rire. « C'est de la
« foi générale que vous parlez là, )> dit-il. — «Non ! »
répondit Luther. — L'un des Italiens, maître des
cérémonies du légat, impatienté de la résistance
de Luther et de ses réponses, brûlait du désir de
parler. 11 voulait constamment prendre la parole,
mais le légat lui imposait silence. A la fin il dut
le réprimander si fort, que le maître des cérémo-
nies tout confus quitta la chambre ^
«Quant aux indulgences, dit Luther au légat,
si l'on peut me montrer que je me trompe , je suis
prêt à me laisser instruire. On peut passer là-dessus
sans être pour cela mauvais chrétien. Mais quant
à l'article de la foi, si je cédais quelque chose, ce
serait renier Jésus-Christ. Je ne puis donc ni ne
veux céder à cet égard , et , avec la grâce de Dieu,
Je ne céderai jamais.
1 L. Oi)p.(L.)XVlI,p. i8o.
RÉPONSE DE LUTH Fil. 3!^^
DE ViO , commençant à s'irriter.
«Que tu veuilles ou que tu ne veuilles pas, il
faut qu'aujourd'hui même tu rétractes cet article,
ou bien, pour cet article seul, je vais rejeter et
condamner toute ta doctrine.
Luther.
«Je n'ai pas d'autre volonté que celle du Sei-
gneur. Il fera de moi ce qu'il voudra. Mais quand
j'aurais quatre cents têtes, j'aimerais mieux les
perdre toutes, que de rétracter le témoignage que
j'ai rendu à la sainte fol des chrétiens.
de Vio.
«Je ne suis point venu ici pour disputer avec
loi. Rétracte, ou prépare-toi à souffrir les peines
que tu as méritées ^ «
Luther vit bien qu'il était impossible de ter-
miner la chose dans un entretien. Son adversaire
siégeait devant lui comme s'il était le pape lui-
même , et prétendait qu'il reçût humblement et
avec soumission tout ce qu'il lui disait, tandis
qu'il n'accueillait ses réponses , lors même qu'elles
étaient fondées sur l'Écriture sainte, qu'en haus-
sant les épaules, et en exprimant de toutes
manières l'ironie et le mépris. Il crut que le parti
le plus sage serait de répondre par écrit au car-
dinal. Ce moyen, pensait-il, laisse au moins aux
opprimés une consolation. D'autres pourront juger
de l'affaire, et l'adversaire injuste, qui par ses
clameurs reste maître du champ de bataille, peut
en être effrayé ^.
1 L. 0pp. (L.) XVII, p. i8o, 1 83, 206, etc.
2 L. Opp. (L.l p. 20g.
016 IL- SE RETIRE.
Luther ayant témoigné l'intention de se retirer :
«Veux-tu, lui dit le légat, que je te donne un
«sauf-conduit pour te rendre à Rome ? »
Rien n'eût été plus agréable à Cajetan que l'ac-
ceptation de cette offre. Il eût été débarrassé
ainsi d'une tâche dont il commençait à compren-
dre les difficultés , et Luther et son hérésie fussent
tombés en des mains qui auraient su y mettre bon
ordre. Mais le réformateur , qui voyait tous les
dangers dont il était environné, même à Augs-
bourg , se garda bien d'accepter une proposition
qui n'eût abouti qu'à le livrer, pieds et mains liés ,
à la vengeance de ses ennemis. Il la rejeta chaque
fois qu'il plut à de Vio de la renouveler, ce qui
arriva souvent. Le légat dissimula la peine que
lui causait le refus de Luther; il s'enveloppa de
sa dignité , et congédia le moine avec un sourire
de compassion, sous lequel il cherchait à cacher
son désappointement, et en même temps avec la
politesse d'un homme qui espère mieux réussir
une autre fois.
A peine Luther était-il dans la cour du palais,
que cet Italien babillard , ce maître des cérémo-
nies, que les réprimandes de son seigneur avaient
obligé de quitter la salle de la conférence, joyeux
de pouvoir parler, loin du regard de Cajetan,
et brûlant du désir de confondre par ses raisons
lumineuses cet abominable hérétique, courut après
lui, et commença, tout en marchant, à lui débi-
ter ses sophismes. Mais Luther, ennuyé de ce sot
personnage, lui répondit par une de ces paroles
mordantes qu'il avait si fort ;i commandement, et
IMPRESSION DES DEUX PARTS. 01']
le pauvre maître des cérémonies, tout confus,
lâcha la partie, et rentra honteux clans le palais
du cardinal.
Luther n'emportait pas une très-haute idée de
son adversaire. Il avait entendu de lui, comme il
l'écrivit plus tard à Spalatin , des propositions qui
étaient tout à fait contraires à la théologie, et
qui, dans la bouche d'un autre, auraient été re-
gardées comme archihérétiques. Et pourtant, de
Vio était estimé comme le pkis savant des Douii-
nicains. Le second après lui était Prierias. « On
«peut conclure de là, dit Luther, ce que doivent
« être ceux qui se trouvent au dixième ou au cCn-
« tième rang ^ ! »
D'un autre côté, la manière noble et décidée du
docteur de Wittemberg avait fort surpris le car-
dinal et ses courtisans. Au lieu d'un pauvre moine
réclamant son pardon comme une faveur, ils
avaient trouvé un homme libre, un chrétien
ferme, un docteur éclairé, qui demandait qu'on
appuyât des accusations injustes par des preuves,
et qui défendait victorieusement sa doctrine. Tout
le monde se récriait dans le palais de Cajetan sur
l'orgueil, l'obstination et l'effronterie de cet héré-
tique. Luther et de Vio avaient mutuellement
appris à se connaître, et l'un et l'autre se prépa-
raient à leur seconde entrevue.
Une surprise bien agréable attendait Luther à
son retour dans le couvent des Carmélites. Le
vicaire général de l'ordre des Augustins, son ami,
I L. Epp. I, 173.
5'^8 ARRIVKF DK STMIPITZ.
son père, Staupitz , était arrivé à Aiigsbounî.
N'ayant pu empêcher Luther de se rendre en cette
ville, Staupitz donnait à son ami une nouvelle et
touchante preuve de son attachement en s y ren-
dant lui-même, dans l'espérance de lui être utile.
Cet excellent homme prévoyait que la conférence
avecle légat aurait les conséquences les plus graves.
Ses craintes et l'amitié qu'il avait pour Luther l'agi-
taient également. Après une séance aussi pénible,
ce fut un rafraîchissement pour le docteur que de
serrer dans ses bras un ami aussi précieux. Il lui ra-
conta comment il lui avait été impossible d'obtenir
une réponse de quelque valeur, commenton s'était
contenté d'exiger de lui unerétractation, sans avoir
essayé de le convaincre. — «11 faut absolument, dit
«Staupitz, répondre au légat par écrit.»
D'après ce qu'il venait d'apprendre de la pre-
mière entrevue, Staupitz n'espérait rien des au-
tres. Il se détermina donc à un acte qu'il crut
désormais nécessaire; il résolut de délier Luther
de l'obéissance envers son ordre. Staupitz pensait
atteindre parla deux buts : si, comme tout le pré-
sageait, Luther succombait dans cette affaire, il
empêcherait ainsi que la honte de sa condamna-
tion ne rejaillît sur l'ordre entier ; et si le cardinal
lui ordonnait d'obliger Luther au silence ou à une
rétractation , il aurait une excuse pour ne la pas
faire *. — La cérémonie s'accomplit selon les for-
mes accoutumées. Luther sentit tout ce qu'il de-
I Darinn ihn D'' Staupitz von tlem Kloster-Geliorsnm ab-
solvirt. (Math. i5.)
COMMUNICAT. AU I.KGAT. SECONDE COMPARLT. ^HJ
vait désormais attendre. Son âme fut vivement
émue en voyant rompre desliens qu'il avait formés
dans rerjthousiasmc de sa jeunesse. L'ordre qu'il
a choisi le rejette. Ses protecteurs naturels s'éloi-
gnent. Déjà il devient étranger à ses frères. Mais,
({uoique son cœur soit saisi de tristesse à cette
pensée, il retrouve toute sa joie en portant ses
regards sur les promesses de ce Dieu fidèle qui a
dit: Je ne te délaisserai point ; je ne fabandon^
nerai point.
Les conseillers de l'Empereur ayant fait savoir
au légat , par Tévéque de Trente, que Luther était
muni d'un sauf-conduit impérial, et lui ayant fait
dire en même temps de ne rien entreprendre
contre le docteur, de Vio s'emporta et répondit
brusquement par ces paroles toutes romaines :
«C'est bien; mais je ferai ce que le pape com-
« mande'.» Nous savons ce que le pape avait
commandé.
VJI
Le lendemain ', on se prépara de part et d'au-
tre à la seconde entrevue qui paraissait devoir être
décisive. Les amis de Luther, résolus à l'accom-
pagner chez le légat, se rendirent au couvent des
Carmélites. Le doyen de Trente, Peutinger, l'un
et l'autre conseillers de l'Empereur, et Staupitz,
y arrivèrent successivement. Peu après, le docteur
I I. Opp. {L.)XVII, aoi.
1 Mercredi 12 orfohre.
L 34
53o DECLARATION DE LUTHER.
eut la joie de voir se joindre à eux le chevalier
Philippe de Feilitzsch et le docteur Ruhel , con-
seillers de l'Electeur, qui avaient reçu de leur
maître l'ordre d'assister aux conférences, et de
protéger la liberté de Luther. Ils étaient depuis la
veille à Augsbourg. Ils devaient se tenir à ses
côtés, dit Mathesius, comme à Constance le
chevalier de Chliim se tint aux côtés de Jean
Hus. Le docteur prit de plus un notaire, et, ac-
compagné de tous ces amis , il se rendit chez le
légat.
Dans ce moment , Staupitz s'approcha de lui : il
comprenait toute la situation de Luther; il savait
que si son regard n'était fixé sur le Seigneur, qui est
la délivrance de son peuple, il devait succomber :
« Mon cher frère, lui dit-il avec gravité , rappelez-
« vous constamment que vous avez commencé
« ces choses au nom du Seigneur Jésus-Christs»
Ainsi Dieu entourait son humble serviteur de
consolations et d'encouragements.
Luther, en arrivant chez le cardinal, y trouva
un nouvel adversaire : c'était le prieur des Domi-
nicains d'Augsbourg , qui était assis à côté de son
chef. Luther, conformément à la résolution qu'il
avait prise, avait écrit sa réponse. Les salutations
d'usage étant terminées , û lut d'une voix forte la
déclaration suivante :
« Je déclare que j'honore la sainte Eglise ro-
«maine, et que je continuerai à l'honorer. J'ai
'•( cherché la vérité dans des disputes publiques ,
i Seckcnd. , p. 1^7.
REPONSE DU LKGAT.
53 1
« et tout ce que j'ai dit, je le regarde , encore à
« cette heure , comme juste, véritable et chrétien.
« Cependant je suis homme, et je puis me trom-
« per. Je suis donc disposé à me laisser instruire
«et corriger dans les choses où je puis avoir erré.
<• Je me déclare prêt à répondre débouche, ou par
« écrit à toutes les objections et à tous les repro-
if ches que peut me faire le seigneur légat. Je me
«déclare prêt à soumettre mes thèses aux quatre
(( universités de Bâle, de Fribourg en Brisgau , de
« Louvain et de Paris, et à rétracter ce qu'elles
« déclareront erroné. En un mot , je suis prêt à
«tout ce qu'on peut exiger d'un chrétien. Mais je
« proteste solennellement contre la marche qu'on
« a voulu imprimer à cette affaire , et contre la
« prétention étrange de me contraindre à me
« rétracter sans m'avoir réfuté '. »
Sans doute rien n'était plus équitable que ces
propositions de Luther, et elles devaient mettre
très-fort dans l'embarras un juge auquel avait été
prescrit à l'avance le jugement qu'il devait ren-
dre. Le légat, qui ne s'était pas attendu à cette
protestation , chercha à cacher son trouble , en
affectant de rire de la chose, et en revêtant tous
les dehors de la douceur. «Cette protestation,
«dit-il à Luther, en souriant, n'est point néces-
«saire; je ne veux disputer avec toi ni en public
•< ni en particulier, mais je me propose d'arranger-
« l'affaire avec bonté et comme un père. » Toute la
politique du cardinal consistait à mettre de côté
I Losch^-r, 2, 46'V L. 0pp. fL.) XVII, i8i, 209.
34.
532 KKPONSE DU LEGAT.
les formes sévères de la justice, qui protège ceux
qui sont poursuivis , et à ne traiter la chose que
comme une affaire d'administration entre un
supérieur et son inférieur : voie commode en ce
qu'elle ouvre à l'arbitraire le champ le plus
vaste.
Continuant de l'air le plus affectueux : « Mon
« cher ami, dit de Vio , abandonne , je te prie, un
«dessein inutile; rentre plutôt en toi-même, re-
« connais la vérité, et je suis prêt à te réconcilier
«avec l'Église et le souverain évêque... Rétracte ,
«mon ami, rétracte, telle est la volonté du pape.
« Que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas ,
« peu importe 1 II te serait difficile de regimber
«contre l'aiguillon... »
Luther, qui se voyait traité comme s'il était
déjà un enfant rebelle et rejeté par l'Église, s'é-
cria : « Je ne puis me rétracter! mais je m'offre à
« répondre, et par écrit. Hier nous avons assez dé-
« battu ^ »
De Vio fut irrité de cette expression , qui lui
rappelait qu'il n'avait pas agi avec assez de pru-
dence; mais il se remit, et dit en souriant: « Dé-
« battu! mon cher fils; je n'ai pas débattu avec
« toi : je ne veux pas non pkis débattre; mais je
«suis prêt, pour plaire au sérénissime électeur
(Frédéric, à t'entendre et à t'exhorter amicale-
« ment et paternellement. »
Luther ne comprenait pas que le légat fût si
fort scandalisé de l'expression qu'il avait employée;
i DigladiatiHH, bataillé. (L. Kpp. I, p. i8i.)
VOLUBILITÉ DU LEGAT. 533
car, pensait-il, si je n'avais pas voulu parler avec
politesse , j'aurais du dire, non débattre , mais dis-
puter et quereller; car c'est vraiment ce que nous
avons fait hier.
Cependant, de Vio, qui sentait qu'en présence
des témoins respectables qui assistaient à la con-
férence , il fallait au moins paraître chercher à
convaincre Luther, en revint aux deux propositions
qu'il lui avait signalées comme des erreurs fon-
damentales, bien résolu à laisser le réformateur
prendre la parole le moins possible. Fort de sa
volubilité itahenne, il l'accable d'objections , aux-
quelles il n'attend pas la réponse. Tantôt il plai-
sante, tantôt il gronde; il déclame avec une cha-
leur passionnée ; il mêle les choses les plus bizarres;
il cite saint Thomas et Aristote; il crie et s'em-
porte contre tous ceux qui pensent autrement
que lui; il apostrophe Luther. Celui-ci plus de dix
fois veut prendre la parole ; mais le légat l'inter-
rompt aussitôt et l'accable de menaces. Rétracta-
tion ! rétractation ! voilà tout ce qu'il demande de
lui; il tonne, il règne, il veut seul parlera Stau-
pitz prend sur lui d'arrêter le légat. « Veuillez
« permettre, lui dit-il, que le docteur Martin ait
« le temps de vous répondre. » Mais le légat re-
commence ses discours : il cite les extravagantes
et les opinions de saint Thomas; il a pris son
parti de pérorer pendant toute l'entrevue. S'il ne
peut convaincre et s'il n'ose frapper, il prétend
du moins étourdir.
I (L. 0pp. (L.) XVII, p. i8i, 209.) Decies ferè cœpi ut lo-
qiicrer, loties riirsùs tonabat et soins regnabat.
534 DEMANDi: DE LLTHER.
Luther et Stanpitz virent clairement qu'il fallait
renoncer à l'espérance , non-seulement d'éclairer
de Vio par une discussion, mais encore de faire
une profession de foi utile. Luther en revint donc
à la requête qu'il avait faite au commencement
de la séance, et que le cardinal avait alors éludée.
Puisqu'il ne lui était pas permis de parler, il de-
mandait qu'il lui fût au moins permis d'écrire et
de remettre sa réponse écrite au légat. Staupitz
l'appuya; plusieurs autres assistants joignirent
leurs instances aux siennes, et Cajetan, malgré
toute sa répugnance pour ce qui est écrit, car il
se souvenait que les écrits restent, y consentit
enfin. On se sépara. L'espérance qu'on avait eue
de terminer l'affaire dans cet entretien, était
ajournée; il fallait attendre ce qui résulterait de
la conférence suivante.
La permission que le général des Dominicains
avait donnée à Luther de prendre du temps pour
répondre, et pour répondre par écrit, sur les
deux accusations clairement articulées qu'il lui
avait faites touchant les indulgences et la foi ,
n'était rien de plus que ce que la justice exigeait,
et pourtant nous devons en savoir gré à de Vio ,
comme d'une marque de modération et d'impar-
tialité.
Luther sortit de chez le cardinal, joyeux de ce
que sa demande lui était accordée. En allant chez
Cajetan, et en en revenant, il était l'objet de l'at-
tention publique. Tous les hommes éclairés s'in-
téressaient de son affaire, comme s'ils avaient dû
être jugés eux-mêmes. On sentait que c'était la
CK.VINTt Db. LLTllF.R.
5155
cause de l'Évangile, de la justice et de la liberté,
qui se plaidait alors à Augsbourg. Le bas peuple
seul tenait pour Cajetan, et il en donna sans
doute quelques marques significatives au réfor-
mateur, car celui-ci s'en aperçut'.
Il était toujours plus évident que le légat ne
voulait entendre de Luther que ces paroles : « Je
« rétracte; )> et Luther était résolu à ne pas les
prononcer. Quelle sera l'issue d'une lutte si iné-
gale ? Comment imaginer que toute la puissance
de Rome, aux prises avec un seul homme, ne
parviendra pas à l'écraser? Luther voit ces choses ;
il sent le poids de cette main terrible sous laquelle
il est venu se placer; il perd l'espérance de re-
tourner jamais à Wittemberg, de revoir son cher
Philippe, de se retrouver au milieu de cette jeu-
nesse généreuse dans les cœurs de laquelle il ai-
mait tant à répandre les semences de la vie. Il
voit l'excommunication suspendue sur sa tête, et
il ne doute nullement qu'elle ne vienne bientôt
le frapper^. Ces prévisions affligent son âme, mais
elles ne l'abattent point. Sa confiance en Dieu
n'en est pas ébranlée. Dieu peut briser l'instru-
ment qu'il lui a plu d'employer jusqu'à cette
lieure ; mais il maintiendra la vérité. Quoi qu'il
arrive, Luther doit la défendre jusqu'à la fin. Il
se met donc à préparer la protestation qu'il veut
présenter au légat. Il paraît qu'il y consacra une
partie de la journée du f3.
I L. Opp. (L.jXMl, 186.
V. Ihitl., i85.
53G TKOlSiKMi; COMPARUTION.
VIII.
Le vendredi , 1 4 octobre, Luther retourna chez
le cardinal, accompagné des conseillers de l'Élec-
teur. Les Italiens se pressaient comme à l'ordi-
naire autour de lui et assistaient en grand nombre
à la conférence. Luther s'avança et présenta au
légat sa protestation. Les gens du cardinal regar-
daient avec étonnement cet écrit, si audacieux à
leurs yeux. Voici ce que le docteur de Wittemberg
y déclarait à leur maître ^ :
« Vous m'attaquez sur deux points. D'abord ,
« vous m'opposez la constitution du pape Clé-
ce ment VI , dans laquelle il doit être dit que le
« trésor des indulgences est le mérite du Seigneur
«Jésus-Christ et des saints, ce que je nie dans
« mes thèses. »
« Panormitanus « (Luther désignait par ce nom
Ives, auteur du fameux recueil de droit ecclésias-
tique intitulé Panorinia , et évéque de Chartres à
la fin du onzième siècle), « Panormitanus déclare
« dans son premier livre , qu'en ce qui regarde la
« sainte foi, non-seulement un concile général,
« mais encore chaque fidèle , est au-dessus du
u pape, s'il peut citer des déclarations de l'Ecri-
« ture et des raisons meilleures que celles du pape '^.
1 L. 0pp. (L.) XVII, p. 187.
2 .... Ostendit in materia fidei , non modo générale con-
cilium esse super papam, sed etiam quemlibet fidelium, si me-
lioribus nitatur auctoiitate et ralione quàm papa. (L. Opp,
lat. I, p. 209.)
TRÉSOR DKS IN UU LGHNCES. SSy
« La voix de notre Seigneur Jésus-Christ s'élève
« beaucoup au-dessus de toutes les voix des hom-
« mes, quels que soient les noms qu'ils portent.
« Ce qui me cause le plus de peine et me donne
«le plus à penser, c'est que cette constitution
« renferme des doctrines tout à fait opposées à
« la vérité. Elle déclare que le mérite des saints
« est un trésor, tandis que toute l'Écriture témoi-
« gne que Dieu récompense bien plus richement
u que nous ne l'avons mérité. Le prophète s'écrie :
« Seigneur , ii entre point en jugement avec ton
« serviteur, car nul homme vivant ne sera trouvé
injuste devant toi ' ! Malheur aux hommes ,
« quelque honorable et quelque louable que
« leur vie puisse être, dit saint Augustin, s'il de-
ce vait être prononcé sur elle un jugement dont
a la miséricorde fût exclue ^ !
« Ainsi les saints ne sont pas sauvés par leurs
« mérites, mais uniquement par la miséricorde de
« Dieu , comme je l'ai déclaré. Je maintiens ceci
ce et j'y demeure ferme. Les paroles de l'Ecriture
ce sainte qui déclarent que les saints n'ont pas
« assez de mérites, doivent être mises au-dessus
'c des paroles des hommes qui affirment qu'ils en
ce ont trop. Car le pape n'est pas au-dessus, mais
ce au-dessous de la Parole de Dieu. «
Luther ne s'en tient pas là : il montre que si
les indulgences ne peuvent être le mérite des
saints, elles ne sont pas davantage le mérite de
i Psaume i43, a.
7 Confess. IX.
>38 LA toi. HU-^IBLE REQUÊTE.
Christ. 11 l'ait voir que les indulgences sont sté-
riles et sans fruit, puisqu'elles n'ont d'autre effet
que d'exempter les hommes de faire des bonnes
œuvres, telles que la prière et l'aumône. « Non,
>c s'écrie-t-il , le mérite de Christ n'est pas un
« trésor d'indulgences qui exempte du bien, mais
« un trésor de grâce qui vivifie. Le mérite de
« Christ est appliqué au fidèle sans indulgences,
« sans clefs, par le Saint-Esprit seul, et non par
« le pape. Si quelqu'un a une opinion mieux fon-
te dée que la mienne, ajoute-t-il en terminant ce
« qui regarde ce premier point , qu'il la fasse con-
vc naître , et alors je me rétracterai.
«J'ai affirmé, dit-il en en venant au second
« article, qu'aucun homme ne peut être justifié
« devant Dieu, si ce n'est par la foi , en sorte qu'il
" est nécessaire que l'homme croie avec une en-
« tière assurance qu'il a obtenu grâce. Douter de
« cette grâce, c'est la rejeter. La foi du juste est
« sa justice et sa vie'. »
Luther prouve sa proposition par une multi-
tude de déclarations de l'Écriture.
« Veuillez donc intercéder pour moi auprès de
« notre très-saint seigneur le pape Léon X, ajoute-
« t-il , afin qu'il ne me traite pas avec tant de dé-
« faveur Mon âme cherche la lumière de In
« vérité. Je ne suis pas tellement orgneillenx, tel-
« leinent désireux d'une vaine gloire, que j'aie
« honte de me rétracter si j'ai enseigné des choses
I .liistitia jusfi ol vita cjus, l'st fides cjiis. ^L. Opj). lai. I,
|> \> 11.,
RKPOjN'SK du LtG\T. 53()
« fausses. Ma plus grande joie sera de voir trioni-
« pher ce qui est selon Dieu. Seulement qu'on ne
<c me force pas à faire quoi que ce soit contre le
« cri de ma conscience. »
Le légat avait pris la déclaration des mains de
Luther. Après l'avoir parcourue, il lui dit froide-
ment : « Tu as fait là un verbiage inutile ; tu as
« écrit beaucoup de paroles vaines; tu as répondu
« follement aux deux articles, et tu as noirci ton
« papier d'un grand nomijre de passages de la
;< sainte Écriture , qui ne se rapportent point au
« sujet.» Puis, d'un air dédaigneux, de Vio jeta
la prosteslation de Luther, comme n'en faisant au-
cun cas, et recommençant sur le ton qui lui avait
assez bien réussi dans la dernière entrevue , il se
mit à crier de toutes ses forces que Luther devait
se rétracter. Celui-ci fut inébranlable. « Frère!
« frère! s'écrie alors de Vio en italien, la dernière
« fois tu as été très-bon , mais aujourd'hui tu es
« tout à fait méchant. » Puis le cardinal commence
un long discours, tiré des écrits de saint Thomas ;
il élève de nouveau de toutes ses forces la cons-
titution de Clément VI; il persiste à soutenir
qu'en vertu de cette constitution , ce sont les
mérites mêmes de Jésus-Christ qui sont distribués
aux fidèles par le moyen des indulgences. Il croit
avoir réduit Luther au silence : celui-ci prend
quelquefois la parole; mais de Vio gronde, tonne
sans cesse, et prétend, comme l'avant-veille , s'a-
giter seul sur le champ de bataille.
Celte manière avait pu avoir quelque succès
une première fois; mais Luther n'était iVAS homme
54o RÉPLIQUK 1)K LUTHER.
à la souffrir une seconde. Son indignation éclate
à la fin ; c'est à son tour de frapper d'étonnement
les spectateurs, qui le croient déjà vaincu par la
volubilité du prélat. Il élève sa voix retentissante,
il saisit l'objection favorite du cardinal, et lui
fait payer cher la témérité qu'il a eue d'entrer
en lutte avec lui. « Rétracte! rétracte! » lui répé-
tait de Vio, en lui montrant la constitution du
pape. « Eh bien! dit Luther, s'il peut être prouvé
« par cette constitution que le trésor des indul-
« gences est le mérite même de Jésus-Christ, je
« consens à rétracter, selon la volonté et le bon
« plaisir de Votre Eminence »
Les Italiens, qui n'attendaient rien de pareil,
ouvrent de grands yeux à ces paroles, et ne peu-
vent se contenir de joie de voir l'adversaire pris
enfin dans le filet. Pour le cardinal, il est comme
hors de lui; il rit tout haut, mais d'un rire auquel
se mêlent l'indignation et la colère; il s'élance, il
saisit le livre dans lequel est contenue la fameuse
constitution; il la cherche, il la trouve, et, tout
fier de la victoire dont il se croit sûr, il lit à haute
voix, avec fougue et tout haletant ^ Les Italiens
triomphent; les conseillers de l'Electeur sont in-
quiets et embarrassés; Luther attend son adver-
saire. Enfin, quand le cardinal en vient à ces pa-
roles : « Le Seigneur Jésus-Christ a acquis ce trésor
« par sa souffrance, » Luther l'arrête: «Très-digne
« Père, lui dit-il, veuillez bien considérer et mé-
« diter avec soin cette parole : // a acquis ^. Christ
I Lctjit ferveiis et anhelans. (L. Epp. I, p. i45.1
a Acqiiisivit. (Ibid.)
COLLIRE Dl LÉGAT. 54 1
« a acquis un trésor par ses mérites; les mérites
« ne sont donc pas le trésor; car, pour parler
(c avec les philosophes, la cause est autre chose
ce que ce qui en découle. Les mérites de Christ
« ont acquis au pape le pouvoir de donner de
« telles indulgences au peuple ; mais ce ne sont
« pas les mérites mêmes du Seigneur que la main
« du pontife distribue. Ainsi donc , ma conclu-
« sion est véritable, et cette constitution que
« vous invoquez avec tant de bruit, rend témoi-
« gnage avec moi à la vérité que je proclame, r.
De Vio tient encore le livre en ses mains ; ses
regards sont encore arrêtés sur le fatal passage :
il n'y a rien à repondre. Le voilà pris lui-même
dans le piège qu'il a tendu; et Luther l'y retient
d'une main puissante, à l'inexprimable étonne-
ment des courtisans italiens qui l'entourent. Le
légat voudrait éluder la difficulté ; mais il n'y a pas
moyen : il avait abandonné depuis longtem.ps et
les témoignages de l'Écriture , et les témoignages
des Pères; il s'était réfugié dans cette extravagante
de Clément VI, et l'y voilà pris. Cependant il est
trop fin pour laisser paraître son embarras. Vou-
lant cacher sa honte , le prince de l'Église change
brusquement de sujet, et se jette avec violence
sur d'autres articles. Luther, qui s'aperçoit de
cette manœuvre habile, ne lui permet pas de
s'échapper : il serre et ferme de tous côtés le ré-
seau qu'il a jeté sur le cardinal , et rend l'évasion
impossible : « Très-révérend Père , » dit-il avec une
ironie revêtue de toutes les apparences du res-
pect , « Votre éminence ne peut pourtant pas
jI[7. LliTIlliR SORT.
«penser que nous autres Allemands nous ne sa-
« chions pas la grammaire : être un trésor et ac-
te quérir un trésor sont deux choses très-différen-
« tes. ))
« Rétracte ! lui dit de Vio, rétracte! ou si tu ne
fc le fais, je t'envoie à Rome pour y comparaître
« devant les juges qui ont été chargés de prendre
« connaissance de ta cause. Je t'excommunie, toi ,
« tous tes partisans, tous ceux qui te sont ou te
t( deviendront favorables, et je les rejette de l'Église.
if Tout pouvoir m'a été donné à cet égard par le
« saint-siége apostolique ^. Penses-tu que tes pro-
'< tecteurs m'arrêtent? Timagines-tu que le pape
w se soucie de l'Allemagne? Le petit doigt du pape
« est plus fort que tous les princes allemands ne
« ie sont '^. «
« Daignez, répond Luther, envoyer au pape
'( Léon X , avec mes très-humbles prières , la ré-
« ponse que je vous ai remise par écrit. »
Le légat, à ces paroles, tout content de trouver
un moment de relâche, s'enveloppe de nouveau
dans le sentiment de sa dignité , et dit à Luther
avec fierté et colère :
« Rétracte-toi , ou ne reviens pas 3. »
Cette parole frappe Luther. Cette fois-ci il va
répondre autrement que par des discours : il s'in-
cline et il sort. Les conseillers de l'Électeur le
suivent. Le cardinal et ses Italiens , demeurés
I L. Opi). (L.)XVII, p. 197.
1 IbiJ. (W.) XXII, p. i33i.
3 Revoca aiit non rcverlero. (Ibitl. (L.i XVII. p. 2<!2.)
PREMIÈRE DÉFECTION. 54^
seuls, se regardent, tout confus d'une telle issue
du débat.
Ainsi le système dominicain, recouvert de l'éclat
de la pourpre romaine, avait orgueilleusement
éconduit son humble adversaire. iNIais Luthei-
sentait qu'il est une puissance, la doctrine chré-
tienne, la vérité, qu'aucune autorité, séculière,
ou spirituelle, ne saurait jamais subjuguer. Des
deux combattants, celui qui se retira demeura
maître du champ de bataille.
C'est ici le premier pas par lequel l'Eglise se
détacha de la papauté.
Luther et de Vio ne se revirent plus ; mais le
réformateur avait fait sur le légat une impression
puissante qui ne s'effaça jamais entièrement. Ce
que Luther avait dit sur la foi , ce que de Vio lut
dans des écrits postérieurs du docteur de Wittem-
berg, modifia beaucoup les sentiments du cardi-
nal. Les théologiens dé Rome virent avec surprise
et mécontentement ce qu'il avança sur la justifi-
cation, dans son commentaire sur l'Epître aux
Romains. La réformation ne recula pas, et ne se
rétracta pas; mais son juge, celui qui n'avait
cessé de s'écrier : Rétracte ! changea de vues , et
rétracta indirectement ses erreurs. Ainsi fut cou-
ronnée l'inébranlable fidélité du réformateur.
Luther retourna dans le monastère où il avait
trouvé l'hospitalité. Il était demeuré ferme; il
avait rendu témoignage à la vérité; il avait fait ce
qu'il lui appartenait de faire : Dieu fera le reste l
Son cœur était rempli de paix et de joie.
544 J>^ ^'ÏO ET STAUPITZ.
IX.
Cependant les nouvelles qu'on lui annonçait
n'étaient pas rassurantes; le bruit courait dans
toute la ville , que s'il ne voulait pas se rétracter,
on devait le saisir et le plonger dans un cachot.
T.e vicaire général de l'ordre, Staupitz lui-même,
assurait-on , devait y avoir consenti ^. Luther ne
peut croire ce qu'on dit de son ami. Non ! Staupitz
ne le trahira pas! Quant aux desseins du cardinal,
à en juger d'après ses propres paroles , il est dif-
ficile d'en douter. Cependant il ne veut pas fuir
devant le péril ; sa vie, comme la vérité elle-même ,
est en des mains puissantes, et malgré le danger
qui le menace , il se décide à ne pas quitter Augs-
hourg.
Le légat se repentit bientôt de sa violence ; il
sentit qu'il était sorti de son rôle, et il voulut
tâcher d'y rentrer. A peine Staupitz avait-il ter-
miné son dîner (c'était le matin que l'entrevue
avait eu lieu, et l'on dînait à midi), qu'il reçut
un message du cardinal, l'invitant à se rendre
chez lui. Staupitz y alla, accompagné de Wences-
las Link ^. Le vicaire général trouva le légat seul
avec Serra-Longa. De Vio s'approcha aussitôt de
Staupitz , et lui adressa les plus douces paroles.
« Tâchez donc, lui dit-il, de persuader votre moine
« et de l'engager à faire une rétractation. Vraiment
I L. Opp. (I..)XVn, p. 7My
1 Ibid. , p. '2o/|.
STAUPITZ ET LUTîrER. 545
a je suis d'ailleurs content de lui, et il n'a pas de
« meilleur ami que moi ^.»
StA-UPITZ.
«Je l'ai déjà fait, et je lui conseillerai encore
maintenant de se soumettre en toute humilité à
l'Église.
DE ViO.
« Il vous faut répondre aux arguments qu'il
tire de la sainte Ecriture.
Staupitz.
« Je dois vous avouer, Monseigneur, que cela
est au-dessus de mes forces ; car le docteur Martin
m'est supérieur et en esprit et en connaissance
des saintes Ecritures. »
Le cardinal sourit sans doute à cette franchise
du vicaire général. 11 savait du reste lui-même à
quoi s'en tenir sur la difficulté de convaincre Lu-
ther. Il continua, et dit à Staupitz et à Link:
« Savez-vous bien que comme partisans d'une
doctrine hérétique, vous êtes vous-mêmes exposés
aux peines de l'Église ?
Staupitz.
« Daignez reprendre la conférence avec Luther;
instituez une dispute publique sur les points con-
troversés.
DE V lO , frappé d'effroi à cette seule pensée.
« Je ne veux plus disputer avec cette bête; car
elle a dans la tête des yeux profonds et d'éton-
nantes spéculations ^. »
I L. Opp.(L.)XVII,p. i85.
a Ego nolo amplius cum hac bestia disputare. Habet enim
L 35
546 STAUPITZ ET LUTHER.
Staupitz obtint enfin du cardinal qu'il remet-
trait par écrit à Luther ce qu'il devait rétracter.
Le vicaire général retourna vers Luther. Ébranlé
parles représentations du cardinal, il essaya de
l'amener à quelque accommodement. « Réfutez
« donc, lui dit Luther, les déclarations de l'Écriture
«que j'ai avancées, w — «C'est au-dessus de mon
« pouvoir,» dit Staupitz. — « Eh bien, reprit Lu-
« ther, il est contre ma conscience de me rétracter,
« aussi longtemps qu'on n'aura pu m'expliquer
«ces passages de l'Écriture. Quoi! continua-t-il,
«le cardinal prétend, à ce que vous m'assurez,
« qu'il veut arranger ainsi l'affaire, sans qu'il
« y ait pour moi ni honte ni désavantage. Ah ! ce
« sont là des paroles romaines , qui signifient en
« bon allemand , que ce serait mon opprobre et
« ma ruine éternelle. Qu'a-t-il d'autre à attendre,
« celui qui , par crainte des hommes, et contre la
« voix de sa conscience, renie la vérité ' ?»
Staupitz n'insista pas; il annonça seulement à
Luther que le cardinal avait consenti à lui remet-
tre par écrit les points dont il demandait la rétrac-
tation. Puis, sans doute, il lui apprit la résolution
où il était de quitter Augsbourg , où il n'avait
plus rien à faire. Luther lui communiqua un des-
sein qu'il avait formé pour consoler et fortifier
leurs âmes. Staupitz promit de revenir, et ils se
séparèrent pour quelques instants.
Demeuré seul dans sa cellule, Luther tourna
profundos ociilos et mirabiles speculationes in capite suo.
(Myconius, p. 33.)
I L. Opp.(L.)XVIÏ,p. aïo.
LUTHER A SPALATIIN. 547
ses pensées vers des amis chers à son cœur. Il se
transporta à Weimar, à Wittemberg. Il désira in-
former l'Électeur de ce qui se passait , et , crai-
gnant d'être indiscret en s'adressant au prince
lui-même , il écrivit à Spalatin , et pria le chape-
lain de faire connaître l'état des choses à son maî-
tre. Il lui raconta toute l'affaire, jusqu'à la pro-
messe faite par le légat de donner par écrit les
points controversés, et il termina, en disant :
« C'est là qu'en est la chose ; mais je n'ai ni es-
te pérance ni confiance dans le légat. Je ne veux
« pas rétracter une seule syllabe. Je publierai la
«réponse que je lui ai remise, afin que s'il en
« vient à la violence, il soit couvert de honte dans
« toute la chrétienté ^ »
Puis, le docteur profita de quelques moments
qui lui restaient encore, pour donner de ses nou-
velles à ses amis de Wittemberg.
« Paix et félicité, écrivait-il au docteur Carlstadt.
« Acceptez ce peu de mots, comme si c'était une
« longue lettre ; car le temps et les événements
« me pressent. Une autre fois , je vous écrirai à
« vous et à d'autres plus longuement. Voilà trois
«jours que mon affaire se traite, et les choses
« en sont au point que je n'ai plus aucun espoir
« de retourner vers vous , et que je n'ai plus que
« l'excommunication à attendre. Le légat ne veut
« absolument pas que je dispute ni publique-
a ment ni en particulier. Il ne veut pas être pour
♦< naoi un juge, dit-il, mais un père; et pourtant
i L. Epp. 1, 149.
35.
548 LITIÎIR A CARLSTADT.
« il ne veut entendre de moi que ces paroles :
« Je me rétracte , et je reconnais que je me suis
cf trompé. Et moi , je ne veux pas les dire.
« Les périls de ma cause sont d'autant plus
« grands, qu'elle a pour juges, non-seulement des
« ennemis implacables, mais encore des hommes
« incapables de la comprendre. Cependant le Sei-
a gneur Dieu vit et règne : c'est à sa garde que
« je me recommande , et je ne doute pas que ,
« répondant aux prières de quelques âmes pieuses,
ce il ne m'envoie du secours j je crois sentir que
« l'on prie pour moi.
« Ou bien je retournerai vers vous sans qu'on
«m'ait fait du mal; ou bien, frappé d'excom-
« munication, je devrai chercher ailleurs un re-
« fuge.
«Quoi qu'il en soit, comportez-vous vaillam-
« ment, tenez ferme, et exaltez Christ intrépide-
« ment et avec joie...
« Le cardinal me nomme toujours son cher fils.
« Je sais ce qu'il en faut croire. Je suis néanmoins
« persuadé que je serais pour lui l'homme le plus
« agréable et le plus cher, si je voulais pronon-
« cer cette seule parole: Revoco , c'est-à-dire, je
« me rétracte. jNIais je ne deviendrai pas hérétique,
« en rétractant la foi qui m'a fait devenir chré-
M tien. Plutôt être chassé, maudit, brûlé, mis à
« mort...,
« Portez-vous bien, mon cher docteur, et mon-
« trez cette lettre à nos théologiens, à Amsdorff,
« à Philippe , à Otten , et aux autres , afin que
« vous priiez pour moi , et aussi pour vous ; car
L\ COMMUNION. S/jQ
s c'est aussi votre affaire qui se traite ici. C'est
« celle de la foi au Seigneur Jésus-Christ et de la
« grâce de Dieu ^ »
Douce pensée, qui remplit toujours de consola-
tion et de paix ceux qui ont rendu témoignage à
Jesus-Christ, à sa divinité et à sa grâce, quand le
inonde fait pleuvoir sur eux de toutes parts ses
jugements, ses exclusions et sa défaveur : « Notre
«affaire est celle de la foi au Seigneur! » Et que
de douceur aussi dans cette conviction qu'exprime
le réformateur: « Je sens que l'on prie pour moi ! »
La ré formation fut l'œuvre de la prière et de la
piété. La lutte de Luther et de Vio fut celle de
l'élément religieux , qui reparaissait plein de vie ,
avec les débris expirants de la dialectique raison-
neuse du moyen âge.
Ainsi s'entretenait Luther avec ses amis absents.
Bientôt Staupitz revint: le docteur Ruhel et le
chevalier de Feilitzsch, l'un et l'autre envoyés de
l'Électeur, arrivèrent aussi chez Luther, après avoir
pris congé du cardinal. Quelques autres amis de
l'Évangile se joignirent à eux. Luther, voyant ainsi
réunis ces hommes généreux , sur le point de se
disperser, et desquels il allait peut-être se séparer
lui-même pour toujours, leur proposa de célé-
brer tous ensemble la cène du Seigneur. Ils ac-
ceptent, et ce petit troupeau d'hommes fidèles
communie au corps et au sang de Jésus-Christ.
Quels sentiments remplissent le cœur de ces amis
du réformateur , dans le moment où , célébrant
I L. Epp. I, i5y.
55o LINK liï DE VIO.
avec lui l'eucharistie, ils pensent que c'est peut-être
la dernière fois qu'il lui sera pernois de le faire 1
Quelle joie et quel amour animent le cœur de
Luther, en se voyant si gracieusement reçu par
son Maître , dans le moment où les hommes le
repoussent ! Que cette cène dut être solennelle !
Que cette soirée dut être sainte ^ l
Le lendemain ^, Luther attendait les articles
que le légat devait lui envoyer. Mais, ne recevant
de lui aucun message, il pria son ami le docteur
Wenceslas Link de se rendre chez le cardinal. De
Vio reçut Link de la manière la plus affable , et
l'assura qu'il ne voulait agir qu'en ami. « Je ne re-
« garde plus, lui dit-il, le docteur Martin Luther
« comme un hérétique. Je ne veux point cette
« fois-ci l'excommunier, à moins qu'il ne me vienne
« d'autres ordres de Rome. J'ai envoyé sa réponse
« au pape par un exprès, w Puis, pour faire preuve
de ses bonnes dispositions, il ajoute : «Si ledoc-
« teur Luther voulait seulement rétracter ce qui
•t regarde les indulgences, l'affaire serait bientôt
« finie; car, pour ce qui concerne la foi dans les
« sacrements, c'est un article que chacun peut in-
« terpréter et entendre à sa manière. » Spalatin ,
qui rapporte ces paroles, ajoute cette remarque
maligne, mais juste : « Il résulte clairement de là
« que Rome recherche l'argent plus que la sainte
« foi et que le salut des âmes ^. »
Link revint chez Luther : il y trouva Staupitz ,
X L. 0pp. (L.) XVII , p. 178.
a Samedi 1 5 octobre.
3 L.Opp. (L.)XVII,p. 182.
DÉPART DE STAUPITZ ET DE LIKK. 55 1
et leur rendit compte de sa visite. Lorsqu'il rap-
porta la concession inattendue du légat : «Il eût
« valu la peine, dit Staupitz , que le docteur Wen-
« ceslas eût eu avec lui un notaire et des témoins,
« pour coucher par écrit cette parole; car si un
a tel dessein venait à être connu , cela porterait
« un grand préjudice aux Romains. »
Cependant, plus les paroles du prélat devenaient
douces, et moins les honnêtes Germains se con-
fiaient en lui. Plusieurs des hommes de bien
auxquels Luther avait été recommandé tinrent
conseil. «Le légat, dirent-ils, prépare quelque
« malheur par ce courrier dont il parle , et il est
« fort à craindre que vous ne soyez tous ensemble
« saisis et jetés en prison. »
Staupitz et Wenceslas se décidèrent donc à quit-
ter la ville ; ils embrassèrent Luther, qui persis-
tait à demeurer à Augsbourg, et partirent en
toute hâte , par deux routes différentes , pour se
rendre à Nuremberg , non sans ressentir bien
des inquiétudes sur le sort du témoin courageux
qu'ils laissaient derrière eux.
Le dimanche se passa assez tranquillement.
Mais Luther attendait en vain un message du lé-
gat : celui-ci ne lui faisait rien dire. Il résolut
enfin de lui écrire. Staupitz et Link, avant de
partir, l'avaient supplié de témoigner au cardinal
toute la condescendance possible. Luther n'a pas
encore essayé de Rome et de ses envoyés : il en
est à sa première épreuve. Si la condescendance
ne réussit pas, il pourra se tenir pour averti.
Maintenant du moins il en doit faire l'essai. Pour
552 LUTHER À. C A JET AN.
ce qui le concerne, il n'y a pas de jour qu'il ne
se condamne lui-même , qu'il ne gémisse sur la
facilité avec laquelle il se laisse entraîner à des
expressions dont la force dépasse la mesure con-
venable : pourquoi n'avouerait-il pas au cardinal
ce que tous les jours il avoue à Dieu? Luther
avait d'ailleurs un cœur facile à émouvoir et qui
ne soupçonnait pas le mal. Il prend donc la plume,
et, dans le sentiment d'une bienveillance respec-
tueuse, il écrit au cardinal ce qui suit^ :
« Très-digne père en Dieu, je viens encore une
« fois, non de vive voix , mais par écrit, supplier
« votre bonté paternelle de m'écouter avec fa-
« veur. Le révérend docteur Staupitz , mon très-
« cher père en Christ, m'a invité à m'humilier, à
« renoncer à mon propre sens, et à soumettre
« mon opinion au jugement d'hommes pieux et
« impartiaux. Il a aussi loué votre bonté pater-
« nelle et m'a tout à fait convaincu des sentiments
« favorables dont vous êtes animé à mon égard.
« Cette nouvelle m'a rempli de joie.
« Maintenant donc, très-digne père, je con-
« fesse, ainsi que je l'ai déjà fait auparavant, que
«je n'ai pas montré, comme on dit , assez de
« modestie, assez de douceur, ni assez de respect
« pour le nom du souverain pontife; et, bien que
« l'on m'ait grandement provoqué, je comprends
« qu'il eût été mieux pour moi de traiter l'affaire
« avec plus d'humilité , de débonnaireté et de vé-
« nération , et de ne pas répondre au fou selon sa
1 La lettre est datée du 17 octobre.
LUTHER \ CAJETAN. 553
tt folie, de peur de lui 'levenir semblable (Prover-
« bes, XXVI, 4)-
« Cela m'afflige fort et j'en demande pardon. Je
« veux en donner connaissance au peuple du haut
« de la chaire, comme au reste je l'ai déjà fait
« souvent. Je veux m'appliquer, avec la grâce de
« Dieu, à parler autrement. Il y a plus : je suis
« prêt à promettre, sans qu'on me le demande,
« de ne plus dire un seul mot sur le sujet des in-
« dulgences , si cette affaire est arrangée. Mais
« aussi, que ceux qui m'ont porté à la commen-
« cer, soient obligés, de leur côté, à se modérer
« désormais dans leurs discours ou à se taire.
« Pour ce qui regarde la vérité de ma doctrine,
«< l'autorité de saint Thomas et des autres docteurs
« ne saurait me suffire. Tl faut que j'entende , si
'< j'en suis digne, la voix de l'épouse , qui est l'E-
« glise. Car il est certain qu'elle entend la voix
« de l'époux, qui est Christ.
« Je prie donc, en toute humilité et soumission,
« votre amour paternel de référer toute cette ma-
« tière, si incertaine jusqu'à cette heure, à notre
« très-saint seigneur Léon X, afin que l'Eglise dé-
« cide, prononce, ordonne, et que l'on puisse se
« rétracter avec une bonne conscience ou croire
« avec sincérité '. »
En lisant cette lettre, une réflexion se présente
encore. On voit que Luther n'agissait point piir
suite d'un système formé à l'avance, mais unique-
ment en vertu de convictions imprimées succes-
1 L. 0pp. (L.) 198.
554 SILENCE DU CARDINAL.
sivement dans son esprit et dans son cœur. Bien
loin qu'il y eût chez lui système arrêté, opposi-
tion calculée, il était parfois, sans s'en douter, en
contradiction avec lui-même. D'anciennes convic-
tions régnaient encore dans son esprit, bien que
des convictions opposées y eussent déjà pris
place. Et cependant , c'est dans ces marques de
sincérité et de vérité qu'on est allé chercher des
armes contre la réforme; c'est parce qu'elle a suivi
cette loi obligatoire de progrès , qui est imposée
en toutes choses à l'esprit humain, qu'on a écrit
l'histoire de ses variations; c'est dans les traits
mêmes qui montrent sa sincérité, et qui par con-
séquent la rendent honorable, que l'un des gé-
nies chrétiens les plus éminents a trouvé ses ob-
jections les plus puissantes M.... Inconcevables
aberrations de l'esprit de l'homme !
Luther ne reçut pas de réponse à sa lettre. Ca-
jetan et ses courtisans, après s'être si fort agités ,
étaient devenus tout à coup immobiles. Quelle
pouvait en être la raison ? Ne serait-ce pas le calme
qui précède un orage? Quelques-uns sont de l'a-
vis de Pallavicini : « Le cardinal s'attendait, re-
« marque-t-il, à ce que le moine orgueilleux, sem-
« blable à un soufflet enflé, perdrait peu à peu
« le vent dont il était rempli et deviendrait tout à
« fait humble ^. » D'autres , pensant mieux con-
naître les voies de Rome, se croient assurés que
le légat veut se saisir de .Luther, mais que, n'o-
X Hist. des variations, de Bossuet. (Livre I, p. a5, etc.)
"i. Ut foUis ille ventosa elatione distentus.... (p. l\o.)
SILENCE DU CARDINAL. 555
sant en venir tle lui-même à de telles extrémités,
à cause du sauf-conduit impérial, il attend de
Rome la réponse à son message. D'autres encore
ne peuvent pas admettre que le cardinal veuille
attendre si longtemps. L'empereur Maximilien,
disent-ils, et ceci pourrait bien être la vérité, ne
se fera pas plus scrupule de livrer Luther au ju-
gement de l'Église, malgré le sauf-conduit, que
Sigismond ne s'en est fait de livrer Hus au concile
de Constance. Le légat est peut-être maintenant
en négociation avec l'Empereur. L'autorisation de
Maximilien peut arriver à toute heure. Autant il
montrait auparavant d'opposition au pape , au-
tant, dans ce moment, et jusqu'à ce que la cou-
ronne impériale ceigne la tête de son petit-fils ,
semble-t-il le flatter. Il n'y a pas un instant à per-
dre. « Préparez , disent à Luther les hommes gé-
« néreux qui l'entourent , préparez un appel au
« pape, et quittez Augsbourg sans retard. »
Luther, dont la présence dans cette ville est
depuis quatre jours tout à fait inutile, et qui a
suffisamment montré, en restant après le départ
des conseillers saxons envoyés par l'Electeur pour
veiller à sa sûreté, qu'il ne craint rien et qu'il est
prêt à répondre à tout, se rend enfin aux vœux
de ses amis. Mais auparavant il veut instruire de
Vio de son dessein; il lui écrit le mardi, veille de
son départ. Cette seconde lettre est plus ferme
que la première. 11 semble que Luther, voyant
que toutes ses avances sont vaines , commence à
relever la tête, dans le sentiment de son droit et
de l'injustice de ses ennemis.
556 ADIEUX DE LUTHER,
«Très -digne père en Dieu, écrit-il à de Vio^
« votre bonté paternelle a vu, oui vu, dis-je , et
« suffisamment reconnu mon obéissance. J'ai en-
« treprisun si lointain voyage, au milieu de grands
c( dangers, avec une grande faiblesse de corps,
« et malgré mon extrême pauvreté; sur l'ordre de
« notre très-saint seigneur Léon X, j'ai comparu
« en personne devant Votre Éminence ; enfin, je
« me suis jeté aux pieds de Sa Sainteté, et j'attends
« maintenant ce qui lui semblera bon , prêt à re-
« connaître son jugement, soit qu'il me condamne,
« soit qu'il me justifie. J'ai donc le sentiment de
« n'avoir rien omis de ce qui est bienséant à un
« fils obéissant de l'Église.
« Je pense en conséquence ne pas devoir pro-
« longer ici inutilement mon séjour; cela me serait
•(d'ailleurs impossible; je manque de ressources;
cf et votre bonté paternelle m'a commandé d'une
« voix élevée de ne plus paraître devant ses yeux,
« si je ne voulais pas me rétracter.
« Ainsi donc, je pars au nom du Seigneur, vou-
« lant chercher s'il me sera possible de me rendre
« dans quelque lieu où je puisse vivre en paix-
« Divers personnages plus importants que moi
« m'ont invité à en appeler de votre bonté pater-
« nelle, et même, de notre très-saint seigneur
« Léon X, mal informé, à lui-même mieux informé.
« Bien que je sache qu'un tel appel sera beaucoup
« plus agréable à notre sérénissime Électeur qu'une
«rétractation, néanmoins, si je n'avais dû consul-
« ter que moi-même, je ne l'aurais pas fait Je
« n'ai commis aucune faute , je ne dois donc rien
« craindre. »
t)KPART. 5^7
Luther ayant écrit cette lettre, qui ne fut re-
mise au légat qu'après son départ, se disposa à
quitter Augsbourg. Dieu l'y avait gardé jusqu'à
cette heure , et son cœur en louait le Seigneur ;
mais il ne devait pas tenter Dieu. Il embrassa ses
amis, Peutinger, Langemantel , les Adelman,
Auerbach et le prieur des Carmélites , qui lui avait
donné une hospitalité si chrétienne. Le mercredi,
avant le jour, il était levé et prêt à partir. Ses
amis lui avaient recommandé de prendre beaucoup
de précautions, de peur que, remarquant son
dessein , on n'y mît obstacle. Il suivit autant qu'il
le put ces conseils. Un bidet, que Staupitz lui
avait laissé, fut amené devant la porte du couvent.
Encore une fois il dit adieu à ses frères; puis il
monte et part , sans avoir de bride pour son che-
val , sans bottes , sans éperons , sans armes. Le
magistrat de la ville lui avait donné pour l'accom-
pagner un huissier à cheval, qui connaissait parfai-
tement les chemins. Ce serviteur le conduit , au
milieu des ténèbres, par les rues silencieuses d' Augs-
bourg. Ils se dirigent vers une petite porte prati-
quée dans le mur de la ville. L'un des conseillers,
Langemantel, avait donné ordre qu'elle lui fût
ouverte. Il est encore en la puissance du légat. La
main de Rome peut encore s'étendre sur lui. Sans
doute si les Italiens savaient que leur proie leur
échappe, ils pousseraient un cri de fureur. Qui
sait si l'adversaire intrépide de Rome ne sera pas
encore saisi et plongé dans un cachot? Enfin
Luther et son guide arrivent à la petite porte : ils
la passent. Ils sont hors d'Augsbourg, et bientôt
558 APPEL AU PAPE.
ils lancent leurs chevaux au galop et s'éloignent
en toute hâte.
Luther, en partant, avait laissé son appel au
pape entre les mains du prieur de Pomesaw. Ses
amis n'avaient pas été d'avis de le remettre au
légat. Le prieur était chargé de le faire afficher,
deux ou trois jours après le départ du docteur,
à la porte de la cathédrale , en présence d'un no-
taire et de témoins. C'est ce qui eut lieu.
Luther, dans cet écrit, déclare qu'il en appelle
du très-saint père le pape, mal informé, au très-
saint seigneur et père en Christ, Léon X"^ du nom,
par la grâce de Dieu, mieux informé ^ Cet appel
avait été dressé dans le style et les formes voulus ,
par le ministère du notaire impérial Gall de Her-
brachtingen, en présence des deux moines au-
gustins Barthélémy Utzmair et Wenzel Steinbies.
Il était daté du i6 octobre.
Quand le cardinal apprit le départ de Luther^
il s'en étonna ; et même , à ce qu'il assure dans
une lettre à l'Électeur, il s'en effraya et il s'en
épouvanta. En effet, il y avait de quoi l'irriter.
Ce départ , qui mettait fin d'une manière si brus-
que à toutes les négociations, déjouait les espé-
rances dont son orgueil s'était si longtemps flatté.
Il avait ambitionné l'honneur de guérir les plaies
de l'Église, de rétablir en Allemagne l'influence
chancelante du pape; et non-seulement l'héréti-
que lui échappait sans qu'il l'eût puni, mais même
sans qu'il fut parvenu à l'humilier. La conférence
t Melius informandnni. (L. 0pp. lat. I, p. 219}
FUITE DE LUTHER. 55^
n'avait servi qu'à mettre dans un plus grand jour,
d'un côté la simplicité, la droiture, la fermeté de
Luther, et de l'autre, la conduite impérieuse et
déraisonnable du pape et de son ambassadeur.
Puisque Rome n'y avait rien gagné, elle devait y
perdre; son autorité, n'ayant pas été raffermie,
devait avoir reçu un nouvel échec. Que va-t-on
dire au Vatican? Quels messages vont arriver de
Rome? On oubliera les difficultés de sa situation;
on imputera à son inhabileté la mauvaise issue
de cette affaire. Serra-Longa et les Italiens sont
furieux de se voir, eux gens si habiles, déjoués
par un moine allemand. De Vio a peine à cacher
son irritation. Un tel affront crie vengeance, et
nous le verrons bientôt exhaler sa colère dans sa
lettre à l'Électeur.
X.
Luther continuait , avec son guide , à fuir loin
d'Augsbourg. Il pressait son cheval et le faisait
aller aussi vite que le permettaient les forces du
pauvre animal. Il se rappelait la fuite réelle ou
supposée de Jean Hus , la manière dont on l'attei-
gnit, et l'assertion de ses adversaires, qui préten-
dirent que Hus ayant , par cette fuite , annulé le
sauf-conduit de l'Empereur, on avait eu le droit
de le condamner aux flammes ^ Cependant, ces
inquiétudes ne firent que traverser le coeur de Lu-
ther. Sorti de la ville où il a passé dix jours sous
1 Weissmann , Hist. Eccl. I , p. laS?.
56o FUITE DE LUTHER.
la main terrible de Rome, qui a déjà écrasé tant
de milliers de témoins de la vérité et fait rejaillir
autour d'elle tant de sang, maintenant qu'il est
libre, qu'il respire l'air pur des champs , qu'il
traverse les villages et les campagnes, qu'il se voit
admirablement délivré par le bras du Seigneur
toute son âme bénit l'Éternel. C'est bien lui qui
peut dire à cette heure : Notre âme est échappée ,
comme V oiseau , du filet des oiseleurs. Le filet a été
rompu, et nous sommes échappés... Notre aide soit
au nom de l'Eternel qui a fait les deux et la terre V'
Le cœur de Luther est ainsi rempli de joie. Mais
ses pensées se reportent aussi sur de Vio : « Le
« cardinal, se dit-il, aurait aimé m'avoir entre ses
« mains et m'envoyer à Rome. Il est sans doute
« chagrin que je lui aie échappé. Il s'imaginait
« qu'il était maître de moi à Augsbourg; il croyait
« m'avoir : mais il tenait l'anguille par la queue.
« N'est-ce pas une honte que ces gens m'estiment
«à un si haut prix? Ils donneraient plusieurs
« écus pour m'avoir, tandis que notre Seigneur
« Jésus - Christ a été vendu à peine trente pièces
M d'argent^.»
Luther fit ce premier jour quatorze lieues. Le
soir, arrivé à l'auberge où il voulait passer la nuit,
il était si fatigué ( son cheval avait un trot très-
dur, nous dit un historien), que, descendu de
cheval, il ne put se tenir debout et il s'étendit sur
la paille. Il goûta néanmoins quelque repos. Le
1 Ps. 124-
2 L. 0pp. (L.) XVII, p. 202.
ADMIRATIOJV. 5(
)l
lendemain il continua son voyage. Il trouva à Nu-
remberg Staupitz qui y visitait les couvents de
son ordre. Ce fut dans cette ville qu'il vit pour la
première fois le bref que le pape avait envoyé à
Cajetan à son sujet. Il en fut indigné, et il est
bien probable que s'il avait pu lire ce bref avant
son départ de Wittemberg, il n'eut jamais com-
paru devant le cardinal. « Il est impossible de
« croire, dit-il, que quelque chose de si monstrueux
te soit émané d'un souverain pontife ^ »
Partout sur la route Luther était l'objet de
l'intérêt général. 11 n'avait cédé en rien. Une telle
victoire, remportée par un moine mendiant sur
un représentant de Rome, remplissait d'admira-
tion tous les cœurs. L'Allemagne semblait vengée
des mépris de l'Italie. La Parole éternelle a été
plus honorée que la parole du pape. Cette vaste
puissance, qui depuis tant de siècles dominait le
monde, a reçu im formidable échec. La marche de
Luther fut un triomphe. On s'applaudissait de l'o-
piniâtreté de Rome, dans l'espoir qu'elle amènerait
sa chute. Si elle n'avait pas voulu conserver des
gains honteux, si elle avait été assez sage pour ne
pas mépriser les Allemands, si elle avait réformé
de criants abus, peut-être, selon les vues hu-
maines, tout fût-il rentré dans cet état de mort
duquel Luther s'était réveillé. Mais la papauté ne
veut pas céder; et le docteur se verra contraint
d'amener à la lumière bien d'autres erreurs, et
i Epp. I , p. i6G.
L 36
5()'^. DÉSrR DE LUTHER.
d'avancer clans la connaissance et dans la mani-
festation de la vérité.
Luther arriva le 26 octobre àGrœfenthal,situé à
l'extrémité des forets de la Thuringe. Il v rencon-
tra le comte Albert de Mansfeld , le même qui
l'avait si fort dissuadé de se rendre à Augsbourg.
Le comte rit beaucoup en voyant son singulier
équipage. Il s'empara de lui^ et l'obligea à devenir
son hôte. Bientôt Luther se remit en route.
Il se hâtait , désirant être à Wittemberg le 3 1
octobre, dans la pensée que l'Électeur s'y trou-
verait pour la fête de tous les saints , et qu'il
pourrait l'y voir. Le bref qu'il avait lu à Nurem-
berg lui avait révélé tout le danger de sa situa-
tion. En effet, déjà condamné à Rome, il ne
pouvait espérer ni de demeurer k Wittemberg ,
ni d'obtenir un asile dans un couvent , ni de se
trouver quelque autre part en paix et en sûreté.
La protection de l'Electeur pourrait peut-être le
défendre; mais il était loin d'en être assuré. Il ne
pouvait plus rien attendre des deux amis qu'il
avait eus jusqu'alors à la cour de ce prince. Stau-
pitz avait perdu la faveur dont il avait longtemps
joui, et quittait la Saxe. Spalatin était aimé de
Frédéric, mais il n'avait pas sur lui une grande
influence. L'Électeur lui-même ne connaissait pas
assez la doctrine de l'Évangile pour s'exposer , à
cause d'elle, à des périls manifestes. Cependant
Luther pensa qu'il n'avait rien de mieux à faire
que de retourner à Wittemberg, et d'y attendre
ce que le Dieu éternel et miséricordieux décide-
LK LtG.VT A L LLJ.CTr.LR. 5G'3
rait de lui. Si, comme c'était la pensée de plu-
sieurs , on le laissait tranquille , il voulait se
donner tout entier à l'étude et à l'enseignement
de la jeunesse '.
Luther fut de retour à Wittemberg le 3o oc-
tobre. Il s'était hâté inutilement. Ni l'Electeur ni
Spalatin n'étaient venus pour la fête. Ses amis
furent tout joyeux en le revoyant parmi eux. Il
s'empressa d'annoncer le même jour son arrivée
à Spalatin : « Je suis revenu aujourd'hui à Wit-
« temberg sain et sauf, par la grâce de Dieu , lui
« dit-il; mais combien de temps j'y resterai, c'est
a ce que j'ignore... Te suis rempli de joie et de
« paix, en sorte que je m'étonne fort que l'épreuve
« que j'endure puisse paraître si grande à tant de
« grands personnages.))
De Vio n'avait pas attendu longtemps, après le
départ de Luther, pour exhaler auprès de l'Elec-
teur toute son indignation. Sa lettre respire la
vengeance. Il rend compte à Frédéric de la con-
férence, avec un air de confiance: «Puisque le
« frère Martin, dit-il en terminant, ne peut être
« amené par des voies paternelles à reconnaître
« son erreur, et à demeurer fidèle à l'Eglise ca-
« tholique, je prie Votre Altesse de l'envoyer à
« Rome, ou de le chasser de ses Etats. Sachez bien
a que cette affaire difficile, méchante et pleine de
« venin, ne peut durer longtemps encore; car dès
« que j'aurai fait connaître à notre très-saint sei-
« gneur tant de ruse et de malice, on en aura
I L. 0pp. (L.)XVH, p. t83.
30.
5^4 LUTHER A l/ÉLECTEUR.
« bientôt fini. » Dans un post-scriptum, écrit de sa
propre main , le cardinal sollicite l'Électeur de ne
pas souiller honteusement son honneur et celui
de ses illustres ancêtres, pour un misérable petit
frère ^
Jamais peut-être l'âme de Luther ne fut rem-
plie d'une plus noble indignation , que lorsqu'il
lut la copie de cette lettre que l'Électeur lui en-
voya. Le sentiment des souffrances qu'il est des-
tiné à endurer, le prix de la vérité pour laquelle
il combat, le mépris que lui inspire la conduite
du légat de Rome , remplissent à la fois son cœur.
Sa réponse, écrite dans cette agitation d'âme, est
pleine de ce courage, de cette élévation , de cette
foi, qu'on retrouve toujours en lui dans les épo-
ques les plus difficiles de sa vie. Il rend compte,
à son tour, de la conférence d'Augsbourg ; il ex-
pose ensuite la conduite du cardinal , puis il con-
tinue ainsi :
« Je voudrais répondre au légat à la place de
« l'Électeur :
« Prouve que tu parles avec science, lui dirais-
« je; qu'on couche par écrit toute l'affaire : alors
« j'enverrai le frère Martin à Rome, ou bien je le
« ferai moi-même saisir et mettre à mort. Je pren-
« draî soin de ma conscience et de mon honneur,
« et je ne permettrai pas qu'aucune tache vienne
« souiller ma gloire. Mais aussi longtemps que ta
« science certaine fuit la lumière et ne se fait con-
« naître que par des clameurs , je ne puis ajouter
« foi aux ténèbres.
i L. Opp. (L.) XVII, p. 2o3.
LUTHER A LÉLECïEUJi. 565
« C'est ainsi que je voudrais répondre , très-
« excellent prince.
« Que le révérend légat , ou le pape lui-même ,
« spécifient par écrit mes erreurs; qu'ils exposent
« leurs raisons; qu'ils m'instruisent, moi qui dé-
« sire être instruit, qui le demande, qui le veux,
« qui l'attends , tellement qu'un Turc même ne
« refuserait pas de le faire. Si je ne me rétracte
i< pas, et ne me condamne pas, quand on m'aura
« prouvé que les passages que j'ai cités doivent
« être compris autrement que je ne l'ai fait, alors,
« ô très-excellent Électeur, que Votre Altesse soit
« la première à me poursuivre et à me chasser ;
« que l'Université me repousse et m'accable de sa
w colère... Il y a plus, et j'en prends à témoin le
« ciel et la terre , que le Seigneur Jésus-Christ me
« rejette et me condamne!... Les paroles que je
« dis ne me sont pas dictées par une présomption
« vaine, mais par une inébranlable conviction. Je
« veux que le Seigneur Dieu me retire sa grâce ,
« et que toute créature de Dieu me refuse sa fa-
« veur, si, lorsqu'on m'aura montré une meilleure
« doctrine, je ne l'embrasse pas.
« S'ils me méprisent trop, à cause de la bassesse
« démon état, moi pauvre petit frère mendiant,
« et s'ils refusent de m'instruire dans le chemin
« de la vérité , que Votre Altesse prie le légat de
« lui indiquer par écrit en quoi j'ai erré; et s'ils
« refusent cette faveur à Votre Altesse même^ qu'ils
« écrivent leur pensée, soit à Sa Majesté Impériale,
« soit à quelque archevêque de l'Allemagne. Que
« dois-je, que puis-je dire de plus?
^66 LUTHER A l'ÉLLCTJiLR.
« Que Votre Altesse écoute la voix de sa cons-
« cience et de son honneur, et ne m'envoie pas à
« Rome. Aucun homme ne peut vous le comman-
« der; car il est impossible que je sois en sûreté
« dans Rome. Le pape lui-même n'y est pas en sù-
« reté. Ce serait vous ordonner de trahir le san»
« d'un chrétien. Ils y ont du papier, des plumes
« et de l'encre; ils y ont aussi des notaires en
'c nombre infini. Il leur est facile d'écrire en quoi
« et pourquoi j'ai erré. Absent , il en coûtera moins
w de m'instruire par écrit, que, présent, de me
« faire mourir par ruse.
« Je me résigne à l'exil. Mes adversaires me
« tendent de tous côtés des pièges, en sorte que
« je ne puis nulle part vivre en sûreté. Afin qu'il
« ne vous arrive aucun mal à mon sujet, j'aban-
« donne, au nom de Dieu, vos États. Je veux aller
« où le Dieu éternel et miséricordieux veut m'a-
« voir. Qu'il fasse de moi ce qu'il voudra !
« Ainsi donc, SérénissimeEIecteur,je vous salue
« avec vénération; je vous recommande au Dieu
« éternel, et je vous rends d'immortelles actions
« de grâces pour tous vos bienfaits envers moi.
« Quel que soit le peuple au milieu duquel je de-
« meurerai à l'avenir, je me souviendrai éternel-
« lement de vous, et je ])rierai sans cesse avec
« reconnaissance pour votre bonheur et pour ce-
« lui des vôtres '... Je suis encore, grâce. à Dieu,
« plein de joie, et je le bénis de ce que Christ, le
1 El;o eiiiui iibiciiinque eio gentium, illuslrissiniie Domi-
nationis luaenunqiiain non cro memor... (r>. Epp. I, 187.)
LÉLECTELlR Âl LÉGAT. 667
t fils de Dieu , me juge digne de souffrir dans une
« cause si sainte. Qu'il garde éternellement Votre
« Altesse illustre! Amen.»
Cette lettre , si pleine de vérité , fit une pro-
fonde impression sur l'Électeur. « 11 fut ébranlé
« par une lettre très-éloquente, » dit Maimbourg.
Jamais il n'eût pensé à livrer un innocent entre
les mains de Rome; peut-être eût-il invité Luther
a se tenir quelque temps caché , mais il ne vou-
lut pas même avoir l'apparence de céder en quel-
que manière aux menaces du légat. H écrivit à
son conseiller Pfeffinger, qui se trouvait auprès
de l'Empereur, de faire connaître à ce prince le
véritable état des choses , et de le supplier d'écrire
à Rome, qu'on mît fin à cette affaire, ou du moins
qu'on la fit juger en Allemagne par des juges im-
partiaux ^
* Quelques jours après, l'Électeur répondit au
légat : « Puisque le docteur Martin a paru devant
« vous à Augsbourg, vous devez être satisfait.
« Nous ne nous étions pas attendu à ce que, sans
« l'avoir convaincu, vous prétendriez le contrain-
« dre à se rétracter. Aucun des savants qui se
« trouvent dans nos principautés ne nous a dit
« que la doctrine de Martin fût impie, antichré-
« tienne et hérétique. » Le prince refuse ensuite
d'envoyer Luther à Rome, et de le chasser de ses
États.
Cette lettre , qui fut communiquée à Luther, le
remplit de joie. «Bon Dieu! écrivit-il à Spalatin ,
i I., Opp. (I..)XY11, p. .4/, 4.
568 PROSPÉRITÉ DE l'université.
« avec quelle joie je l'ai lue et relue! Je sais quelle
(c confiance on peut avoir en ces paroles , pleines
« à la fois d'une force et d'une modestie si admi-
« râbles. Je crains que les Romains ne compren-
« nent pas tout ce qu'elles signifient; mais ils
« comprendront du moins que ce qu'ils croyaient
« déjà fini , n'est pas même commencé. Veuillez
« présenter au prince mes actions de grâces. Il
« est étrange que celui ( de Vio ) qui, il y a peu
« de temps encore, était moine mendiant comme
« moi , ne craigne pas d'aborder sans respect les
«princes les plus puissants, de les interpeller,
« de les menacer, de leur commander, et de les
« traiter avec un inconcevable orgueil. Qu'il ap-
te prenne que la puissance temporelle est de Dieu,
« et qu'il n'est pas permis d'en fouler aux pieds
«c la gloire ^ m
Ce qui avait sans doute encouragé Frédéric à
répondre au légat sur un ton auquel celui-ci ne
s'était pas attendu, c'était une lettre que l'uni-
versité de Wittemberg lui avait adressée. Elle avait
de bonnes raisons pour se prononcer en faveur
du docteur; car elle florissait de plus en plus, et
elle éclipsait toutes les autres écoles. Une foule
d'étudiants y accouraient de toutes les parties de
l'Allemagne, pour entendre cet homme extraor-
dinaire , dont les enseignements paraissaient ou-
vrir à la religion et à la science une ère nouvelle.
Ces jeunes gens, venus de toutes les provinces,
s'arrêtaient au moment où ils découvraient dans
1 L. Ep))- I , p. lyS-
PENSÉKS I)K DEPART. 56c)
le lointain les clochers de Wittembêrg ; ils élevaient
alors leurs mains vers le ciel , et ils louaient Dieu
de ce qu'il faisait luire de cette ville, comme autre-
fois de Sion, la lumière de la vérité, et l'envoyait
jusqu'aux contrées les plus éloignées ^ Une vie,
une activité, inconnue jusque-là, animait l'uni-
versité. « On s'excite ici à l'étude à la manière des
« fourmis,» écrivait Luther '^
XI.
Luther, pensant qu'il pouvait être bientôt chassé
de l'Allemagne, s'occupait de la publication des
actes de la conférence d'Augsbourg. Il voulait que
ces actes demeurassent comme un témoignage de
la lutte entre Rome et lui. 11 voyait l'orage prés
d'éclater, mais il ne le craignait pas. Il attendait
de jour en jour les malédictions de Rome, et il
disposait et ordonnait tout, afin d'être prêt lors-
qu'elles arriveraient. « Ayant retroussé ma robe et
« ceint mes reins, disait-il, je suis prêt à partir
« comme Abraham , sans savoir où j'irai; ou plu-
ie tôt sachant bien où, puisque Dieu est toutes
« parts ^.» Il avait le dessein de laisser derrière
lui une lettre d'adieu. « Aie alors le courage, écri-
« vait-il à Spalatin, de lire la lettre d'un homme
« maudit et excommunié. »
Ses amis étaient remplis pour lui de crainte tt
I Sciiltet. Annal. I, p. 17.
■1 StncUum nosliuni more formiiaium fcrvcr. (l,. Kpp- I,
p. 193.)
'> Quia Dcus uhicpie. (Ibid., p. 188)
J'jO PENSElîS DE DEPART.
(Je sollicitude. Ils le sujDpliaient de se constituer
prisonnier entre les mains de l'Électeur, afin que
ce prince le fît garder sûrement quelque part '.
Ses ennemis ne pouvaient comprendre ce qui
lui donnait tant d'assurance. Un jour, on s'entre-
tenait de lui à la cour de l'évéque de Brandebourg,
et l'on demandait sur quel appui il pouvait se fon-
der. «C'est Erasme, disait-on, c'est Capiton, ce
« sont d'autres hommes savants qui sont sa con-
« fiance. — Non , non , reprit l'évéque , le pape
« s'inquiéterait fort peu de ces gens-là. C'est sur
« l'université de Wittemberg et sur le duc de Saxe
« qu'il se repose » Ainsi les uns et les autres
ignoraient quelle était la forteresse où s'était ré-
fugié le réformateur.
Des pensées de départ traversaient l'esprit de
Luther. Ce n'était pas la crainte des dangers qui
les faisait naître, mais la prévision des obstacles
sans cesse renaissants que trouverait en Allemagne
la libre profession de la vérité. « Si je demeure ici,
« disait-il, la liberté de dire et d'écrire bien des
« choses me sera ravie. Si je pars, j'épancherai li-
« brement les pensées de mon cœur, et j'offrirai
« ma vie à Jésus-Christ ^. »
La France était le pays où Luther espérait pou-
voir annoncer la vérité sans entraves. La liberté
dont jouissaient les docteurs et l'université de
Paris, lui paraissait digne d'envie. Il était d'ailleurs
d'accord avec eux stu- beaucoup de points. Que
1 Ut principi nie in caplivitateai dareni. (L. Epp. 1, p. i^g-)
i Si icro totuiii effiindani et vitam offeiani Cliiisto. (Ibid.,
p. 190.)
ADllL'X A L EGLISE. '^r t
lùt-ii arrivé s'il eût été transporté de AVittemberg
en France ? La réformation s'y fût-elle établie
comme en Allemagne? La puissance de Rome y
eùt-elle été détrônée, et la France, qui était desti-
née à voir les principes hiérarchiques de Rome et
les principes destructifs d'une philosophie irréli-
gieuse se combattre longtemps dans son sein, fùt-
elle devenue un grand foyer de lumière évangé-
lique? Il est inutile de faire à ce sujet de vaines
suppositions ; mais peut-être Luther à Paris eùt-
il changé quelque chose aux destinées de l'Europe
et de la France.
L'âme de Luther était vivement émue. Il prê-
chait souvent dans l'église delà ville, à la place de
Simon Heyens Pontanus, pasteur de Wittemberg,
qui était presque toujours malade. Il crut devoir,
à toute aventure, prendre congé de ce peuple au-
quel il avait si souvent annoncé le salut. « Je suis,
« dit-il un jour en chaire, un prédicateur bien
« peu stable et bien incertain. Que de fois déjà ne
« suis-je pas parti tout à coup sans vous avoir sa-
« lues?.... Si ce cas se représentait encore et que
«je ne dusse pas revenir, recevez ici mes adieux. w
Puis, ayant ajouté quelques autres mots, il finit
en disant avec modération et avec douceur : « Je
« vous avertis, enfin, de ne pas vous laisser épou-
« vanter, si les censures papales se déchaînent sur
« moi avec furie. Ne l'imputez pas au pape, et
« n'en veuillez de mal, ni à lui, ni à quelque
« mortel que ce soit; mais remettez toute la chose
« à Dieu '. »
1 Dco rem conimiUereiit. Lulh. Ei)[). 1 , 191 ;
5^2 ai O MENT CKITJQUE.
Le moment parut enfin arrivé. Le prince fit en-
tendre à Luther qu'il désirait le voir s'éloigner
de Wittemberg. Les volontés de l'Électeur lui
étaient trop sacrées pour qu'il ne s'empressât pas
de s'y conformer. Il fit donc ses préparatifs de
départ, sans trop savoir de quel côté il dirigerait
ses pas. 11 voulut pourtant réunir une dernière
fois ses amis, et il leur prépara, dans ce dessein,
un repas d'adieu. Assis avec eux à la même table,
il jouit encore de leur douce conversation, de
leur tendre et craintive amitié. On lui apporte
une lettre Elle vient de la cour. Il l'ouvre et la
lit; son cœur se serre : elle renferme un nouvel
ordre de départ. Le prince lui demande « pour-
'( quoi il tarde si longtemps à s'éloigner. » Son
âme fut accablée de tristesse. Cependant il reprit
courage, et, relevant la tête, il dit avec fermeté et
avec joie, en portant ses regards sur ceux qui
l'entouraient : « Père et mère m'abandonnent,
« mais le Seigneur me recueille '. » Il fallait par-
tir. Ses amis étaient émus. — - Qu'allait-il devenir?
Si le protecteur de Luther le rejette, qui voudra
le recevoir? Et l'Évangile, et la vérité, et cette
oeuvre admirable tout sans doute va tomber
avec l'illustre témoin. La réformation semble ne
plus tenir qu'à un fil , et au moment où Luther
quittera les murs de Wittemberg, ce fil ne se rom-
pra-t-il pas? Luther et ses amis parlaient peu.
Frappés du coup qui atteignait leur frère, des
1 \ atcr und Muttor verlassen mich , al)er dor Hoir nimmt
niich aiif.
DÉLIVRANCK. 5y3
larmes coulaient de leurs yeux. Mais, quelques
instants après, un second message arrive. Luther
ouvre la lettre, ne doutant point d'y trouver une
sommation nouvelle. Mais, ô main puissante du
Seigneur! pour le moment il est sauvé. Tout a
chansçé d'aspect. « Comme le nouvel envoyé du
« pape espère , lui écrit-on , que tout pourra s'ar-
« ranger au moyen d'un colloque, restez encore^)'
Que cette heure fut importante! et que fût-il ar-
rivé si Luther, toujours empressé à obéir à la vo-
lonté de son prince , eût quitté Wittemberg aussi-
tôt après sa première lettre? Jamais Luther et
l'oeuvre de la réformation ne furent plus bas que
dans ce moment-là. C'en était fait, semblait-il, de
leurs destinées : un instant suffit pour les chan-
ger. Parvenu au plus bas degré de sa carrière, le
docteur de Wittemberg remonta rapidement , et
son influence dès lors ne cessa de croître. L'Eter-
nel commande, selon le langage d'un prophète,
et ses serviteurs descendent aux abîmes et remon-
tent aux cieux.
Spalatin fit appeler Luther à Lichteniberg pour
avoir, d'après les ordres de Frédéric, une entre-
vue avec lui. Ils y parlèrent longtemps de la si-
tuation des choses. « Si les censures de Rome ar-
ec rivent, certainement, dit Luther,je ne demeurerai
« pas à Wittemberg. » — « Gardez-vous, reprit Spa-
« latin , de trop précipiter votre voyage en
« France ^ !....)> Il le quitta en lui disant d'at-
I L. Opp. XV, 824.
X Ne tam cito in Galliam irciu. (L. Epp. I, p. iqS.)
^74 COI UAGF DE LUTHER.
tendre ses avis. « Recommandez seulement mon
<( âme à Christ, disait Luther à ses amis. Je vois
'c que mes adversaires s'affermissent dans le des-
'c sein de me perdre; mais Christ m'affermit en
« même temps dans celui de ne pas leur céder ^ »
Luther publia alors les Actes de la conférence
d Augsbourg. Spalatin lui avait écrit, de la part de
l'Electeur, de ne point le faire; mais il était trop
tard. Le prince, une fois la publication faite, y
donna son approbation : « Grand Dieu! disait Lu-
u ther dans la préface , quel nouveau, quel éton.
« nant crime , que de chercher la lumière et la
«vérité!.... et surtout dans l'Eglise, c'est-à-dire,
«dans le royaume de la vérité.» — «Je t'envoie
« mes Actes, écrivait-il à Link : ils sont plus tran-
« chants que le seigneur légat ne l'a sans doute
« espéré; mais ma plume est prête à enfanter de
« bien plus grandes choses. Je ne sais moi-même
« d'où me viennent ces pensées. .\ mon avis, l'af-
« faire n'est pas même commencée ^, tant il s'en
« faut que les grands de Rome puissent déjà en
« espérer la fin. Je t'enverrai ce que j'ai écrit, afin
« que tu voies si j'ai bien deviné en croyant que
a l'Antéchrist dont parle saint Paul règne main-
« tenant dans la cour de Rome. Je crois pouvoir
« démontrer qu'il est pire aujourd'hui que les
(f Turcs eux-mêmes. «
De partout revenaient à Luther de sinistres ru-
I Firmat Chiistus |)ropositimi non cedendi in nie. (L.
Epp. I, p. 195.)
1 Rc's ista nccdtim Ii;i!)ct inifinm snuni inoo jii.licio. (Ihid ,
MÉCOXTKNTEMEÎVT A ROME. 3'] :^
meurs. Un de ses amis lui écrivit que le nouvel
envoyé de Rome avait reçu l'ordre de se saisir do
lui et de le livrer au pape. Un autre lui rapporta
qu étant en voyage il s'était rencontré quelque
part avec un courtisan , et que la conversation s'é-
tant engagée sur les affaires qui préoccupaient
alors l'Allemagne, celui-cilui avait déclaré avoir
pris l'engagement de remettre Luther entre les
mains du souverain pontife. « Mais plus leur furie
« et leur violence augmentent, écrivait le réfor-
« mateur, moins je tremble'. »
On était à Rome très-mécontent de Cajetan.
Le dépit qu'on éprouvait de voir échouer cette
affaire se porta d'abord sur lui. Les courtisans
romains se crurent en droit de lui reprocher
d'avoir manqué de cette prudence et de cette
finesse qui, à les en croire, devaient être les
premières qualités d'un légat, et de n'avoir pas
su faire plier, dans une occasion si importante,
la roideur de sa théologie scolastique. C'est à lui
qu'est toute la faute , disait-on. Sa lourde pédan-
terie a tout gâté. Pourquoi avoir irrité Luther par
des injures et des menaces, au lieu de le ramener
par la promesse d'un bon évêché, ou même d'un
chapeau de cardinal ^? Ces mercenaires jugeaient
du réformateur d'après eux-mêmes. Cependant
il fallait réparer cette faute. D'un coté, Rome de-
vait se prononcer; de l'autre , elle devait ménager
l'Electeur, qui pouvait lui être très-utile pour le
I Qiio illi mayis fmnint, et vi affectant viam, en minus e;;(>
reripor. (L. Epp. I, p. 191.)
i Sarpi. Concile tle Trente, p. 8.
5^6 BULLE.
choix qu'on allait bientôt éfre ap{3e!é à faire d'un
empereur. Comme il était impossible à des ecclé-
siastiques romains de soupçonner ce qui faisait la
force et le courage de Luther, ils s'imaginaient
que l'Electeur était beaucoup plus impliqué dans
l'affaire qu'il ne l'était réellement. Le pape réso-
lut donc de suivre une autre liojne de conduite.
Il fit publier en Allemagne, par son légat, une
bulle dans laquelle il confirmait la doctrine des
indulgences, précisément dans les points attaqués,
mais où il ne parlait ni de l'Électeur , ni de Lu-
ther, Comme le réformateur avait toujours dit
qu'il se soumettrait à la décision de l'Eglise ro-
maine, le pape pensait qu'il devait maintenant,
ou tenir sa parole , ou se montrer ouvertement
perturbateur de la paix de l'Eglise, et contempteur
du sain t-siége apostolique. Dans l'un et dans l'autre
cas, le pape semblait n'avoir qu'à gagner; mais
on ne gagne rien à s'opposer avec obstination à
la vérité. En vain le pape avait-il menacé de l'ex-r
communication quiconque enseignerait autrement
qu'il ne l'ordonnait; la lumière ne s'arrête pas à
de tels ordres. 11 eût été plus sage de tempérer
par certaines restrictions les prétentions des ven-
deurs d'indulgences. Ce décret de Rome fut donc
une nouvelle faute. En légalisant des erreurs
criantes, il irrita tous les hommes sages, et il
rendit impossible le retour de Luther. «On crut,
« dit un historien catholique, grand ennemi de la
« réformation ' , que cette bulle n'avait été faite
1 Maimbourg, )>. M>.
APPEL A UN CONCILE. ^nn
i< que pour l'intérêt du pape et des quêteurs, qui
« commençaient à ne plus trouver personne qui
« leur voulût rien donner pour ces indulgences. »
Le cardinal de Vio publia le décret à Lintz eu
Autriche , le 1 3 décembre i 5 1 8 ; mais déjà Luther
s'était mis à l'abri de ses atteintes. Le 28 novembre,
il en avait appelé, dans la chapelle du Corps de
Christ à Wittemberg, du pape à un concile géné-
i-al de l'Église. Il prévoyait l'orage qui allait fondre
sur lui; il savait que Dieu seul pouvait le conjurer;
mais ce qu'il était lui-même appelé à faire, il le fil.
Il devait sans doute quitter Wittemberg, ne fut-ce
même qu'à cause de l'Electeur , aussitôt que les
malédictions romaines y seraient arrivées : toute-
fois il ne voulait pas abandonner la Saxe et l'Al-
lemagne sans une éclatante protestation. Il la
rédigea donc , et afin qu'elle fût prête à être ré-
pandue au moment où l'atteindraient les fureurs
de Rome, comme il s'exprime, il la fit imprimer,
sous la condition expresse que le libraire en
déposerait chez lui tous les exemplaires. Mais cet
homme, avide de gain, les vendit presque tous,
tandis que Luther en attendait tranquillement le
dépôt. Luther s'en fâcha ; mais la chose était faite.
Cette protestation hardie se répandit partout. Lu-
ther y déclarait de nouveau qu'il n'avait pas l'iîj-
tention de rien dire contre la sainte Église , ni
contre l'autorité du siège apostolique et du pape
bien conseillé. «Mais, continue-t-il, attendu que le
« pape , qui est le vicaire de Dieu sur la terre, peut,
« comme tout autre homme, errer, pécher, mem-
« tir, et que l'appel à un concile général est le
L 37
57^ APPKL A LX COACILE.
u seul moyen de salut contre des actions injustes
« auxquelles il est impossible de résister , je me
« vois obligé d'y avoir recours \ »
Voilà donc la réformation lancée sur un terrain
nouveau. Ce n'est plus du pape et de ses réso-
lutions qu'on la fait dépendre , c'est d'un concile
universel. Luther s'adresse à toute l'Egalise, et la
voix qui part de la chapelle du Corps de Christ
doit parcourir tous les troupeaux du Seigneur. Ce
n'est pas le courage qui manque au réformateur ;
il en donne une preuve nouvelle. Dieu lui man-
quera-t-il? C'est ce que nous apprendront les pé-
riodes diverses de la réformatiou qui doivent en-
core se dérouler sous nos yeux.
I Losclier, Réf. Act.
FJ> l)L TOMt PREMIER.
TABLE
DES MATIÈRES COATE^UES DANS CE VOLIMF..
PBÉrACE P;ii,'. 1 à 2a.
LIVRE PREMIER.
tTAT DES CHOSKS AVANT l.A R ÉFORMATIOÎf.
Le christianisme. — Deux principes distinctifs. — Forma-
tion de la papautc. — Premiers envahissements. — Influence
de Rome. — Coopération des évèques et des partis. — L'niti-
extérieure de l'Église. — Unité intérieurede l'Église. — Primauté
de saint Pierre. — Patriarcats. — Coopération des princes. —
Influence des barbares. — Rome invoque les Francs. — Puissance
séculière. — Pépin et Charleraagne. — Les décrétales. — Dé-
sordres de Rome. — L'Empereur suzerain du pape. — Hilde-
brand. — Son caractère. — Célibat. — Lutte avec l'Em-
pire.—Emancipation du pape. — Successeurs d'Hildebrand.
— Les croisades. — L Église. — Corruption de la doc-
trine Pag. 24 à .',S.
II.
Grâce. — La foi morte. — Les œuvres. — Unité et dualité.
— Le pélagianisrae. — Le salut aux mains des prêtres. —
Les pénitences. — Flagellations. — Les indulgences. — Mé-
rites surérogatoires. — Le purgatoire. — Taxe. — Jubile.
— La papauté et le christianisme. — État de la chré-
tienté Pag. 49 'ï ^9
3/-
58o TAiiLE DES MATIÈRES.
m.
Religion. — Reliques. — Rires de Pâques. — Mœurs. —
(!onuplion. — Désordres des prêtres. — Désordres des évê-
ques. — Désordres des papes. — Une famille de pape. — Ins.
truction. — Ignoranee. — Cicéroniens Pag. 60 à 73.
IV.
Nature impérissable du christianisme. — Deux lois de Dieu.
— Force apparente de Rome. — Opposition cachée. — Déca-
dence. — Triple opposition. — Rois et peuples. — Transfor-
mation de l'Église. — Le pape jugé en Italie. — Découvertes
des rois et des peuples. — Frédéric le Sage. — Modération et
attente Pag. 74 à 83
V.
Les peuples. — L'Empire. — Préparations providentielles.
Impulsion de la reforme. — Paix. — Tiers état. — Carac-
tère national. — .long du pape. — État de l'Empire. — Op_
position à Rome. — La bourgeoisie. — Suisse. — Valeur. —
Liberté. • Petits cantons. — Italie. — Obstacles à la ré-
forme. — Espagne. — Obstacles. — Portugal. — France.
Préparations. — Espérances trompées. — Pavs-Bas. —
Angleterre. — Ecosse. — Le Nord. — Russie. — Pologne.
— Bohème. — Hongrie Pag. 8/, à 101.
VI.
Théologie romaine. — Restes de vie. — Justification par
la foi_ Témoins de la vérité. — Claude. — Les mystiques.
Les Vaudois. — Valdo. — ^Vicleff. — Hus. — Piédic-
[ion. Le protestantisme avant la réfonnation. — Arnoldi.
Utenheim. ^Martin. — Nouveaux témoins dans l'Église.
Thomas Conecte. — Le cardinal de Ciayii. — Institoris.
Savonarola. — Justification par la foi. — Jean Vitraire.
Jean Laillier. — Jean de Wcsalia. — Jean de Ooch. —
Jean Wessel. — Protestantisme avant la réforme. — Les
frères bohèmes. — Prophétie de Proies. — Prophétie du
Franciscain d'Isenac — Troisième préparation. — Les let-
tres P^?- 102 a 1 2/i.
TABLE DUS MATIERES. 58 I
Vil.
Les lettres — Renaissance Souvenir d'antiquité en Italie.
— Influence des humanistes. — Cliristianisme du Dante. —
Valla. — Incrédulité en Italie. — Philosophie platonicienne.
— Commencement des lettres en Allemagne. — Jeunesse des
écoles. — Imprimerie. — Caractère des let^res en Allemagne.
— Les lettrés et les scolastiques. — Un nouveau monde. —
— Reuchlin. — lleuchlin en Italie. — Ses travaux. — Son
influence en Allemagne. — Mystique. — Lutte avec les Do -
micains Pag. 1 25 à i43.
VIII.
Érasme. — Erasme chanoine. — A Paris. — Son génio. —
•Sa réputation. — Son influence Attaque populaire. — Dis-
<:ours de la folie. — Lazzis. — Les gens d'Église. — Les
saints. — La folie et les papes. — Attaque de la science. —
Principe. — Le Nouveau Testament grec. — Sa profession de
foi. — Ses travaux et son influence. — Ses défauts. — Deux
partis. — : Une réff)rme sans secousses. — Était-elle possible? —
L'Église sans la reforme. — Sa timidité. — Son indécision. —
Érasme se perd auprès de tous Pag. 144 à 162.
IX.
Les nobles. — Divers motifs. — Hutten. — Ligue lettrée.
— Lettres de quelques hommes obscurs. — Leur effet. —
Sentiment de Luther. — Hutten à Bruxelles. — Ses lettres. —
Sickingen. — Guerre. — Sa mort. — Cronberg Hans Sachs.
— Fermentation générale Pag. i63 à 178.
fJVRE n.
IKUNESSF. , CONVERSION ET PREMIERS TRAVAUX DE LUTHER.
148H— l5l7.
I.
Origine (le Luthirr. — ParenLs de Luther. — Sa naissance.
58a TA.BLJ: Di:S MATIÈIIES.
— Pauvreté. — La maison paternelle. — Sévérité. — Pre-
mières connaissances. — L'école de Magdfboiirg. — Misère.
—. Isenac. — La Sunamite. — La maison de Cotta. — Les
arts. — Souvenir de ces temps. — Ses études. — Trébonius.
*— L'université Pag. 179 à 19^'
II.
La scolastique et les classiques. — Sa piété. — Découverte.
— La Bible. — Maladie. — Luther est fait maître es arts. —
Conscience. — Mort d'Alexis. — Le coup de foudre. — Pro-
vidence.— Adieux.-" Entrée au couvent. Pag. 19$ à 2o5.
III.
Irritation de son père. — Pardon. — Travaux serviles. —
Le sac et la cellule. — Courage, — Saint Augustin. — D'Ailiy.
— Occam. — Gerson. — La Bible. — Hébreu et grec. —
Les heures. — Ascétisme. — Angoisses. — Luther pendant
la messe. — Angoisses. — Pratiques inutiles. — Luther éva-
noui Pag. 206 à 2 1 8-
ÏV.
Hommes pieux dans les cloîtres. ^ Staupitz. — Sa piété.
— Sa visite. — Conversations. — La grAce de Christ. — La
repentance. — Puissance du péché. — Douceur de la repen-
tance. — L'élection. — La Providence. — La Bible. — Le
vieux moine. — La rémission des péchés. — Consécration.
— Le dîner. — La Fête-Dieu. — Vocation à Wittem-
berg Pag. 219a 236,
V.
L'université de Wittemberg. — Premiers enseignements. —
Leçons bibliques. — Sensation. — Prédications à Wittemberg.
— La vieille chapelle. — Impression Pag. 287 à 24^.
YI.
Voyage à Rome. — Un couvent du Pô. — Maladie à Bo-
logne.— Souvenirs dans Rome. — Dévotion superstitieuse.—
Profanations du clergé. — Conversations. — Désordres dans
Rome. — Études bibliques. — L'escalier de Pilate. — In-
fluence sur sa foi et sur la réforme — La porte du paradis. —
Confession de Luther Pag. 243 à 257.
TABLE Di;S MATIERtS.
583
Vil.
Retour. — Le doctorat. — Caristadt. —Sermenl de Luther.
— Principe de la réforme. — Courage de Luther. — Premières
vues de réformation. — Les scolastiques. — S|)alatiii. — Af-
faire de Reuchlin Pag. u58 à 270.
VIII.
La foi. — Déclamations populaires. — Enseignement aca-
démique. — Pureté morale de Luther. — Théologie allemande
ou mysticisme. — Le moine Spenlein. —Justification par la
foi. — Luther sur Érasme. — La foi et les œuvres. — Flrasme.
— Nécessilé des œuvres. — Pratique des œuvres
Pag. 270 à 283.
IX.
Premières thèses. — Le vieil homme et la grâce. — Visite
des couvents. — Dresde. — Erfurl. — Tornator. — La paix et
la croix. — Résultats du voyage. — Travaux. — Peste
Pag- 284 à 290.
X.
Rapports de Luther avec l'Électeur.— Luther et l'Électeur.
— Conseils au chapelain. — Le duc George. — Son caractère.
- Luther devant la cour. — Le dîner à la cour. — La soirée
chez Emser Pag. 291 à 298.
XL
Retour à "Witteraberg. — Thèses. — Nature de l'homme. —
Rationalisme. — Demande à Erfurt. — Eck. —Urbain Régius.
— Modestie de Luther Pag. 299 à 3i i .
LIVRE III.
LKS INDULGENCES ET LES THESES.
i5i7 — mai i5i8.
I.
Cortège. — Tezel. — Le discours de Tezel. — Confession. —
i)S\ TABLE l)]iS MATIÈRES.
Quatre grâces. — Vente. — Pénitence publique. — Une lettre
irindulgence. — Exceptions. — Divertissements et débau-
ches Pag. 3 12 à 327.
IL
Le confesseur franciscain. — L'âme du cimetière Le cor-
donnier d'Hagenau. — Les étudiants. — Myconius. — Con-
versation avec Tezel. — Ruse d'un gentilhomme. — Discours
des sages et du peuple. — Un mineur de Schneeberg. ......
Pag. 328 à 337-
III.
Léon X. — Besoins du pape- — Albert. — .Son caractère. —
Ferme des indulgences. — Les Franciscains et les Domini-
rains Pag. 338 à 3^3 .
IV.
Tezel s'approche. — Luther au confessionnal. — Colère de
Tezel. — Luther sans plan. — Une jalousie d'ordre. — Discours
de Luther. — Songe de l'Électeur Pag. 3/14 i 354-
V.
Fêle de tous les saints. — t.es thèses. — Leur force. — Mo-
dération. — Providence. — Lettre à Albert. — Insouciance
des évèques. — Dissémination des thèses.. Pag. 355 à 373.
VI.
Reuchlin. — Érasme. — Flek. — Bibra — L'Empereur.— Le
pape. — Myconius Les moines. — Appréhensions. — Adel-
man. — Un vieux prêtre. — L'evéque. — L'Électeur. — Les
gens d'Eifurt. — Réponse de Luther. — Trouble. — Mobile
<le Luther Pag. 374 à 387.
VII.
Att;iqne de Tezel. — Réponse de Luther.— Bonnes œuvres.
— Luther et Spalatin. — Étude de l'Écriture. — Scheurl et
Luther. — Doutes sur les thèses. — Luther et son peuple. —
Un habit neuf Pag. 388 à 399.
VIII.
Dispute de Francfort . — Thèses de Tezel. — Menaces. —
Opposition de Knipstrow. — Thèses de Luther Inùlees. — Les
TADLli: DES MATIÈRES. 585
moines. — Paix de Lulher. — Thèses de Te/el brûlées. —
Peine de Luther Pai;. Aoo à 412
IX.
visite de révoque. — Piierio. — Système de Rf>me. — Le
dialogue. — Système de la réforme. — Réponse à Prierio. —
La parole. — Le pape et l'Église.— Hochstraten.— Les moines.
— Luther répond — Eck. — L'école. — Les Obélisques. — Sen-
timents de Luthei'. — Les Astérisques. — Rupture
Pag. 4 1 '<, à 43o.
X.
Ecrits populaires. — Notre Père. — Ton règne vienne. — Ta
volonté soit faite. — Notre pain — Sermon sur la repentance.
— L« rémission vient de Christ Pag. 43i à 4^9.
XI.
-Appréhensions de ses amis. — Voyage à Heidelberg. — Bi-
bra. — Le château palatin. — Rupture. - Les paradoxes. —
Dispute. — Les auditeurs. — Bucer. — Brenz. — Snepf. — Con-
versations avec Luther. — Travaux de ces jeunes docteurs. —
Effets sur Luther.— Le vieux professeur. — La vraie lumière.
— Arrivée Pag. 4^9 à 4'^4-
LR^RE IV.
LUTHER DEVANT I,K LÉGAT.
Mai-décembre i5i8.
I.
Repentance. — Le pape. — Léon X. — Luthei- à son évèque.
— Luther au pape. — Luther au vicaire général. — Rovcre à
l'Électeur. — Discours sur l'excommunication. — Influence et
force de Luther Pag. 455 à 4^9-
II.
Diète à Augsbourg. — L'Empeicur au ])ape. — L'Éloctein-
à Rovere — Luther cité à Rome. — Paix de Luther. — Inter-
586 TA.BLE DFS MATIERES.
cession de l'université. — Bref du pape Indignation de Lu-
ther.— Le pape à l'Électeur Pag. /,70 à /{Sa.
III.
L'armurier Schwarzed. — Sa femme. — Philippe. — Son
génie — Ses études. — La Bible. — Appel à Wittemberg. —
Départ et voyage de Mélanchton. — Leipzig. — Mécompte. —
Joie de Luther. — Parallèle. — Révolution dans l'enseigne-
ment. — Étude du grec Pag. 483 à 494.
IV.
Sentiments de Luther et de Staupitz. — Ordre de compa-
raître. — Alarmes et courage. — L'électeur chez le légat. —
Départ pour Augsbourg. — Séjour à Weimar. — Nurem-
berg Pag. 495 à 5o3.
V.
Arrivée à Augsbourg. — De Vio. — Son caractère. — Serra-
Longa. — Conversation préliminaire. — Visite des conseillers,
— -Retour de Serra-Longa. — Le prieur. — Sagesse de Luthe?-.
— Luther et Serra - Longa. — Le sauf-conduit. — Luther à
Mélanchton Pag. 5o4 à 517.
VI.
Première comparution. — Premières paroles. —Conditions
de Rome. — Propositions à rétracter. — Réponse de Luther.
— Il se retire. — Impression des deux parts. — Arrivée de
Staupitz Pag. 5i8 à 5a8.
VIL
Communication au légat. — Seconde comparution. — Dé-
claration de Luther. — Réponse du légat. — Volubilité du
légat. — Demande de Luther Pag. Sag à 535.
VIII.
Troisième comparution. — Trésor des indulgences. — La
foi. — Humble requête. — Réponse du légat. — Réplique de
Luther. — Colère du légat. — Luther sort. — Première dé-
fection Pag. 536 à 543.
IX.
De Vio et Staupitz. — Staupitz et Luther. — Luther à Spa-
T\BLE DKS aiATlÈRES. 587
latin. — Lutlier à Curistadt. — La communion. — Link et de
Vio. — Départ de Staupitz et de Link. — Luther à Cajelan. —
Silence du cardinal. — Adieux de Luther. — Départ. — Appel
au pape Pag. 5/,4 à 558.
X.
Fuite de Luther. — Admiration. — Désir de Luther. — Le
légat à l'Électeur.— L'Électeur au légat.— Prospérité de l'u-
niversité Pag. 559 à 568.
XI.
Pensées de départ.— Adieux à l'Église. — Moment critique.
— Délivrance. — Courage de Luther. — Mécontentement à
Rome. — Bulle. — Appel à un concile. . . . Pag. 569 à 578
UN i>K l.A TABl.F. DES MATIFUF'S
1
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Merle d' Aubigne, J. H.
Histoire de la Reformation ;f^'
du seizième siècle 47200817*^^,.
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